Figures contemporaines de l'archaïsme

Rédigé par Jacques LUCAN
Publié le 01/10/2018

Maisons trulli à Alberobello, Pouilles, Italie

Dossier réalisé par Jacques LUCAN
Dossier publié dans le d'A n°266

Le début du XXIème  siècle est caractérisé par une conjonction entre, d’une part, le développement des moyens les plus sophistiqués de description et de conception de l’architecture – les moyens paramétriques – et, d’autre part, une fascination, une empathie pour des formes que des architectes qualifient eux-mêmes d’archaïques ou de primitives. Pourquoi ce retour vers des formes que d’aucuns appellent encore originaires, archétypales, primordiales, populaires ou vernaculaires?

Au cours du XXe siècle, l’intérêt pour les architectures primitives et l’intérêt pour les architectures vernaculaires étaient parallèles. Une réflexion à caractère souvent anthropologique a tenu une place importante : ou bien pour comprendre les changements qui avaient lieu dans les modes de vie et d’habiter mais aussi dans l’aspect architectural des constructions banales ; ou bien pour critiquer ces mêmes changements et tenter de retrouver une assise perdue.

 

La déterritorialisation de l’architecture :

 

Dans le premier cas, on est confronté à une manifestation d’une sorte de nostalgie pour un temps où tout semblait s’accorder. De ce point de vue, l’analyse à laquelle procède Le Corbusier à propos de la maison bretonne, dans le recueil Almanach d’architecture moderne paru en 1926, est éloquent : « Cette maison bretonne a mis des siècles pour en arriver là, et pendant des siècles n’a plus bougé ; c’est un type. La pierre est sortie du sol, le chaume fut cueilli sur les champs. » Il décrit ensuite les changements dont elle est l’objet avec l’adoption de la toiture d’ardoise : « Le chemin de fer a apporté l’ardoise ; le chaume fut remplacé. » La faute au chemin de fer donc, c’est-à-dire la faute à la déterritorialisation industrielle. Et la maison bretonne n’est plus la maison bretonne traditionnelle, un nouveau « standart » s’est établi. Ce constat mène à une lucidité équivalente, mais relative au temps présent : « Le standart est une œuvre de perfection. Le chemin de fer a relié la campagne à la grande ville. Le perfectionnement vient de la grande ville. Le standart s’établit aujourd’hui dans la grande ville. » Ce dont les propos de Le Corbusier témoignent est la conscience d’un changement d’époque, une conscience de toute évidence teintée de nostalgie, nostalgie d’un temps où tout s’accordait, nostalgie d’un temps organique pourraient dire certains. Cette conscience est celle de devoir recourir et maîtriser des moyens qui sont ceux de ce que Le Corbusier lui-même appelle « la civilisation machiniste (qui) cherche et trouvera son expression architecturale3 ». Et il faut maintenant construire en série, soit inventer ce qui deviendra un nouveau vernaculaire qui s’accorde à la société industrielle. Une leçon pour aujourd’hui, temps de la globalisation ?

 

En deçà et au-delà de l’architecture moderne :

 

Pour illustrer le second cas qui regarde, lui, plus directement une critique des changements qui sont advenus avec la « civilisation machiniste », je peux prendre l’exemple du fameux livre de Bernard Rudofsky, Architecture Without Architects, publié en 1964, à l’occasion de l’exposition du même nom au musée d’Art moderne de New York. Notons que cette publication s’inscrit dans un moment de remise en cause des principes de l’architecture moderne. En effet, deux ans plus tard, en 1966, le même musée d’Art moderne de New York publie le livre de Robert Venturi, Complexity and Contradiction in Architecture, et, la même année, en Italie cette fois, paraissent L’Architettura della  città d’Aldo Rossi et Il territorio dell’architettura de Vittorio Gregotti. Architecture  Without  Architects recense un grand nombre d’exemples très divers d’architectures que l’on peut appeler primitives, populaires aussi bien que vernaculaires. Ces exemples, pour la plupart, se rapportent à un temps préindustriel. L’objectif implicite de Bernard Rudofsky est de montrer que tous ces habitats étaient réalisés sans architectes et correspondaient à des modes de vie ancrés dans un territoire géographique dont ils exploitaient les ressources. Le sous-entendu est que la société industrielle, qui avait signifié le déracinement de populations, n’a pas été capable de produire des habitats de cette qualité d’ancrage. L’intérêt est donc anthropologique, et il est alors partagé par divers protagonistes, notamment, par exemple, Aldo van Eyck qui, vers la même époque, visite le pays Dogon et les villages Pueblos de l’Arizona, mettant en évidence les relations entre mode de vie et spatialité. Dans la même optique, en 1962, le Syndicat national des architectes du Portugal, qui faisait partie des institutions où se réfugiait la réflexion au temps de la dictature de Salazar, publie les résultats d’un grand travail sur l’architecture traditionnelle du Portugal : Arquitectura popular em Portugal, ouvrage en deux volumes, une mine de connaissances sur une multiplicité de bâtiments et d’établissements agricoles ou urbains vernaculaires. Parmi les contributeurs, c’est-à-dire les architectes qui avaient participé aux relevés des constructions, on trouve Fernando Távora. De toutes ces constructions, on comprend qu’elles sont liées à un environnement agricole et des cultures spécifiques, à un territoire qui fournit les matériaux, ici le granit, à des modes de vie ancestraux, etc. Quand on découvre ces extraordinaires objets architecturaux, on comprend qu’ils aient intéressé et fasciné le trio que formeront Távora et Alvaro Siza avec Eduardo Souto de Moura. Ce qui est en jeu est aussi une nouvelle recherche d’identité, ce que quelqu’un comme  Kenneth  Frampton appellera quelques années plus tard « régionalisme critique », qui ne refuse pas les « apports » (ou « acquis ») de l’architecture moderne, mais qui les réinterprète et les ancre dans une situation régionale ou locale qui lui fournit des « matériaux ».

 

La relève du tourisme :


 Inutile de dire que l’attention portée aux architectures vernaculaires peut avoir d’autres buts. Ainsi, pour revenir à Architecture  Without  Architects, l’exemple de l’architecture de la région des Pouilles, en Italie du Sud, est révélateur. L’habitat ancestral, omniprésent dans toute la région, est fait de trulli, entités individuelles dispersées ou groupées en villages, qui abritaient humains et bêtes. Tous les trulli ont la même forme générale, sont construits de la même manière, ont tous des dimensions quasiment « standart » : on peut dire que le trullo est un type.

 Bernard Rudofsky disait de cette « maison archaïque », qu’« en dépit de nombreuses invasions, le type a survécu quasiment sans changement depuis le deuxième millénaire avant Jésus-Christ » et qu’« il offre encore un bon habitat4 ». Un bon habitat certes, mais plus pour les mêmes populations. Aujourd’hui, les autochtones ont abandonné les trulli, qui offraient des conditions de salubrité pour le moins douteuses et d’« un autre temps ». Ils ont été quelquefois remplacés par des allogènes, le plus souvent propriétaires de résidences secondaires frappées

de pittoresque, ou par des structures hôtelières plutôt luxueuses qui offrent un habitat idéal pour une expérience touristique archaïque. Relativement aux habitats vernaculaires rendus confortables, la relève touristique ne cesse donc de se développer. Les voyagistes ne proposent-ils pas de vivre le temps d’un séjour de vacances dans des grottes, des cabanes, des tipis, des yourtes, des igloos ? Autant de propositions qui voudraient nous faire revenir à un habitat « authentique », mais dont les autochtones se sont eux-mêmes détournés.

 

Revenir en arrière pour aller de l’avant :


La question de l’archaïsme ne peut se borner à ce que j’ai évoqué jusqu’ici. Pour élargir la question, je fais un détour par la peinture. On a souvent mentionné le fait que Pablo

 Picasso a visité au Louvre, en 1906, l’exposition d’art ibérique, suite aux fouilles effectuées à Osuna et à Cerro-de-los-Santos, exposition de sculptures primitives (ou archaïques). On a aussi mentionné l’importance qu’a eue, pour lui, la connaissance de ce que l’on appelait alors communément « l’art nègre ». Mais, pour Picasso, l’intérêt pour le primitif n’est pas ethnographique ; il ne regarde pas la dimension rituelle, mythique ou symbolique ; il n’y voit pas un moment originaire de l’histoire de la sculpture. Son intérêt est tourné vers la dimension formelle ; il prête attention au jeu des éléments assemblés souvent brutalement, éléments qui sont des signes en rapport analogique à la réalité. DanielHenry  Kahnweiler, marchand et collectionneur entre autres d’œuvres de Picasso, dira en 1948 que celui-ci se détournait alors de l’imitation, « ayant découvert le vrai caractère de la peinture et de la sculpture qui sont des écritures. […] Cette évidence, reconnue, libère du coup les arts plastiques de toutes les servitudes des styles illusionnistes5 ». L’intérêt de Picasso pour le primitif (ou l’archaïque) représente donc une libération, une impulsion pour de nouveaux développements de son art. Ce qui est en jeu n’est pas une imitation iconographique ; c’est est un travail syntaxique, c’est-à-dire un travail qui se préoccupe des relations formelles entretenues par les éléments qui constituent l’œuvre picturale ou sculpturale elle-même. Ce que je décris ici, quelqu’un comme le fameux historien de l’art Erwin Panofsky l’avait déjà souligné plus généralement : « Lorsque l’approfondissement de certains problèmes artistiques atteint un degré tel qu’il s’engagerait désormais dans une impasse s’il continuait à partir toujours des mêmes présupposés, il se produit en général de grandes réactions, ou, mieux, de grands retours en arrière ; ce renversement […] permet, grâce à l’abandon des acquis du présent au profit du retour à des formes de représentation en apparence plus “primitives”, d’utiliser à la construction d’un nouvel édifice les matériaux provenant de la démolition de l’ancien6. » Ce mouvement de retour en arrière pour aller de l’avant procède à une sorte d’oubli ou de mise à l’écart volontaire des développements récents, soit aussi une mise à l’écart de la culture.


Oublier la culture :

 

L’attirance contemporaine pour l’archaïsme s’inscrit-elle dans le même mouvement de retrait ? Je ferai ici l’hypothèse que les protagonistes d’une approche de l’architecture que j’appelle phénoménologique s’inscrivent dans ce mouvement7. Précisément, que nous dit Maurice Merleau-Ponty de l’approche phénoménologique ? Il nous dit qu’il faut regarder le monde qui est là, « revenir aux choses mêmes, […] revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours8 ». D’où la question posée : « comment peut-on revenir de cette perception façonnée par la culture à la “perception brute” ou “sauvage”9 ? » La phénoménologie est donc, dit-il encore, « la volonté de revenir au vécu », « une exploration rigoureuse du vécu10 ». L’approche phénoménologique privilégie les sensations qui peuvent être immédiatement éprouvées, au contraire d’une approche intellectuelle ou culturelle qui interroge l’intelligibilité de l’architecture au regard de son histoire et de ses développements les plus récents. Dans cette optique, plusieurs protagonistes ont emprunté cette voie, parmi lesquels, dans le peloton de tête, Peter Zumthor, Herzog & de Meuron, Jonathan Sergison et Stephen Bates, Valerio Olgiati, Sanaa. Que veut Zumthor ? Il veut « mettre au jour l’essence même du matériau, qui est libre de toute signification héritée d’une culture11 ». Sergison et Bates, quant à eux, veulent renouer avec « un savoir ancien et élémentaire […], qui existe encore au-delà d’une signification culturelle12 ». Herzog & de Meuron, en parlant du stade olympique de Pékin, nous disent : « D’une certaine façon, l’architecture est un médium très archaïque car elle nous implique physiquement tout entier sans nous laisser la moindre distance13. » La distance serait bien sûr celle de l’histoire et de la culture. À partir de là, nous pourrions regarder un grand nombre de projets contemporains, qui cherchent à exalter des sensations immédiates et premières, qui nous proposent souvent comme un face-à-face avec les matières mises en œuvre, matières naturelles ou artificielles, mais toujours dans le but d’en découvrir des qualités jusque-là non perçues. Tout ce travail a renouvelé et enrichi notre capacité de percevoir. D’autre part, des projets adoptent souvent des figures irrégulières, maladroites, « mal taillées », comme si l’architecte avait oublié ses connaissances en matière de géométrie, oubli qui rend ces polyèdres irréguliers proprement indescriptibles. Les formes sont alors singulières et peuvent difficilement être comparées les unes aux autres, et ne peuvent s’inscrire dans une filiation culturelle. En dernière instance, la forme devient icône. Ce phénomène contemporain est indéniable. Une icône cherche l’originalité absolue : idéalement, elle ne ressemble à rien, ne se réfère à rien, et elle cherche le spectaculaire. Souvent, la production de ces événements architecturaux spectaculaires réside dans un paradoxe. Dans le même temps où un architecte nous fait part de son empathie pour le primitif ou l’archaïque, il utilisera des moyens constructifs excessivement sophistiqués (et coûteux). De ce point de vue, le cas Junya Ishigami est exemplaire. L’exposition récente à la Fondation Cartier a reçu un grand succès auprès d’un public éclairé et auprès des architectes en particulier. La présentation de l’exposition faite par la Fondation Cartier elle-même nous précise : « Véritable ode à la liberté, l’exposition “Freeing Architecture”  démontre l’étonnante capacité de Junya Ishigami à penser sa pratique hors des limites du savoir-faire et de la pensée architecturale. » Hors des limites du savoirfaire et de la pensée architecturale, c’està-dire hors de la culture, vers un nouvel archaïsme dont Sou Fujimoto, de son côté, est aussi un adepte.


Interroger l’archaïsme :

 

Aux alentours de 2010, Rem Koolhaas, concepteur s’il en fut d’icônes spectaculaires – pensons ne serait-ce qu’à la Casa da Música de Porto et à la CCTV à  Pékin –, commence à dire qu’il faut en finir avec la production d’icônes. En 2007, par exemple, il se confie ainsi : « Je suis réellement écœuré par l’actuelle surproduction d’icônes, au détriment de toutes les autres potentialités. […] Nous avons à trouver une voie, à défaut d’un retrait total, pour réinventer une architecture plausible15. » En 2014, à la Biennale de Venise, dont il est le commissaire général, Koolhaas propose donc d’en revenir aux « Fondamentaux (Fundamentals) » avec, dans le Pavillon central, une exposition sur les éléments de l’architecture contemporaine : « the floor,  the wall, the ceiling, the roof, the door, the window, the façade, the balcony, the corridor, the fireplace, the toilet, the stair, the escalator, the  elevator, the ramp ». Tous ces éléments sont dotés d’une histoire, et il s’agit d’en comprendre les développements modernes. Koolhaas ne propose ainsi rien moins qu’un retour à la culture. En avant du pavillon central, au bord de l’allée qui y mène, Koolhaas célèbre un centenaire. Il fait construire une maquette à échelle grandeur de ce qu’il regarde comme le paradigme de l’architecture moderne : « l’ossature Dom-Ino », que Le Corbusier avait conçue cent ans plus tôt, en 1914.« L’ossature Dom-Ino » est comme la cabane primitive de l’architecture moderne, donc un type archaïque qui ouvrit des possibles, et est toujours ouvert aux possibles. Le type n’est pas tant à reproduire et imiter, qu’à être de nouveau interrogé pour trouver des voies actuelles de conception de l’architecture. Une raison supplémentaire de ne pas être obnubilé par des figures originaires, ni par des formes archétypales, anhistoriques, essentielles ou primordiales. Il y a toujours nécessité de retour en arrière, et désir de repartir de zéro – mais c’est toujours selon un regard réflexif. J’emprunte ici une nouvelle fois au philosophe Mikel Dufrenne des mots de conclusion : « J’ai souvent suggéré – ditil – que l’expérience esthétique la plus authentique était une expérience sauvage qui, pour se vouer à l’objet, pour se laisser surprendre et fasciner par lui, comme par l’insolite, pour jouir de lui, devait se libérer des habitudes, des préjugés et des normes que lui impose la culture. Donc, se déculturer ? oui, mais peut-être n’est-ce pas si aisé : n’est pas naïf qui veut ; cette spontanéité, cette fraîcheur du regard ou de l’audition, il faut les conquérir, et peutêtre à force de culture : il faut beaucoup de culture pour se délivrer de la culture, et peut-être ne peut-on s’en délivrer un moment qu’après en avoir exploité les ressources ».


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