Plan guide pour la transformation de l’ancienne friche industrielle Brazza à Bordeaux |
Dossier réalisé par Karine DANA L’approche de la ville et les politiques urbaines sont directement liées aux modes d’engendrement du bâti, et donc aux manières de construire. Urbaniste du quartier Brazza à Bordeaux, Youssef Tohme revient sur ses intentions urbaines à faible impact qui, dix années plus tôt, peinaient à se faire entendre. |
D’a : En 2012, vous avez été nommé urbaniste pour requalifier la friche industrielle de brazza située sur la rive droite de bordeaux. À l’époque, vous avez eu l’intuition d’un urbanisme évolutif et à faible impact. Comment analysez- vous ce projet aujourd’hui ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet de requalification urbaine, notre objectif était d’initier de nouveaux modes de production de la ville et du logement à l’échelle des 53 hectares du site. Nous avons donc mis à l’œuvre plusieurs raisonnements : l’indépendance du couple enveloppe/programme, afin d’offrir le plus de flexibilité et d’adaptabilité possible, un impact au sol minimum avec des bâtiments sur pilotis, le recours à de la terre végétale et à des plantations pour constituer l’espace public et les sols entre les bâtiments, la création d’une offre de logements très variée en mettant notamment sur le marché une masse critique d’habitats évolutifs – des « volumes capables » qui échappent aux standards et permettent aux habitants d’augmenter leur surface de vie librement –, la possibilité de construire avec des ressources et des artisans locaux, le maintien des activités industrielles existantes. Enfin, nous avons essayé de mener une réflexion sur les systèmes constructifs, là encore à l’échelle de tout le site. Par la combinaison de toutes ces intentions, nous avons en effet posé les bases d’un urbanisme « bas carbone ». À cette époque, les tenants du système de fabrication de la ville – promoteurs, industriels et entreprises – n’étaient pas prêts à autant de ruptures avec le mode d’engendrement couramment mis en œuvre, même si la ville soutenait notre projet. Nous avons en effet préconisé des systèmes constructifs hybrides, bois, béton et pierre, selon la situation, l’exposition et la programmation des bâtiments, avons défendu l’idée que l’économie et l’optimisation de la matière, tout comme le choix des matériaux, passaient nécessairement par un mode de pensée très contextuel devant faire partie intégrante d’une politique urbaine. Ces intentions sont bien sûr toujours d’actualité, et nous résistons beaucoup pour qu’elles le restent. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les choses commencent lentement à aller en ce sens. L’un des derniers permis déposés à Brazza concerne la construction d’une ving- taine de maisons par Françoise N’Thépé et Rodde-Aragües Architectes pour Cardinal, dont l’évolution est assez représentative du changement de condition que nous connaissons de nos jours. En effet, une solution à ossature bois a même été imposée par la Ville alors que, dix années plus tôt, cela n’aurait pas du tout été envisageable. Ce changement de mode constructif permet ici de maîtriser la construction et de sélectionner des entreprises locales.
Toute cette dynamique urbaine favorable à un mode de faire plus circulaire et plus spécifique amène nécessairement une autre manière de considérer les structures et les matériaux ressources. Depuis dix ans que nous travaillons sur le site de Brazza, nous avons lancé beaucoup d’études et essayé de convaincre qu’un tel urbanisme était possible, mais les promoteurs peinent à jouer le jeu car cela échappe à leurs standards de production. Ils travaillent l’architecture de manière très générique et décontextualisée, et sont donc très mal à l’aise avec ce type de propositions qui relèvent du prototype et du sur-mesure. En effet, cela signifie qu’il faut recourir à des assemblages et sortir du mode de production mono-technique et rentable des majors du BTP, qui induit une surconsommation énorme de matière ne nécessitant plus aucun savoir-faire mais juste un « savoir- couler ». Optimiser la matière, assembler des pièces, construire avec des ressources à disposition remet complètement en cause cette chaîne de production. Celle-ci est bien sûr toujours en place aujourd’hui, mais les lobbies industriels n’ont plus le choix de s’y adapter.
Il me semble capital de revenir à des logiques d’assemblage, tant au plan constructif qu’au niveau urbain. C’est le même système de pensée qu’il faut étendre à la production de la ville. Il faut décomposer le projet pour faire entrer diverses compétences, savoir-faire, entreprises, et ainsi construire autrement. Ces dernières sont aujourd’hui chargées de projets et de lots de plus en plus gros, si bien que le travail est mal fait, qu’il n’y a plus aucun plaisir à bâtir et que les constructions n’ont plus de sens. Il faut valoriser ce qu’on construit et autour de ce qu’on construit, hybrider les discours, le mode de construire, et l’aménagement même de la ville au regard de compétences locales très spécifiques et diversifiées.
Qu’il concerne la réglementation portant sur l’impact carbone ou la réglementation incendie, le cadre de production posé bloque les projets. Or, personne ne veut adapter la règle ou les outils aux projets. Et même les camions des pompiers – par leur manque d’ergonomie – déterminent un urbanisme lui aussi très standardisé dans toute la France !
Tout est pensé pour la masse mais pas pour les gens, et pas avec eux. Car la question est là, aujourd’hui. Les citoyens, à raison, veulent entrer dans les circuits de production. On peine donc beaucoup à s’entendre sur une vision commune, sur un projet de société commun, si bien que chacun se protège derrière des réglementations et des contrats d’assurance. C’est pourquoi tout est si appauvri et rigidifié. Il est capital de revenir à un projet de vie et d’habiter commun.
D’a : Comment sortir de cette situation ?
Je pense qu’un changement culturel nous permettra de le faire.
Quand on mesure le travail de sensibilisation qui a été opéré dans le domaine de la grande distribution alimentaire ces dernières années, on comprend bien que la culture fait la différence. Alors qu’aujourd’hui de plus en plus de personnes, quelles que soient leur catégorie sociale et leur situation géographique, veulent savoir ce qu’ils mangent et d’où proviennent les aliments, il est tout à fait possible d’imaginer la même mutation dans le champ de la construction. On connaît le pouvoir de l’habitant sur la faisabilité et l’achat des produits. Il peut être en mesure de faire pression sur un marché.
Les deux extrémités de la chaîne de production constituent donc aujourd’hui les principaux leviers qui nous permettront de sortir de cette situation : la ressource et le consommateur, le client, l’habitant. Et tant que cette prise de conscience dans le secteur de la construction n’aura pas lieu, rien ne changera. Les mauvais produits immobiliers continueront d’être fabriqués en masse, comme de la malbouffe, et généreront des conditions d’habiter désastreuses. Bien habiter devrait être aussi important que bien manger. L’acte de construire ne doit plus répondre à des logiques de production intensive, mais à une approche cultivée et pertinente au sein d’une chaîne de production intégrant tout le monde. Il faut donc que les habitants soient mieux informés, mieux instruits, et que l’on soit transparents par rapport aux modes de production, d’approvisionnement et de construction. Il est intéressant de voir que dans les pays non industrialisés comme le Liban ou nombre de pays d’Afrique, les gens œuvrent en ce sens tout à fait naturellement. On va chercher le maçon du coin, on produit avec ce qu’on a sur place, etc. Il y a beaucoup de leçons à tirer aujourd’hui en observant comment on construit dans ces pays-là.
Je ne pense pas que les promoteurs et les lobbies soient les seuls maillons de la chaîne à être concernés par le mal-construire : c’est toute la chaîne de la ville qui est concernée. Il s’agit d’un équilibre global dans lequel tout le monde est interdépendant et qui concerne absolument tout ce que l’on produit et ce que l’on consomme. Il faut être cohérent. C’est un vrai projet de société à défendre et à mettre en place.
D’a : Il semble que, dans la chaîne de production de la ville, de nouveaux intermédiaires soient aujourd’hui indispensables pour débloquer les projets, qu’il s’agisse d’une ingénierie très spécialisée ou de nouveaux acteurs sur le terrain...
Notre expérience de projet à Marseille avec la Cogedim – suite à un concours gagné en 2019 sur les bases d’un programme mixte mêlant hôtellerie, activités, coworking autour d’un grand espace public en cœur d’îlot ouvert sur la ville –, est à ce titre intéressante. Les promoteurs ont en effet dû missionner un nouvel intermédiaire dans la chaîne du projet, car nous ne voulions pas lâcher nos intentions architecturales et, heureusement, la ville défendait ce projet. Nous travaillons donc avec un expert en construction locale qui a une très bonne connaissance des entreprises de la région, une grande expérience de chantier, mais aussi de l’économie du projet. À un stade très opérationnel, il est chargé de chercher avec nous la faisabilité du projet dans la volonté commune de maintenir nos intentions au regard des partis constructifs, de l’économie, des matériaux, des ressources, etc. Il s’agit donc d’une relation de convergence, dénuée de rapport de force et qui défend l’intelligence du projet. C’est un moyen de travailler efficacement, dans le sens de l’architecture, car cette personne fait le lien entre les promoteurs, la maîtrise d’ouvrage et les architectes, dès lors que nous posons le cadre du projet. C’est un facilitateur, un allié du projet. Cette expérience démontre que si l’on veut que les promoteurs changent et que de nouvelles personnes s’impliquent, il faut tenir et résister.
Je pense qu’il faut bouger plusieurs curseurs en même temps : celui de l’habitant, de l’architecte, du promoteur et des décideurs publics. On a trop tendance à reporter les responsabilités des uns sur les autres. Les architectes sont tout aussi responsables de la situation actuelle. D’une part, ils ne sont pas solidaires entre eux et, d’autre part, ils ne savent pas dire non. Ils acceptent de travailler avec des promoteurs qui « déshabillent » leur projet puis invoquent les vices d’un système, dont ils ont pourtant accepté les conditions, pour se dédouaner et justifier leur abandon. Il faut peut-être aujourd’hui savoir dire stop ! Ce coup d’arrêt doit donc également être porté par les architectes, et non pas uniquement par les habitants.
Ne faudrait-il pas aussi intervenir sur le recrutement des promoteurs afin que leur profil dépasse le management et la finance ? Aujourd’hui, les projets et les groupements sont de plus en plus importants. Les promoteurs sont impliqués à toutes les échelles du territoire, de l’architecture à l’aménagement. À ce titre, ils embauchent en interne des urbanistes et des architectes et verrouillent les projets en imposant leurs bureaux d’études et leur économiste. Mais cela ne change rien car, dans cette position, les maîtres d’œuvre ne peuvent pas modifier la direction des projets. Et l’objectif demeure inchangé : défendre des bilans. Ils ne font alors figure que de caution. Il faut que les dirigeants eux-mêmes évoluent dans leur profil et leur vision pour se demander comment amener une valeur sociale, spatiale et culturelle dans un espace. C’est une question de volonté et d’engagement individuel, et cela concerne toute la chaîne de fabrication de la ville.
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