Bureaux de Huckletree, Studio RHE |
Dossier réalisé par Karine DANA Depuis une vingtaine d’années, la notion de
temps de travail a considérablement changé, de plus en plus désolidarisée de l’idée
d’attachement spatial dans l’entreprise. Professeur de sociologie à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne,
Thierry Pillon revient sur ces évolutions et sur ce qui caractérise notre temps
de travail, au regard des nombreuses discontinuités et superpositions de
rythmes qui sont aujourd’hui imposées. |
D’A : Comment la relation au temps de
travail a-t-elle évolué ces dernières décennies et que cela signifie-t-il ?
Durant la période industrielle et au début du XXe siècle, la présence des individus entre les murs de la société caractérise la relation au temps dans l’entreprise. Une présence mesurée par des horloges, des pointeuses… Or, cette acceptation d’une discipline du temps et de l’espace a été très difficile à imposer. Anciens ouvriers ruraux, les travailleurs des fabriques gardaient en effet souvent un pied dans leur activité première. Mais pour assurer la continuité de la production, il est très difficile d’avoir un nombre de salariés variable. Il a donc fallu imposer une rigueur du temps. Cette notion est allée de pair avec la salarisation, qui a également présenté beaucoup de résistance, car ressentie par les ouvriers comme un processus de subordination et de perte d’autonomie. La norme spatiotemporelle commune qui repose sur une forme de coïncidence entre un espace et un temps de travail est donc relativement récente. Elle s’est stabilisée au début du XXe siècle, quand commencent à apparaître des méthodes de travail qui sollicitent la mesure du temps – comme le taylorisme – ou qui relèvent de la mécanisation du travail administratif, nécessitant machines et écrire et à calculer. Cette réalité contribue à imposer la figure de la mesure du temps. Après la Seconde Guerre mondiale, le processus de salarisation étant enclenché, la coïncidence entre espace et temps de travail est totale.
D’A : Qu’est-ce
qui caractérise la notion de temps de travail contemporain ?
Étant
donné la complexité que recouvre aujourd’hui la question du temps de travail,
je pense que cette question est à analyser non pas au regard des seuls horaires
mais de la durée et du rythme. Cette double approche permet de poser la question
de la qualité des activités. La caractéristique du travail tel qu’il se réalise
dans le secteur tertiaire est sa discontinuité. Des phases d’accélération, de
dispersion, de déconcentration posent frontalement la question de la nature de
ce rythme, de plus en plus haché, pollué par des activités parallèles ou écran
qui empêchent l’individu de réaliser ses activités principales. Ce constat met
en exergue la différence entre la synchronisation – traiter dans une même
séquence un ensemble d’activités – et la temporisation, qui suppose d’isoler
une activité particulière sur un ensemble d’événements. Or, les activités
écran, dont la messagerie fait partie, détournent de la temporalisation au
profit de la synchronisation qui pousse à traiter beaucoup d’autres choses en
même temps que la tâche principale. Ce phénomène de management de l’information
crée une pression temporelle qui empêche l’accomplissement des objectifs prévus
et impératifs, et conduit à un sentiment de perte de contrôle.
Cette caractéristique
du rythme de travail contemporain, constitué de nombreuses superpositions, a
des conséquences sur la perméabilité spatiale. Dans une organisation en flex office,
par exemple, un individu peut avoir plusieurs bureaux et travaille également
chez lui. Le télétravail étant le plus souvent associé aux organisations en flex.
Il peut également s’agir de perméabilité temporelle si le salarié termine sa
tâche en dehors du temps imparti, ou de perméabilité psychologique s’il se sent
débordé du fait des incessantes disruptions.
D’A : Les
organisations en flex office favorisent-elles cet éclatement ?
Il est
aujourd’hui difficile d’avoir un point de vue objectif sur cette question car
il n’y a pas d’études sociologiques fiables sur les effets des organisations en
flex. Seuls les points de vue des opérateurs, entreprises, aménageurs, cabinets
de space planning ressortent. Il faut
comprendre que le flex est un espace en flux. Il est une manière de gérer au
plus juste et au plus économique les espaces à utiliser et les mètres carrés au
regard de l’utilisation effective des lieux. Un exemple : au sein de l’entreprise
BETC, installée dans les anciens magasins généraux de Pantin, quand il s’agit de
retrouver un collaborateur pour travailler avec lui, il faut l’identifier sur
son téléphone portable. L’espace physique a donc été doublé d’un espace
virtuel. On passe donc un certain temps à rejoindre cet individu pour passer
avec lui un temps de travail purement fonctionnel. On rejoint alors un autre
groupe de personnes pour travailler et, là encore, à des fins purement opérationnelles.
Ce quotidien pose la question de la nature de ce temps-là . En effet, le temps
passé de manière informelle semble disparaître alors que, paradoxalement, l’espace
est conçu pour favoriser les usages informels. Il n’est pas certain que la mise
en flux du personnel dans un espace qui offre des potentialités multiples – du
pouf à la cabine téléphonique – ne favorise pas une forme d’intensification
du travail. Cette hypothèse serait à vérifier. Cette interrogation pose le
problème de la mesure du temps. Où commence et où finit le temps de travail,
puisque le lieu physique n’est plus le critère de la mesure et qu’il devient
secondaire par rapport à l’importance des rythmes ? Il est donc très
difficile de mesurer ce temps de travail, surtout si cette mesure ne tient pas
compte des activités écran. Le temps de synchronisation passé pour identifier
la personne avec qui l’on doit travailler peut-il être pris en compte ? Quand
on ramène cette variable à chaque individu de l’entreprise, la question de la
prise en compte du rapport entre le temps et l’espace devient très complexe.
Une mesure qui dépendait auparavant de l’horaire devrait aujourd’hui sans doute
passer par l’intensité de l’usage du temps et de l’espace. Le vécu des
temporalités devrait être pris en compte.
D’A : À travers les
aménagements, il se produit une sorte de brouillage stratégique pour prolonger
et augmenter les perméabilités et dissoudre l’idée de temps de travail…
Oui,
tout à fait ! Depuis le début du XXe siècle, l’espace de
travail tertiaire est indissociable d’un discours sur l’espace. Et il y a
derrière cela une idéologie construite par les aménageurs, les fabricants de
mobilier, etc. Ce système de pensée, qui repose notamment sur les possibilités
de l’informatique embarquée, la dématérialisation de l’espace de travail, et
favorise la continuité et les allers-retours entre travail et jeu, besogne et
repos, nous explique que le bureau est un lieu de vie. Une des traductions
matérielles de ce discours repose notamment sur l’introduction d’une esthétique
du logement, du repos. On construit un propos selon lequel le temps de travail
n’a plus lieu d’être, que ce n’est pas là que ça se passe mais à l’intérieur de
l’ordinateur. L’espace de travail réel est aujourd’hui réglé par des exigences
gestionnaires et comptables qui obéissent aux délais suivant lesquels un projet
doit être rendu. La question n’est donc plus de savoir quel est le temps passé par
le salarié, mais quel est le temps du projet. Le temps et l’objectif sont
confondus. Il n’y a plus de coïncidence entre un challenge, une tâche, une
plage horaire. L’espace lui-même n’a plus à assumer cette traduction-là . Il raconte
uniquement l’idée de flux, de mouvement, de décor. Et ce que les aménageurs
appellent « participation des usagers à leur espace » ne concerne que
le choix d’une couleur ou des revêtements. Notons toutefois que ces
considérations sont essentiellement valables dans les grands centres urbains. Dans
tout le reste de la France, la majeure partie des bureaux relève toujours d’une
organisation très standardisée.
D’A : Y a-t-il
aujourd’hui une remise en cause du processus de salarisation ?
Le taux
de travailleurs indépendants reste faible comparativement au nombre d’autoentrepreneurs,
d’intérimaires et de contrats courts, qui augmentent très sensiblement. Cette
situation est concomitante au besoin historique des entreprises de se
développer en stabilisant leur personnel. Elles doivent s’assurer qu’il y a un
noyau fidèle de bons salariés. Et ce noyau est serré… Ce qui est nouveau
aujourd’hui, c’est justement la précarisation du salariat et non pas le
coworking comme les médias pourraient nous laisser le croire. En effet, les
entreprises ont externalisé les salariés les moins qualifiés. Le salariat
change donc dans sa structure, dans son périmètre, mais nous ne sommes pas du
tout sortis d’une société salariale. Cette tendance à la précarité des personnes
– sorties de l’entreprise – est également observable en Angleterre et
surtout en Allemagne.
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