La coque textile constituée de filaments entrecroisés du Research Pavilion 2014-2015 d'Achim Menges rappelle le nid subaquatique d’une araignée d’eau. |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER |
À l’instar des structures spatiales tridimensionnelles développées dans les années 1960 par Robert Le Ricolais à l’université de Pennsylvanie ou par Konrad Wachsmann au Chicago Institute of Design, l’architecture non standard 2.0 s’invente à l’université. Mais plus que l’invention de formes exceptionnelles, le trait commun de ces laboratoires contemporains est certainement la recherche et le développement d’un continuum numérique, de la conception à la fabrication. Les équipes de recherche sont systématiquement pluridisciplinaires et associent l’architecture, les sciences de l’ingénieur, de l’informatique ou des matériaux, autour d’objets expérimentaux partagés. Il s’agit de petits pavillons ou simplement de sculptures-structures, aux formes étonnantes, souvent biomorphiques mais pas toujours, présentés in fine comme les démonstrateurs des connaissances nouvelles que les recherches ont créées.
GRAMAZIO ET
KOHLER A L’ETH DE ZURICH
Les travaux de Fabio
Gramazio et de Matthias Kohler à Zurich développent depuis près
de dix ans la fabrication robotique appliquée à la construction d’édifices.
Leur laboratoire Architektur und Digitale Fabrikation documente et
expérimente une à une toutes les facettes de ces nouvelles
possibilités. L’ouvrage The Robotic Touch, How Robots Change Architecture, publié
en 2013, en dresse un inventaire détaillé. Les modes de fabrication expérimentés
regroupent d’une part les outils de prototypage rapide comme les imprimantes
3D ou les fraiseuses CNC et d’autre part la robotique industrielle sur bras
articulé capable de reproduire tous les gestes de l’artisan. Le projet Structural
Oscillations de 2008 met en oeuvre une station de chantier robotique, installée
dans un petit container transportable sur le lieu du chantier. Ce dispositif
inaugure la possibilité d’une robotique foraine capable de construire des
édifices en dehors du laboratoire. Le démonstrateur de cet outil est un
mur de brique de 100 m de longueur, dont la double courbure oscille
par rapport à ses axes verticaux et horizontaux, à la manière de la
Cristo Obrero Iglesia d’Eladio Dieste. Cette forme, au-delà de
témoigner de la dextérité du robot, confère au mur sa stabilité. Ce
dispositif est réalisé par addition de briques standard et illustre
la logique de discrétisation des formes complexes à partir de la répétition
d’éléments simples. Un dispositif très similaire a été exposé à Orléans en
2013 pour l’exposition d’Archilab « Naturaliser l’architecture ». Cette
foisci, les briques étaient mises en place une à une par une cohorte
de drones. Le process constructif est aussi expérimenté en bois, Ã
partir d’un robot à bras articulé, avec le Sequential Wall en 2009,
sous différentes distributions algorithmiques des éléments constitutifs.
Ce mur en bois deviendra une voûte en 2010 avec la Sequential
Structure. Ces essais se poursuivent en 2013 avec Rubble Aggregations. Il
s’agit d’une construction qui agrège intelligemment des roches
irrégulières préalablement scannées en trois dimensions. Le programme
informatique trouve ensuite la position idéale des roches les unes
par rapport aux autres pour qu’elles s’assemblent de manière optimisée,
inventant une sorte de stéréotomie aléatoire digitale. Ce que faisait sans
doute déjà le paysan qui construisait un mur de pierres à joints secs pour délimiter
son pré. Les outils robotiques expérimentent aussi la mise en
oeuvre des matières molles, comme la mousse polyuréthane avec The Foam,
présenté en 2008, dont les chercheurs tirent des formes alvéolaires économes
de matière. À partir de 2012, le programme de recherche Smart Dynamic
Casting poursuit ces essais avec l’extrusion du béton. Une série de
poteaux torses extrudés est ainsi produite, qui démontre la mise au
point des outils de coulage robotique, comme du matériau lui-même dont
la viscosité et le temps de séchage doivent être maîtrisés pour s’adapter
au process d’un coulage lent continu.
ACHIM MENGES
A L’UNIVERSITE DE STUTTGART
L’université de Stuttgart présente quant Ã
elle chaque année, sous la forme d’un pavillon, les travaux communs de l’Institute of
Computational Design (ICD) dirigé par l’architecte Achim Menges et de
l’Institute for Building Structures and Structural Design (ITKE) dirigé
par l’ingénieur Jan Knippers. Ils poursuivent à leur manière la tradition
du « chef-d’oeuvre », artefact d’exception qui conclut et synthétise les
apprentissages, bien connu par les compagnons charpentiers. Le Research
Pavilion 2015-2016 est une coque de 9 m de portée, discrétisée en une
multitude de modules tridimensionnels ovoïdes, cousus entre eux.
Cette architecture s’inspire de la structure des oursins plats de la famille
des échinoïdes, dont le squelette est fait de petits éléments osseux,
reliés entre eux par les ligaments fibreux qui lui confèrent sa
souplesse. Une équipe scientifique formée d’architectes, d’ingénieurs et de
biologistes s’est attachée à caractériser cette structure très
particulière pour en comprendre la morphologie et le comportement. Elle
l’a ensuite décrite sous forme d’algorithmes pour la modéliser en 3D. La forme
continue mais non régulière qui en résulte est composée de 151 modules
faits de fines plaques de contreplaqué, dont la forme cintrée est
contrainte par une bande textile cousue robotiquement, aux trois
extrémités. Chaque élément est à la fois rigide du fait de la contrainte
donnée par la couture, et souple grâce à l’élasticité du matériau.
Les modules ainsi préparés sont ensuite assemblés entre eux pour former
la coque, à nouveau par une couture, manuelle cette fois-ci. Ces coutures répliquent
la souplesse des connexions fibreuses du squelette des échinoïdes. Les panneaux
de contreplaqué qui devaient être extrêmement minces pour être cousus ont
fait l’objet d’une fabrication spéciale à l’université, afin que les
fibres du bois suivent exactement les lignes des efforts, selon la
position du module dans la coque. De la sorte, il était possible d’en optimiser
l’épaisseur. Il en résulte une structure très légère qui couvre 85 m2 avec seulement
7,85 kg de matière par mètre carré. Le développement d’assemblages
robotiques cousus comme la mise au point d’un contreplaqué
spécifiquement adapté aux efforts de la structure nous indique la
réciprocité complexe entre matériau, forme et fabrication robotique. Le
Research Pavilion 2014-2015 est quant à lui une coque textile constituée
de filaments entrecroisés qui en décrivent, de manière aléatoire, les
lignes géodésiques. Cet objet expérimental s’inspire du nid subaquatique
d’une araignée d’eau (agyroneda aquatica) dont la particularité est de
former une bulle d’air sous-marine. À nouveau, une équipe d’architectes et
de scientifiques a étudié le comportement de cette araignée durant la
construction de son nid et a analysé les règles de design décrites par les
trajectoires de dépôt de son fluide organique. Ces observations ont
ensuite été codées sous forme d’algorithmes, modélisées en 3D, puis
exécutées par un robot. Pour sa construction, une membrane en ETFE
est d’abord gonflée pour servir de coffrage perdu. Le robot prend
alors place à l’intérieur de cette bulle sous pression. Son bras articulé
va peu à peu reproduire la trajectoire programmée d’agyroneda
aquatica et dévider ainsi 45 km de fibres de carbone enduites de
colle, à la vitesse de 0,6 m/min. En séchant, l’accumulation de fibres
encroisées prend la forme d’une résille comprimée de 7 m de portée
par 4 m de hauteur dans laquelle sont découpés, selon deux plans
verticaux, les arcs d’entrée. Ce voile extrêmement mince qui ne consomme que
6,5 kg de matière au mètre carré renouvelle à sa façon le credo de Robert Le
Ricolais : « Portée infinie, poids nul », à l’heure de la raréfaction des
ressources naturelles. Ces travaux sont en même temps ceux de la mise
au point de matériaux innovants tels que la fibre de carbone enduite
de colle ou celle du développement de la tête de robot capable d’en assurer
le dévidement régulier. Mais ces recherches peuvent aussi conduire Ã
des réflexions tournées vers la thermodynamique, comme avec le Meteorosensitive Pavilion
conçu en 2011 et exposé à Orléans pour l’exposition Archilab 2013 «
Naturaliser l’architecture ». Cet objet expérimental, fait de panneaux de
contreplaqué composite, exploite le différentiel de dilatation
hygrométrique des deux faces du matériau pour fabriquer une architecture «
vivante » capable de s’ouvrir ou de se fermer au gré des conditions
atmosphériques. S’inspirant de la pomme de pin qui s’ouvre ou se
ferme selon le degré d’humidité de l’air, ces plaques de contreplaqué possèdent
une face insensible à la vapeur d’eau, donc qui se dilatera très peu,
tandis que l’autre, très sensible, se dilatera beaucoup. La
différence de dilatation entre les deux faces fera se courber la matière sous l’effet
de l’humidité, ouvrant ou refermant des orifices dans l’enveloppe du
pavillon. Cette recherche expérimente un dispositif intéressant de
ventilation naturelle où le matériau lui-même est un capteur sensible Ã
son environnement et peut réguler le confort intérieur d’une architecture,
sans recourir à des équipements techniques consommateurs d’énergie.
YVES WEINAND
A L’EPFL
Cette
pluridisciplinarité de la recherche universitaire se retrouve aussi à l’École
polytechnique fédérale de Lausanne, dans les travaux récents du
laboratoire de l’IBOIS, dirigé par Yves Weinand. Dans un court texte
intitulé « The architecture studio as a model ? », il énonce son ambition
d’organiser son studio d’architecture à l’EPFL comme un lieu de
recherche hybride pour favoriser des interactions fertiles entre les différentes
disciplines concernées par l’architecture. Le studio de projet d’architecture n’y
est plus pensé comme le lieu où se miment des pratiques professionnelles
sous l’autorité d’un architecte enseignant, mais il réunit au même
endroit, et sur les mêmes objets expérimentaux, les approches de la recherche
exploratoire (curiosity-driven) et de la recherche appliquée (problem-oriented). L’exposition
« Timber Project », organisée en 2011, synthétisait les recherches
exploratoires de nouveaux modes constructifs en bois, inspirés de la
vannerie et de l’art japonais de l’origami. Ces travaux, menées au
sein du studio d’architecture durant les sept semestres que présentaient
l’exposition, se poursuivent scientifiquement au sein du laboratoire de l’IBOIS,
avec plusieurs thèses en cours ou soutenues. Leurs sujets portent autant
sur le développement de ces modes constructifs innovants, leurs
caractérisations mécaniques, que sur la mise au point des outils numériques
nécessaires à leur conception et à leur réalisation. En 2009, Ivo
Stotz, architecte diplômé de l’EPFL, a soutenu « Iterative Geometric Design
For Architecture1 », suivi en 2010 par Gilles Gouaty, ingénieur
informaticien INSA, avec une recherche de doctorat intitulée «
Modélisation géométrique itérative sous contrainte2 ». Ces deux recherches
construisent une méthode numérique de discrétisation itérative des surfaces
complexes en s’inspirant du mode de génération des géométries fractales. Leur
but est de développer des solutions techniques pour le dessin et la
production de projets architecturaux complexes se basant sur des
géométries non standard. Les deux thèses présentent une série de
prototypes réalisés en bois, à grande échelle, au sein du laboratoire.
Elles illustrent aussi l’intérêt de la réunion des compétences des
départements d’architecture, de mathématiques, d’informatique et d’ingénierie
civile. Hani Buri architecte EPFL a soutenu en 2010 sa thèse «
Origami – Folded Plate Structures3 », qui porte sur la mise au point de
méthodes de modélisation numérique de structure plissées en vue de leur
réalisation en panneaux de bois. Elle constitue une analyse
architecturale, structurelle et mathématique des structures plissées. Ce
travail est complété en 2015 par la thèse de Christopher Robeller
architecte britannique, auteur de « Integral Mechanical Attachment
for Timber Folded Plate Structures4 », qui élabore des assemblages bois-bois
par découpe des bordures des panneaux, à la manière des assemblages à queue
d’aronde des menuisiers pour éviter le recours à des connecteurs
métalliques rapportés. Ces assemblages sont étudiés en termes de
géométrie, de mécanique et d’usinage robotique. À nouveau, une série de
prototypes réalisée au laboratoire de l’IBOIS vient appuyer la
démonstration. Ces technologies trouvent aussi des applications en
situation réelle comme avec la chapelle Saint-Loup, livrée en 2008 ou plus récemment
le théâtre de Vidy, au bord du lac Léman, dont l’inauguration est prévue en
septembre 2017. Les structures textiles font elles aussi l’objet de
recherches approfondies. Markus Hudert architecte EPFL a soutenu en
2013 « Timberfabric : Applying Textile Assembly Principles for Wood
Construction in Architecture5 ». Ce doctorat étudie les conditions de transfert des assemblages
textiles sur les panneaux de bois minces ainsi que les différents types de canevas
tridimensionnels adaptés à l’élasticité des panneaux de bois minces. Sina Nabaei
en a ensuite étudié les caractéristiques mécaniques dans sa thèse «
Mechanical Form-Finding Of Timber Fabric Structures6 » en 2015. Cette
recherche visait à mettre au point un modeleur numérique de détermination
morphologique (form-finding) des structures tissées qui intègre les
caractéristiques élastiques des panneaux.
ET EN
FRANCE ?
La France fait figure de
parent pauvre de cette recherche orientée vers l’élaboration d’un continuum
numérique. Toutefois, le laboratoire MAP-CRAI de l’ENSA de Nancy développe
lui aussi, plus discrètement car avec beaucoup moins de moyens, des recherches
similaires. Franck Besançon et Jean-Claude Bignon revendiquent ainsi un
atavisme nancéen, depuis l’Union des Arts et de l’Industrie de l’École de Nancy au
début du XXe siècle jusqu’au concept de création industrielle défendu par
Jean Prouvé. Associés à l’ENSTIB d’Épinal, ils travaillent désormais
sur l’élaboration d’une plateforme numérique continue de la
conception à la fabrication dans la filière bois française et tentent d’associer les
acteurs régionaux, universitaires et professionnels, à cette démarche. Deux
expérimentations initialement présentées lors des Défis du Bois 2014,
workshop annuel organisé par l’ENSA Nancy et l’ENSTIB, se sont depuis
poursuivies sous forme de recherche de doctorat sous la codirection
Jean-Claude Bignon et Gilles Duchanois. Oscar Gamez a soutenu une
thèse sur la mise au point d’outils numériques de paramétrage et de
fabrication robotique de structures alvéolaires aléatoires qui présentent
l’avantage d’offrir un excellent rapport résistance/quantité de matière. Les
panneaux de contreplaqué qui composent ces structures alvéolaires
présentent des assemblages à queue d’aronde qui s’affranchissent des
connecteurs métalliques. Julien Meyer, qui soutiendra sa thèse prochainement,
expérimente quant à lui l’efficacité des structures pliées non développables,
donc non assimilables à des origamis, puisque ces derniers sont
toujours, par définition, tirés d’un patron plan. En revanche, ces formes non
développables présentent l’avantage mécanique d’être plus difficiles à déformer.
La mise au point d’outils numériques qui constituent l’objet de ces recherches
est élaborée à l’ENSA tandis que les prototypes destinés à tester leur bon
fonctionnement sont réalisés en partenariat avec l’ENSTIB. Pour
décloisonner l’organisation des écoles françaises et favoriser la
pluridisciplinarité, le ministère de la Culture et de la Communication
soutient le développement d’une chaire « bois » en Lorraine, dont la
convention est en cours de rédaction. Elle réunira les compétences
régionales, universitaires et professionnelles de la filière afin d’en
fédérer les compétences, espérant ainsi soutenir et amplifier cette
dynamique de recherche. Toutes ces architectures non standard ne sont
donc que la partie émergée, médiatique et architecturale de recherches qui
se développent dans plusieurs champs scientifiques et techniques. Elles
donnent une indication assez précise de ce que peut être une «
recherche par le projet » lorsque ce dernier est entendu comme un outil de
connaissance et prend la forme d’un objet expérimental partagé entre
plusieurs disciplines scientifiques et artistiques. Il est néanmoins
légitime de se demander si la production architecturale remarquable qui
témoigne des recherches présentées n’est pas une forme d’autolégitimation
et de valorisation d’ambitions technophiles. L’argument régulièrement
avancé d’optimisation de la quantité de matière au service d’une démarche
écologique est bien ténu et fait fi de l’énergie grise consommée pour produire
ces objets légers, comme des investissements importants qui, depuis plus de
dix ans, n’ont pas vraiment permis de construire plus que de délicieux
démonstrateurs un peu narcissiques, à l’exception notable des deux
édifices réalisés par Yves Weinand qui nous indiquent les possibilités d’application
dans le domaine des équipements. L’architecture y devient surtout une forme
de représentation du savoir après des siècles de représentation du
pouvoir, pour autant que ces nouveaux savoirs, centrés sur les outils
numériques, ne soient pas simplement une nouvelle forme de pouvoir qui
s’approprie les gestes artisanaux séculaires, non plus en les
appauvrissant comme le faisait l’industrie du XXe siècle, mais en
leur substituant une dextérité robotique que seul un tout petit groupe
élitiste, urbain et diplômé contrôlerait…
1.
http://ibois.epfl.ch/page-20496-en.html, pages consultées le 9 juillet
2016.
2. Ibidem.
3. Ibidem.
4. Ibidem.
5. Ibidem.
6. Ibidem.
Lisez la suite de cet article dans :
N° 256 - Septembre 2017
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