Le hall « arrivées » projeté avec la façade d’origine retrouvée |
Dossier réalisé par Stéphanie SONNETTE Après EuropaCity, le projet controversé de rénovation de la gare du Nord pourrait-il à son tour être abandonné ? En formulant un avis favorable à la délivrance du permis de construire du projet porté par StatioNord le 12 mars dernier, les commissaires enquêteurs ont largement fermé la porte à cette hypothèse. L’épisode Covid-19, au moins parce qu’il vient rajouter quelques mois à un calendrier déjà serré, rebattra-t-il les cartes ? |
Dans la perspective des jeux Olympiques de 2024 et d’une augmentation massive du trafic voyageur, la SNCF a engagé un important projet de rénovation de la gare du Nord, première gare d’Europe par le nombre de voyageurs, par laquelle transitent chaque jour 700 000 personnes via les réseaux grandes lignes – notamment vers Lille, Bruxelles ou Londres –, le Transilien, le RER et le métro. Pour financer l’opération de rénovation de son infrastructure, la SNCF, comme elle l’avait déjà fait gare Montparnasse avec Altarea Cogedim et gare Saint Lazare avec Ségécé-Klépierre, s’est associée à un opérateur privé, Ceetrus, filiale immobilière d’Auchan, avec Eiffage et le cabinet d’architectes Valode & Pistre1. C’est StatioNord, une SEM à opération unique (SEMOP) créée pour l’occasion, contrôlée à 66 % par Ceetrus et 34 % par SNCF Gares & Connexions, qui sera chargée de conduire les travaux et l’exploitation commerciale pendant la durée de la concession (quarante-six ans). Les revenus d’exploitation serviront à financer le projet de rénovation, estimé à 600 millions, ainsi que la commercialisation et la gestion des activités commerciales. L’argument avancé par la SNCF pour justifier ce montage financier qui fait reposer le financement des travaux d’infrastructure sur la création de mètres carrés commerciaux : le projet ne coûtera rien à la société (qui percevra même des revenus des loyers, qu’elle annonce vouloir réinvestir dans les « petites gares »), ni au contribuable.
Revers
Un temps passé inaperçu, sans même que les résultats du concours ne suscitent l’émotion, le projet a connu une médiatisation soudaine dont il se serait sans doute bien passé, à quelques mois des élections municipales. Accusé de transformer l’équipement public de la gare en centre commercial, le projet de StatioNord a été attaqué sur tous ses fronts – infrastructurels, programmatiques, patrimoniaux, urbains, environnementaux –, et est devenu un enjeu politique à l’échelle de la métropole.
Le premier revers est venu de la Commission départementale d’aménagement commercial (CDAC)2 : en rendant un avis défavorable au volet commercial du projet (qui multiplie par cinq le nombre de commerces et restaurants dans la gare), elle estime que cette hausse surdimensionnée des surfaces pourrait « porter atteinte au tissu commercial environnant » et « à la vie urbaine du quartier ». Le projet crée en effet 67 500 m2 nouveaux, dont 22 400 m2 pour des services publics ou d’intérêt collectif, 31 400 m2 de commerces, restaurants, loisirs, culture, sports et 7 700 m2 de bureaux3. La surface de la gare passant ainsi de 75 100 m2 à 136 600 m2. Pour faire rentrer ces programmes dans l’espace déjà contraint de la gare, le projet détruit la halle de Jean-Marie Duthilleul (2001), construit un nouveau terminal « départs » au-dessus de la gare d’échanges souterraine actuelle, surmonté de cinq niveaux d’activités, dont une terrasse végétalisée au dernier.
Ce premier avertissement, passé inaperçu, est suivi d’un second, qui fait plus de bruit. Dans une tribune au journal Le Monde, un collectif d’urbanistes, de sociologues et d’architectes4 ouvre franchement les hostilités : « offense aux usagers des transports », « cadeau au commerce », « erreur urbaine », « inacceptable sur le plan patrimonial ». La charge est sévère. C’est d’abord le rallongement des parcours que générerait le système de séparation entre les flux d’arrivées et de départs des voyageurs grandes lignes, imposé par le cahier des charges de la SNCF, qui est mis en question. Cette solution destinée à fluidifier le trafic conduit en effet à créer un nouveau terminal au premier niveau de la gare qui desservirait les quais bas par des passerelles et des escalators. La halle historique centrale serait quant à elle réservée aux arrivées des grandes lignes. Les signataires de la tribune fustigent également le déséquilibre entre Paris et la métropole que ce énième centre commercial au centre de la capitale ne manquera pas de renforcer, ainsi que l’atteinte au patrimoine. Soulignant que les futures passerelles viendront dénaturer le volume de la halle historique, ils ne semblent pas avoir été sensibles au fait que le nouveau projet redonne à la façade intérieure de la gare toute son intégrité, qui avait été largement entamée par la passerelle de l’Eurostar construite par Jean-Marie Duthilleul.
Revirements
Emboîtant le pas des frondeurs, Jean-Louis Missika, adjoint à l’urbanisme de la Ville de Paris, et Alexandra Cordebard, maire du 10e arrondissement, expriment à leur tour leur défiance envers le projet5. Alors même que le Conseil de Paris avait voté en juillet un avis favorable à la rénovation de la gare, ils critiquent à la fois l’augmentation considérable des surfaces dans ce secteur très dense et des travaux qui risqueraient de ne pas être terminés pour les jeux Olympiques. Arguant que la gare a besoin de davantage de vide, les deux signataires militent pour un projet moins dense et moins complexe, dédié au transport et non aux commerces, et demandent que des améliorations soient apportées au projet.
Mais quelques jours après, la Commission nationale d’aménagement commercial (CNAC), saisie par StatioNord après l’avis défavorable de la CDAC, rend un avis favorable au projet, ouvrant ainsi la voie à la délivrance du permis de construire par Michel Cadot, préfet de Paris et d’Île-de-France6.
En réaction, le collectif de la première heure revient à la charge dans Le Monde du 17 octobre 20197, fustigeant le « bourrage bétonné de mètres carrés rentables », le « modèle banal d’aéroport globalisé » qui sera démodé dans dix ans. « La vraie modernité, la vraie rupture, ce serait le choix inverse : celui de l’espace retrouvé, du vide, de la fluidité, de la simplicité, de la lumière, de la sobriété, de la frugalité même », n’hésitent-ils pas à proclamer, mettant en cause l’incapacité des pouvoirs publics, État, Région, Ville, à financer ce qu’ils considèrent comme un « espace public majeur ».
Conciliation ?
Alors que la rupture semble consommée entre la Ville de Paris et la SNCF, Michel Cadot organise une réunion de conciliation entre Guillaume Pepy, PDG de la SNCF, et Jean-Louis Missika, à l’issue de laquelle les parties semblent d’accord pour revoir le projet, sans remettre en cause l’appel d’offres remporté par Ceetrus. Hasard du calendrier, le 7 novembre 2019, le gouvernement officialise l’abandon d’un autre méga-projet porté par Ceetrus : EuropaCity.
Dans cette perspective, Anne Hidalgo, maire de Paris, missionne quatre experts « conciliateurs8 » qui n’auront que quelques semaines pour proposer des « pistes d’amélioration » du projet. Leur rapport, à charge, qui conclut à la nécessité de revoir en profondeur le projet (voir l’entretien avec Jean-Louis Subileau, p. xx), est versé à l’enquête publique.
Couperet
Les commissaires enquêteurs seront peu sensibles à leurs arguments. Le 12 mars 2020, quelques jours avant le confinement, ils formulent un avis favorable à la délivrance du permis de construire, estimant que la transformation de la gare du Nord est « indispensable pour lui permettre de faire face aux enjeux d’augmentation du nombre de voyageurs et ainsi la faire apparaître comme une gare moderne pour accueillir les participants et visiteurs lors des prochains événements sportifs internationaux de 2023 et 2024 ». S’ils reconnaissent que des compléments sont nécessaires à l’insertion urbaine du projet et au traitement des voyageurs du quotidien, ils récusent la proposition de réduire la surface commerciale : « Cela reviendrait à modifier le permis de construire et à remettre en cause l’ensemble des avis favorables obtenus sur le projet. » Concernant les aspects environnementaux, ils estiment que « la création d’une terrasse plantée d’arbres et d’espaces verts est un point positif du projet », le jugeant « globalement vertueux sur le plan du développement durable ».
Depuis, tout est à l’arrêt et rien ne permet, à l’heure où nous écrivons ces lignes, de savoir si le préfet ira ou non dans le sens de la CNAC. Avant le confinement, la machine était lancée, les contraintes semblaient indépassables. La crise sanitaire a montré que tout était dépassable, ou au moins reportable ou discutable, même les jeux Olympiques, Tokyo en a fait les frais. Contrairement à d’autres projets récents qui sont parvenus à mobiliser des associations, des citoyens, des riverains, celui-ci semble peiner à dépasser la querelle d’experts et le jeu politicien préélectoral. Sans mobilisation citoyenne audible, ou sans revirement de l’État (le second étant souvent la conséquence de la première), les opposants au projet auront du mal à faire entendre leur voix. Mais l’État a-t-il la possibilité morale et économique, après l’abandon d’EuropaCity, de dire non une deuxième fois à Ceetrus ?
Au-delà des débats sur le nombre de mètres carrés de commerces supplémentaires ou les passerelles qui défigureraient la halle historique, la crise pourrait fournir l’opportunité de requestionner l’action publique et son financement : si la rénovation de la gare du Nord est bien un projet d’intérêt général, au service des usagers des transports, pourquoi l’État, la Région, la Métropole, la SNCF, la RATP, ne le financeraient-ils pas eux-mêmes ?
1. À l’issue d’un appel d’offres lancé en juin 2017, cinq candidats ont remis leurs offres le 5 janvier 2018. Trois ont été sélectionnés pour la phase finale : Immochan avec Valode & Pistre Architectes et Eiffage Construction ; Altarea Cogedim avec Dietmar Feichtinger Architectes et Besix ; Apsys avec Wilmotte & Associés Architectes, Vinci Construction, la SemPariSeine et la Caisse des dépôts (voir le concours dans le n° 278 de d’a, mars 2020).
2. L’ouverture d’une surface de vente supérieure à 1 000 m2 nécessite l’obtention préalable d’une autorisation administrative délivrée par la Commission départementale d’aménagement commercial (CDAC). Un avis défavorable empêche la délivrance du permis de construire. Un recours peut être effectué auprès de la Commission nationale d’aménagement commercial (CNAC).
3. Avis et propositions concernant le projet Gare du Nord, rapport remis à Madame la Maire de Paris, 19 décembre 2019, p. 5.
4. « Le projet de transformation de la gare du Nord est inacceptable », tribune, Le Monde du 3 septembre 2019. Signataires : Marc Barani (architecte, Grand Prix national de l’architecture 2013), Barry Bergdoll (historien de l’art et de l’architecture, Columbia University et musée d’Art moderne de New York), Patrick Bouchain (architecte, Grand Prix de l’urbanisme 2019), Karen Bowie (historienne de l’architecture), Roland Castro (architecte), Jean-Louis Cohen (historien de l’architecture et de l’urbanisme, professeur invité au Collège de France), Bruno Fortier (architecte et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2002), Michael Kiene (historien de l’architecture, université de Cologne), François Loyer (historien de l’art et de l’architecture), Jacques Lucan (architecte, historien, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne), Ariella Masboungi (architecte et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2016), Jean Nouvel (architecte, Praemium Imperiale 2001, Pritzker 2008), Dominique Perrault (architecte, Praemium Imperiale 2015), Philippe Prost (architecte, Andrew Saint, historien de l’architecture, professeur émérite à l’université de Cambridge et à l’University College de Londres), Nathan Starkman (ingénieur et urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 1999), Jean-Louis Subileau (urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2001), Laurent Théry (économiste, urbaniste, Grand Prix de l’urbanisme 2010), Pierre Veltz (ingénieur, sociologue, Grand Prix de l’urbanisme 2017).
5. « Il faut revoir le projet de la gare du Nord », tribune, Le Monde du 1er octobre 2019, Jean-Louis Missika, Alexandra Cordebard.
6. Dans ce projet, l’État, propriétaire du site, délivre le permis de construire. La Ville de Paris n’a qu’un avis consultatif.
7. « La gare du Nord mérite le meilleur. Mais où est le meilleur ? », tribune, Le Monde du 17 octobre 2019.
8. Jean-Louis Subileau, urbaniste-aménageur, Grand prix de l’urbanisme 2001, Pierre Veltz, ingénieur, sociologue et économiste, Grand Prix de l’urbanisme 2017, tous deux signataires des tribunes. Anne Mie Depuydt de l’agence uapS et Caroline Poulain de l’AUC complètent l’équipe.
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