« Dans les pays riches, le modèle de la consommation de masse a du plomb dans l’aile » : Entretien avec Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce

Rédigé par Stéphanie SONNETTE
Publié le 01/07/2020

Waves Actisud à Moulins-lès-Metz, ouvert en 2014. Réalisé par la Compagnie de Phalsbourg

Dossier réalisé par Stéphanie SONNETTE
Dossier publié dans le d'A n°282

Pour Pascal Madry, si le modèle est à bout de souffle, il respire encore, toujours soutenu par certains élus et plébiscité par les Français. Dans un contexte devenu hyperconcurrentiel, où la vacance commerciale augmente et les habitudes de consommation évoluent, les investisseurs revoient leurs stratégies, avec plus ou moins de succès.

D’a : À quoi ressemble aujourd’hui le paysage commercial français et quels sont les rapports de force entre commerces de périphérie et commerces de centre-ville ?

Pour avoir une vision du panorama commercial français, commençons par repartir des objets. J’aime parler de « grands ensembles commerciaux Â», qui regroupent d’une part les centres commerciaux, c’est-à-dire des espaces conçus d’un bloc, avec une grande surface alimentaire, une galerie marchande, un parking, et d’autre part les zones commerciales, qui rassemblent différentes moyennes surfaces, aménagées d’un bloc ou pas. Ce sont deux logiques de consommation et deux logiques immobilières différentes. Mais dans les deux cas, il s’agit d’ensembles massifs qui ont mobilisé des capitaux très importants et qui sont de purs produits de notre société de consommation de masse. À côté de ces grands ensembles, on trouve les rues marchandes des centres-villes.

Aujourd’hui, les Français réalisent à peu près 30 % de leurs dépenses de consommation dans les rez-de-chaussée commerciaux urbains et 70 % dans les grands ensembles commerciaux. Nous sommes donc toujours dans une société de consommation de masse qui se caractérise, notamment d’un point de vue spatial, par l’emprise majoritaire de ces grands ensembles.

 

D’a : Pour revenir sur EuropaCity, il s’agissait d’un objet complètement atypique pour la France, d’une ampleur inédite, mélange de fonctions commerciales et tertiaires et destination touristique de loisirs.

EuropaCity est ce qu’on appelle un « méga mall Â», un centre commercial de plus de 200 boutiques. Il aurait été le premier de ce type en France. Ce format est apparu dans les années 1970 dans les pays riches, aux États-Unis et au Canada avec le West Edmonton Mall, sur le modèle des parcs de loisirs où l’on passait la journée ou plusieurs jours, comme chez Disney. Les projets se sont taris et on les a vus repartir à partir des années 2000 dans les pays en voie de développement, en Iran, en Chine. Bien souvent, pour leurs promoteurs en tout cas, ils devaient servir à accélérer l’avènement d’une société de consommation de masse en attirant les classes moyennes. C’est donc extrêmement curieux, même incompréhensible, qu’Auchan-Ceetrus ait voulu développer ce type de projet en France. Ils ont fait le pari d’attirer des touristes étrangers, mais le centre, qui aurait été l’un des plus petits méga mall dans le monde, aurait sans doute été très peu attractif pour ce public-là. Il n’aurait fonctionné qu’avec la clientèle alentour, ce qui aurait mis à terre le commerce de la Seine-Saint-Denis.

 

D’a : Le modèle n’a pas séduit qu’Auchan. L’État, la Région et les collectivités locales l’ont soutenu pendant longtemps.

Auchan est l’un des rares acteurs de la grande distribution à penser que le modèle du gros, du big is beautiful, est encore efficace. Sauf qu’il a du plomb dans l’aile depuis une quinzaine d’années. Alors que de nombreux grands distributeurs ont cherché à se diversifier pour s’en sortir, Auchan a été le seul à continuer sur sa ligne. C’est ainsi qu’est né le projet EuropaCity. Ils ont ensuite trouvé un partenaire chinois, Wanda, qui développe des parcs d’attractions en Asie, pour réaliser le projet en France, avec l’appui des gouvernements successifs. D’abord sous Sarkozy, avec l’idée que ce méga mall pourrait retenir les touristes à Paris plus longtemps, puis sous le gouvernement Valls.

 

D’a : EuropaCity est aussi un signe des temps. L’abandon de ce projet traduit-il une tendance au reflux des grands ensembles commerciaux ?

En dehors des méga malls, vous avez en France à peu près 1 000 centres commerciaux2, qui représentent 4 % des magasins en France, mais 25 % de la consommation des Français. C’est donc un parc très concentré, et qui pèse lourd. Aujourd’hui, le modèle est en crise : les gens y vont un peu moins, y consomment un peu moins et y passent moins de temps, au point que même les investisseurs, depuis 2017, s’en désintéressent. Pour certains d’entre eux, ce type d’immobilier n’est plus considéré comme un produit d’avenir pour plusieurs raisons : le e-commerce, l’environnement et le modèle de la consommation de masse qui a du plomb dans l’aile dans les pays riches.

 

D’a : Vous parlez d’une décorrélation entre la croissance des surfaces commerciales et la croissance de la consommation des ménages.

Oui. Alors que, depuis les années 1960, le pouvoir d’achat des Français progressait, depuis 2014, l’Insee nous dit qu’il y a un léger tassement et surtout que la part des dépenses contraintes, comme le logement, les transports, l’éducation, les communications, augmente aux dépens du reste, les achats « plaisir Â». Il y a donc à la fois un léger appauvrissement et un sentiment d’appauvrissement relatif puisqu’on doit faire des arbitrages budgétaires plus contraints que par le passé. Cela se traduit notamment par une baisse de fréquentation des centres commerciaux et par une diminution de leur chiffre d’affaires. Pour autant, en France, on continue à produire des mètres carrés de surfaces commerciales, mais beaucoup moins qu’avant. Le record se situe autour de 2010, juste après la crise : 4 millions de mètres carrés étaient autorisés chaque année. Depuis, ce chiffre est retombé à 1 million par an, proche des volumes des années 1970-1980.

 

D’a : Comment a évolué le rapport des élus à ces objets commerciaux depuis leur apparition dans les années 1960 ?

Il y a toujours eu une sorte de schizophrénie de la part des élus sur ces questions d’urbanisme commercial. Jusque dans les années 2000, je considère que l’État ne leur a pas vraiment donné toutes les clés pour à la fois comprendre les impacts du commerce sur leur territoire et réguler ce qui se passait. Les élus travaillaient au prisme de l’idée d’une police de concurrence : vais-je maintenir les équilibres centre-ville/périphérie ? À cette question, ils ont toujours répondu par l’opportunité de créer de nouveaux emplois, et les considérations d’aménagement du territoire rentraient assez peu en ligne de compte.

À partir des années 2000, avec la loi SRU, l’instauration des SCOT (schéma de cohérence territoriale, ndlr) et d’un volet commercial dans les documents d’urbanisme, les élus vont pouvoir s’acculturer aux questions d’aménagement commercial. Paradoxalement, à partir du moment où on les dote de ces documents d’urbanisme, ils vont doubler les surfaces autorisées ! Parce que les années 2000, c’est aussi la compétition territoriale, les intercommunalités qui se structurent et chaque territoire qui veut être plus attractif que son voisin pour attirer de nouveaux habitants et des investissements. C’est tout le paradoxe de ces années 2000-2015 : alors que le commerce devient une question d’aménagement, les élus vont fonctionner sur un modèle assez libéral et autoriser énormément de projets.

Le retournement se fait en 2015 avec la vacance en centre-ville, un phénomène qui va se diffuser très vite, de l’ordre d’un point par an. Les élus vont être très sensibles au phénomène, qui peut facilement leur faire perdre une élection. Ils vont alors revoir leur logiciel et limiter la périphérie pour préserver leur cœur de ville. Ce sera le cas des élus des villes centres. Les élus des villes périphériques seront un peu plus partagés entre ceux qui vont vouloir continuer le développement et créer des emplois, et ceux qui se préoccupent des équilibres centres/périphérie.

 

D’a : La concurrence qui s’exerçait au départ entre les zones commerciales périphériques et les commerces de centre-ville a fini par se reporter sur les zones entre elles…

Oui, c’est aujourd’hui leur principal talon d’Achille. La périphérie est allée au bout de ce qu’elle pouvait créer comme effets négatifs sur le centre-ville. Désormais, chaque mètre carré qui ouvre en périphérie, ce n’est plus aux dépens du centre, mais de la périphérie elle-même. Les chiffres montrent très bien que lorsqu’une moyenne surface ouvre dans une zone commerciale, elle va affaiblir celles qui sont autour, ainsi que les rayons non alimentaires de l’hypermarché ou du supermarché présent dans la zone. Les dommages collatéraux sont maintenant internes aux zones et ne sont plus dans un rapport centre/périphérie.

 

D’a : Dans ce contexte concurrentiel, quelles sont les stratégies des opérateurs commerciaux ?

On pourrait distinguer quatre grandes stratégies, qui rejoignent quatre familles d’investisseurs commerciaux. Les leaders comme Unibail ou Klépierre, qui détiennent les plus gros centres commerciaux de France, les « jumbos Â» avec plus de 80 boutiques, ont une stratégie d’écrémage. Ils gardent les centres les plus rentables et en achètent éventuellement de nouveaux, à condition qu’ils soient très gros, souvent à l’étranger parce que la France n’en produit plus. Ensuite, ils élaguent : dès que la crise remonte dans leurs plus petites galeries, ils les vendent, pour garder toujours un patrimoine Â« irréprochable Â».

On trouve ensuite les foncières rattachées à un groupe alimentaire : Ceetrus pour Auchan, Carmila pour Carrefour, Mercialys pour Casino, etc., qui constatent que les zones d’attraction des centres commerciaux se réduisent d’année en année. Leur stratégie va consister à renforcer la proximité, soit à partir des équipements existants, soit en émiettant leur format alimentaire et en développant des supérettes, des petits supermarchés urbains. Ils sortent de la logique du grand ensemble commercial pour aller au plus près du consommateur. Le drive participe aussi de cette stratégie-là.

Troisième catégorie, que j’appellerais les spécialistes ou les repentis, celle des acteurs que l’on voyait étaler de la moyenne surface en périphérie, comme la Compagnie de Phalsbourg ou le groupe Frey, qui aujourd’hui ne jureraient presque plus que par le centre-ville, ou par des opérations de renouvellement urbain de zones commerciales existantes.

Enfin, les petits opérateurs, qui ne représentent pas vraiment une famille avec une stratégie très claire, vont chercher les dernières niches, mais sont globalement plutôt sur un émiettement du parc.

Si je devais résumer, les riches s’embourgeoisent toujours plus et les autres démassifient l’immobilier en essayant d’aller au plus près du consommateur.

 

D’a : Le commerce a été très impacté pendant la période de confinement et va sans doute continuer à l’être pendant quelque temps. Avez-vous le sentiment que cette crise pourrait influencer les stratégies de ces différents acteurs ?

C’est un peu tôt pour le dire, mais lorsqu’on interroge les foncières, les plus riches vont continuer l’écrémage, celles qui allaient vers la proximité vont accélérer, émietter toujours plus, et on voit apparaître une troisième catégorie, qui envisage de renoncer au commerce parce que le risque est trop gros en termes de retour sur investissements, pour se repositionner sur le logement ou la logistique.

 

D’a : Tout cela semble confirmer le fait que ces commerces ne répondaient pas forcément à des besoins et qu’on était dans une surenchère un peu vaine.

Tout à fait. La crise provoque un effet accordéon, elle accélère le cycle et elle le tasse, mais ce n’est pas un retournement, ni une révolution. Aucune foncière ne m’a dit qu’elle allait développer du circuit court, par exemple. Mais en termes d’habitudes de consommation, il n’y a pas non plus de rupture, plutôt des petits ajustements de comportements qui restent à mon sens bien installés. Les circuits courts, par exemple, ne représentent que 1 à 1,5 % de la consommation des Français. La crise pourrait accélérer le décollage de ce commerce alternatif, mais il restera encore longtemps marginal.

 

1. Institut d’études et de recherche qui cherche à réunir l’ensemble de la filière de l’aménagement, de l’urbanisme et de l’immobilier de commerce : investisseurs, promoteurs, aménageurs, distributeurs et commerçants, collectivités, chercheurs en sciences humaines, avec l’objectif de produire une connaissance prospective sur les évolutions du commerce et de la ville.

2. Le nombre de « zones commerciales Â» n’est en revanche pas connu.

Abonnez-vous à D'architectures
.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Novembre 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
44    01 02 03
4504 05 06 07 08 09 10
4611 12 13 14 15 16 17
4718 19 20 21 22 23 24
4825 26 27 28 29 30  

> Questions pro

Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6

L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l…

Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6

L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent.

Quel avenir pour les concours d’architecture publique 2/5. Rendu, indemnité, délais… qu’en d…