Perspective du passage Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie avec au sol, le travail de Martin Boyce |
Dossier réalisé par Maryse QUINTON À
l’heure de l’implacable concurrence du e-commerce, les grands magasins sont Ã
un tournant de leur histoire. Ils n’ont désormais d’autre choix que de se
réinventer pour survivre à la tornade digitale. Concrètement, cela se traduit
parfois par des projets architecturalement bien plus intéressants dont il reste
à espérer qu’ils inversent la tendance. Nous avons interrogé Éric Costa, PDG de
Citynove, au sujet de la stratégie de cette foncière qui se distingue par ses
choix audacieux en matière d’architecture. |
Les
acteurs de l’immobilier commercial se sont longtemps reposés sur leurs acquis,
répliquant les mêmes recettes prétendument infaillibles, faisant fi du
contexte. Conséquence directe de l’explosion du commerce en ligne, les modèles
traditionnels des magasins sont mis à rude épreuve et sont contraints de se
poser enfin des questions. Transformer les pratiques, repenser l’acte d’achat,
offrir une expérience aux clients, voilà pour la sémantique marketing. Mais
question architecture, cette tendance plutôt bienvenue invite de nouveaux
architectes à poser un regard neuf sur cette problématique. L’agence DATA
(Léonard Lassagne et Colin Reynier) vient tout juste de livrer une opération
située au 37, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie dans le centre de Paris pour
le compte de Citynove, foncière des Galeries Lafayette. Soit 4 000 m2
libres à transformer en plein cœur du Marais, un quartier emblématique en
matière de gentrification et de spéculation immobilière. Ancienne chocolaterie
Menier, le lieu abritait encore il y a peu le restaurant d’entreprise du
groupe. Après un considérable travail de curage, il est désormais régi par un
système de poutres qui le rend libre de tout poteau. Transparence et flexibilité
ont guidé ce projet qui échappe à la dictature du court terme qui a longtemps
prévalu. Exit le décorum jetable, place à l’architecture pensée en amont. Un
projet agile, contemporain et respectueux du patrimoine sans verser dans l’excès
qui questionne en creux et avec intelligence cette profonde mutation du
commerce physique. Mais aussi une opération menée dans le dialogue et
promptement : permis de construire déposé en juillet 2015 pour une
fin de travaux en mai 2018. Au printemps 2019, l’Italien Eataly – Ã
la fois marché, épicerie et lieu de restauration – investira le 37, rue
Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie pour sa première ouverture française.
D’A : Quel est le rôle de Citynove
au sein du Groupe Galeries Lafayette ?
Citynove est la foncière des Galeries
Lafayette, créée pour séparer l’immobilier de l’exploitation. Le groupe a voulu
professionnaliser son activité immobilière au regard de la taille du patrimoine
dont nous sommes propriétaires (près de 800 000 m2 en France,
en centres-villes), mais aussi des enjeux liés à la transformation qu’impose le
digital aux grands magasins tels que nous les avons connus au XXe siècle.
Des magasins qui étaient pratiques, mais quoi de plus pratique qu’Internet
aujourd’hui ? Pour s’adapter à cette nouvelle donne, il ne s’agit plus de
se contenter de simples réaménagements mais d’engager de vrais projets
architecturaux pour inventer le magasin du XXIe siècle. Et pour
cela, il fallait se doter d’une véritable compétence immobilière. C’est pour cette
raison que Citynove a été créée en 2010.
D’A : Le grand magasin tel qu’on l’a connu serait-il devenu
obsolète ?
À l’heure d’internet, le shopping en
magasin est devenu une activité de loisirs. Il est donc nécessaire de rompre
avec les codes de l’immobilier commercial de la deuxième moitié du XXe siècle,
centrés sur la fonctionnalité, le fait d’être productif, l’aspect pratique.
Aujourd’hui, cela ne suffit plus à donner envie aux clients de se déplacer. Le
centre commercial traditionnel se compose d’un mail central en boucle, avec
autour une juxtaposition de boutiques qu’on appelle des cellules.
Conceptuellement, c’est le même principe qu’une prison : une logique d’enfermement
de la clientèle qui a prévalu pendant très longtemps et avec laquelle nous
voulons rompre. Ce qui signifie concrètement laisser entrer la lumière du jour,
sortir de cette typologie, proposer une topographie commerciale avec des
surfaces et des volumes centrés sur l’humain, l’expérience, le parcours du
client, et non plus centrés sur l’optimisation de la fonctionnalité du bâtiment
uniquement liée aux produits.
D’A :
Nos grands magasins étaient à l’origine des édifices remarquables qui ont subi
les assauts des logiques commerciales…
Absolument, mais ces logiques étaient
alors nécessaires. Des objets autonomes extrêmement spectaculaires au départ se
sont ensuite adaptés à la concurrence de la grande distribution en devenant
isolés de l’extérieur, pratiques et productifs, sans quoi ils n’auraient pas
survécu. Il fallait répondre aux modes de consommation de la deuxième moitié du
XXe siècle. Les grands magasins ont peu à peu perdu de leur
caractère spectaculaire au profit de la fonctionnalité et d’une logique d’enfermement
de la clientèle. Pour rompre avec cette logique, il faut s’ouvrir sur l’extérieur,
laisser entrer la lumière, libérer les flux mais aussi s’étendre dans une
logique urbaine pour aller à la rencontre du client.
D’A : Comment vous adaptez-vous à cette nouvelle
demande ?
Pour Citynove, cela se traduit
concrètement par un choix délibéré sur toutes nos opérations, celui de
travailler avec des architectes qui ne sont pas des spécialistes du commerce.
Bjarke Ingels n’avait jamais fait de commerce avant de travailler avec nous sur
les Champs-Élysées (NDLR : les
futures Galeries Lafayette dans l’ancien Virgin Megastore). Nous
travaillons avec Alain Moatti, Manuelle Gautrand, DATA, Jamie Fobert, Amanda
Levete… Bientôt avec Bruther. Nous choisissons plutôt des architectes qui ont travaillé
sur des lieux à destination culturelle, des équipements publics, pour éviter
ces codes qui ont longtemps régi le commerce et qui ont conduit à répliquer le
même modèle partout. Pour être en rupture avec cette vision industrielle, nous
pensons nécessaire de faire appel à des architectes différents qui peuvent
réintégrer les enjeux d’environnement naturel, social et culturel trop
longtemps délaissés. Les grands magasins doivent produire de la qualité de vie,
être des lieux agréables, d’échanges, de culture et d’histoire, ouverts sur
leur environnement. D’où notre choix d’aller chercher des non-spécialistes du
commerce pour s’inscrire dans un registre plus émotionnel et plus centré sur l’humain
car, de notre point de vue, c’est ce qui fera que le client nous donnera la
préférence.
D’A :
La spécificité du nouveau BHV, de
Lafayette Anticipations ou d’Eataly est de prendre enfin en compte le contexte
urbain, longtemps ignoré par ces grands magasins qui fonctionnaient en
autonomie, sans être en prise avec la ville.
D’A :
Nous avons effectivement repositionné le BHV Marais
en le faisant sortir de ses murs dans une logique de meilleure intégration
urbaine et de dialogue avec son environnement, ce qui n’était pas le cas
auparavant. Nous avons créé un parcours différent en
« déprivatisant » les cours des bâtiments résidentiels en cœur d’îlot,
un parcours à la fois culturel et marchand à l’intérieur de l’îlot pour aller
du BHV – même de l’Hôtel de Ville – en passant par Eataly jusqu’à la
rue du Plâtre où se trouve la fondation Lafayette Anticipations et dont le
rez-de-chaussée est public. On le traverse sans avoir besoin de prendre un
ticket, il est conçu comme un passage public gratuit. Le projet consiste non
pas à cheminer le long des rues bordées de boutiques, mais à se promener à l’intérieur
de l’îlot pour renouer avec le type de déambulation qui préexistait avant que
toutes ces cours ne soient privatisées avec le temps au profit des habitants
des bâtiments en question. Nous les avons libérées de leurs constructions
parasites et rouvertes les unes après les autres.
D’A :
Pourquoi avoir choisi de travailler avec DATA, maîtres d’œuvre d’exécution de
la Fondation Lafayette Anticipations ?
Nous avons été très favorablement
impressionnés par le travail qu’ils ont réalisé pour la Fondation Lafayette
Anticipations aux côtés d’OMA. La lumière est légitimement prise par Rem
Koolhaas compte tenu de son aura internationale ; mais de la conception
jusqu’à la réalisation, le rôle de DATA a été essentiel pour que ce projet
puisse voir le jour. Ils ont fait un travail remarquable pour régler toutes les
difficultés qui, sur le papier, faisaient qu’un projet comme celui de la
fondation était a priori impossible. Ils ont été extrêmement tenaces,
précis, créatifs et professionnels, ce qui nous a convaincus de leur confier la
maîtrise d’ouvrage d’Eataly, ou plutôt du 37, rue
Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, puisqu’à l’époque nous ne connaissions pas
encore l’exploitant.
D’A :
Ils ont ainsi travaillé sur le principe d’un magasin en blanc, sans connaître l’utilisateur ?
Nous ne concevons pas nécessairement
des bâtiments pour un seul preneur. Nous essayons de faire en sorte que le bâtiment puisse avoir différents
utilisateurs possibles. Ici, la logique est la même que pour la Fondation. Nous
préservons le patrimoine parce que c’est notre histoire et l’ADN du
groupe : nous devons être à la hauteur de cet héritage. Nous restaurons
tout ce qui a un intérêt patrimonial tout en lui associant une architecture
résolument contemporaine et audacieuse. Nous avons notamment pu rouvrir les vitrines au rez-de-chaussée. Par des
recherches approfondies, menées avec l’architecte du patrimoine Thierry
Glachant, DATA a pu démontrer qu’à l’époque avait été envisagée la possibilité
d’ouvrir des baies plus larges sur la rue, ce qui a permis à l’ABF d’accepter
notre demande.
D’A :
Vous intégrez également une dimension artistique avec Martin Boyce qui
réinterroge ici la notion d’espace public…
Pour le 37, rue
Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, nous avons travaillé avec l’artiste Martin
Boyce dès la conception pour que cette dimension artistique soit véritablement
intégrée à l’opération. Tout le monde peut accrocher un tableau sur un mur,
mais ce n’est pas très intéressant. Nous préférons valoriser des œuvres
spécifiquement conçues pour un lieu donné. C’est une démarche similaire à celle
de la Fondation qui ne montre que des créations jamais vues ailleurs
auparavant. Cet artiste écossais a travaillé avec DATA et imaginé trois
interventions : le pavage du passage, une verrière et une grille d’entrée.
Ces œuvres s’inscrivent dans la qualité patrimoniale qui contribuera à donner
envie de venir.
D’A :
Par sa flexibilité et sa transparence, le bâtiment échappe aux modèles
commerciaux que nous connaissons…
Nous créons ici un grand volume avec 4 000 m2
de surface sans aucun poteau et avec de grandes ouvertures favorisant la
transparence, c’est un concept commercial sans équivalent dans Paris. D’avoir
pu le faire au cœur du Marais, c’est d’autant plus exceptionnel. Avec ses
grands plateaux libres, cette lumière naturelle généreuse, ces vues superbes,
ce volume immense pourrait recevoir n’importe quel type de commerce. DATA a
fait un formidable travail combinant cette préservation de l’héritage et cette
intégration d’un concept architectural assez radical et inédit. Il est
techniquement très complexe d’acheminer des poutres de 20 mètres de long
dans le Marais. Mais cette opération, comme celle de la Fondation, prouve que
non pas malgré, mais bien grâce au Plan de sauvegarde et de mise en valeur du
quartier, aux règles d’urbanisme, aux ABF et aux autorités concernées, il est
bel et bien possible de faire de l’architecture contemporaine et audacieuse
tout en préservant le patrimoine à Paris, et donc de mener des opérations qui
ne ressemblent à aucunes autres dans le monde, qui combinent le charme de notre
histoire et l’audace d’innover.
D’A :
Comment se prémunir de l’avenir et garantir l’intégrité architecturale du lieu
par le futur exploitant ?
Le groupe Galeries Lafayette possède
la franchise d’Eataly pour la France et va donc être l’exploitant du lieu. Nous
avons ainsi une certaine maîtrise du sujet. Ensuite, Eataly est un concept de
marché couvert qui a culturellement l’habitude de s’imprégner de l’esprit du
lieu investi, pas de le transformer. Ils adaptent leur concept et leur parcours
au lieu (NDLR : un théâtre à Milan, une
ancienne fabrique de liqueurs à Turin ou une ancienne banque à New York)
car c’est ce qui plaît aux clients. C’est donc très rassurant pour l’avenir du
37, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Tout le monde a aujourd’hui compris que
le commerce physique doit être spectaculaire et non plus uniquement pratique,
sans quoi on ne fait pas le poids face à la concurrence d’Internet. Cette
tendance va plutôt dans le sens d’offrir des lieux magnifiés pour et par les
commerçants qui les exploitent.
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