ESPACES DE TRAVAIL > Les nouveaux enjeux du temps de travail - Entretien avec Thierry Pillon

Rédigé par Karine DANA
Publié le 28/05/2018

Bureaux de Huckletree, Studio RHE

Dossier réalisé par Karine DANA
Dossier publié dans le d'A n°263

Depuis une vingtaine d’années, la notion de temps de travail a considérablement changé, de plus en plus désolidarisée de l’idée d’attachement spatial dans l’entreprise. Professeur de sociologie à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Thierry Pillon revient sur ces évolutions et sur ce qui caractérise notre temps de travail, au regard des nombreuses discontinuités et superpositions de rythmes qui sont aujourd’hui imposées.

D’A : Comment la relation au temps de travail a-t-elle évolué ces dernières décennies et que cela signifie-t-il ?

Durant la période industrielle et au début du XXe siècle, la présence des individus entre les murs de la société caractérise la relation au temps dans l’entreprise. Une présence mesurée par des horloges, des pointeuses… Or, cette acceptation d’une discipline du temps et de l’espace a été très difficile à imposer. Anciens ouvriers ruraux, les travailleurs des fabriques gardaient en effet souvent un pied dans leur activité première. Mais pour assurer la continuité de la production, il est très difficile d’avoir un nombre de salariés variable. Il a donc fallu imposer une rigueur du temps. Cette notion est allée de pair avec la salarisation, qui a également présenté beaucoup de résistance, car ressentie par les ouvriers comme un processus de subordination et de perte d’autonomie. La norme spatiotemporelle commune qui repose sur une forme de coïncidence entre un espace et un temps de travail est donc relativement récente. Elle s’est stabilisée au début du XXe siècle, quand commencent à apparaître des méthodes de travail qui sollicitent la mesure du temps – comme le taylorisme â€“ ou qui relèvent de la mécanisation du travail administratif, nécessitant machines et écrire et à calculer. Cette réalité contribue à imposer la figure de la mesure du temps. Après la Seconde Guerre mondiale, le processus de salarisation étant enclenché, la coïncidence entre espace et temps de travail est totale.

 

D’A : Qu’est-ce qui caractérise la notion de temps de travail contemporain ?

Étant donné la complexité que recouvre aujourd’hui la question du temps de travail, je pense que cette question est à analyser non pas au regard des seuls horaires mais de la durée et du rythme. Cette double approche permet de poser la question de la qualité des activités. La caractéristique du travail tel qu’il se réalise dans le secteur tertiaire est sa discontinuité. Des phases d’accélération, de dispersion, de déconcentration posent frontalement la question de la nature de ce rythme, de plus en plus haché, pollué par des activités parallèles ou écran qui empêchent l’individu de réaliser ses activités principales. Ce constat met en exergue la différence entre la synchronisation – traiter dans une même séquence un ensemble d’activités â€“ et la temporisation, qui suppose d’isoler une activité particulière sur un ensemble d’événements. Or, les activités écran, dont la messagerie fait partie, détournent de la temporalisation au profit de la synchronisation qui pousse à traiter beaucoup d’autres choses en même temps que la tâche principale. Ce phénomène de management de l’information crée une pression temporelle qui empêche l’accomplissement des objectifs prévus et impératifs, et conduit à un sentiment de perte de contrôle.

Cette caractéristique du rythme de travail contemporain, constitué de nombreuses superpositions, a des conséquences sur la perméabilité spatiale. Dans une organisation en flex office, par exemple, un individu peut avoir plusieurs bureaux et travaille également chez lui. Le télétravail étant le plus souvent associé aux organisations en flex. Il peut également s’agir de perméabilité temporelle si le salarié termine sa tâche en dehors du temps imparti, ou de perméabilité psychologique s’il se sent débordé du fait des incessantes disruptions.

 

D’A : Les organisations en flex office favorisent-elles cet éclatement ?

Il est aujourd’hui difficile d’avoir un point de vue objectif sur cette question car il n’y a pas d’études sociologiques fiables sur les effets des organisations en flex. Seuls les points de vue des opérateurs, entreprises, aménageurs, cabinets de space planning ressortent. Il faut comprendre que le flex est un espace en flux. Il est une manière de gérer au plus juste et au plus économique les espaces à utiliser et les mètres carrés au regard de l’utilisation effective des lieux. Un exemple : au sein de l’entreprise BETC, installée dans les anciens magasins généraux de Pantin, quand il s’agit de retrouver un collaborateur pour travailler avec lui, il faut l’identifier sur son téléphone portable. L’espace physique a donc été doublé d’un espace virtuel. On passe donc un certain temps à rejoindre cet individu pour passer avec lui un temps de travail purement fonctionnel. On rejoint alors un autre groupe de personnes pour travailler et, là encore, à des fins purement opérationnelles. Ce quotidien pose la question de la nature de ce temps-là. En effet, le temps passé de manière informelle semble disparaître alors que, paradoxalement, l’espace est conçu pour favoriser les usages informels. Il n’est pas certain que la mise en flux du personnel dans un espace qui offre des potentialités multiples – du pouf à la cabine téléphonique â€“ ne favorise pas une forme d’intensification du travail. Cette hypothèse serait à vérifier. Cette interrogation pose le problème de la mesure du temps. Où commence et où finit le temps de travail, puisque le lieu physique n’est plus le critère de la mesure et qu’il devient secondaire par rapport à l’importance des rythmes ? Il est donc très difficile de mesurer ce temps de travail, surtout si cette mesure ne tient pas compte des activités écran. Le temps de synchronisation passé pour identifier la personne avec qui l’on doit travailler peut-il être pris en compte ? Quand on ramène cette variable à chaque individu de l’entreprise, la question de la prise en compte du rapport entre le temps et l’espace devient très complexe. Une mesure qui dépendait auparavant de l’horaire devrait aujourd’hui sans doute passer par l’intensité de l’usage du temps et de l’espace. Le vécu des temporalités devrait être pris en compte.

 

D’A : À travers les aménagements, il se produit une sorte de brouillage stratégique pour prolonger et augmenter les perméabilités et dissoudre l’idée de temps de travail…

Oui, tout à fait ! Depuis le début du XXe siècle, l’espace de travail tertiaire est indissociable d’un discours sur l’espace. Et il y a derrière cela une idéologie construite par les aménageurs, les fabricants de mobilier, etc. Ce système de pensée, qui repose notamment sur les possibilités de l’informatique embarquée, la dématérialisation de l’espace de travail, et favorise la continuité et les allers-retours entre travail et jeu, besogne et repos, nous explique que le bureau est un lieu de vie. Une des traductions matérielles de ce discours repose notamment sur l’introduction d’une esthétique du logement, du repos. On construit un propos selon lequel le temps de travail n’a plus lieu d’être, que ce n’est pas là que ça se passe mais à l’intérieur de l’ordinateur. L’espace de travail réel est aujourd’hui réglé par des exigences gestionnaires et comptables qui obéissent aux délais suivant lesquels un projet doit être rendu. La question n’est donc plus de savoir quel est le temps passé par le salarié, mais quel est le temps du projet. Le temps et l’objectif sont confondus. Il n’y a plus de coïncidence entre un challenge, une tâche, une plage horaire. L’espace lui-même n’a plus à assumer cette traduction-là. Il raconte uniquement l’idée de flux, de mouvement, de décor. Et ce que les aménageurs appellent « participation des usagers à leur espace Â» ne concerne que le choix d’une couleur ou des revêtements. Notons toutefois que ces considérations sont essentiellement valables dans les grands centres urbains. Dans tout le reste de la France, la majeure partie des bureaux relève toujours d’une organisation très standardisée.

 

D’A : Y a-t-il aujourd’hui une remise en cause du processus de salarisation ?

Le taux de travailleurs indépendants reste faible comparativement au nombre d’autoentrepreneurs, d’intérimaires et de contrats courts, qui augmentent très sensiblement. Cette situation est concomitante au besoin historique des entreprises de se développer en stabilisant leur personnel. Elles doivent s’assurer qu’il y a un noyau fidèle de bons salariés. Et ce noyau est serré… Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est justement la précarisation du salariat et non pas le coworking comme les médias pourraient nous laisser le croire. En effet, les entreprises ont externalisé les salariés les moins qualifiés. Le salariat change donc dans sa structure, dans son périmètre, mais nous ne sommes pas du tout sortis d’une société salariale. Cette tendance à la précarité des personnes – sorties de l’entreprise â€“ est également observable en Angleterre et surtout en Allemagne.

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