Reconstitution de la grotte Chauvet, Fabre/Speller-Albert Ollier Architectes, 2015 |
Dossier réalisé par Karine DANA Auteur de l’ouvrage Béton écologique et construction durable (Eyrolles, 2022), Florent Dubois – ingénieur Arts et Métiers ParisTech – revient sur la toute récente réglementation environnementale 2020 touchant directement la filière construction, et nous explique les enjeux de la décarbonation du béton. |
D’a : Votre ouvrage portant sur la transition « écologique » du béton permet de prendre du recul vis-à-vis des postures actuelles très clivantes qui mettent en concurrence les matériaux entre eux. Quel a été votre objectif avec ce livre ?
J’ai voulu l’écrire en écho à l’appel à agir face à la crise climatique. L’urgence de cette situation conduit en effet à une radicalisation des positions. Or, je ne pouvais me contenter de certains slogans revendiquant que le béton écologique est celui que l’on ne coule pas. S’en passer nous priverait au contraire d’une solution qui pourrait suivre l’évolution des territoires en transformation, à condition bien sûr que ce matériau poursuive sa mutation écologique, qu’il faut accélérer et massifier. J’ai aussi voulu montrer le continuum entre les matériaux minéraux afin de replacer le béton moderne au sein de ces familles. En ce sens, il est intéressant de rapprocher le béton de la pierre, car il sera compact, plus on augmentera sa part de matière minérale non transformée, comme les granulats et les fillers calcaires, plus on baissera son empreinte carbone et plus on améliorera sa durabilité. Donc, finalement, cette notion de béton comme pierre artificielle, abandonnée au profit d’une vision plus architectonique, est aujourd’hui un peu revisitée.
Quelles que soient les époques, le béton a toujours été remis en question. Il s’agit d’un matériau qui a évolué au gré des attentes sociétales, des modes de vie, des techniques de mises en œuvre et des formulations chimiques. Les bétons d’aujourd’hui n’ont d’ailleurs plus grand-chose à voir avec ceux produits il y a trente ans.
D’a : Le débat sur le béton semble aujourd’hui brouillé... Qu’est-ce qui doit être vraiment visé, finalement ? Le matériau tel qu’il est surabondamment utilisé dans la production de masse et tel qu’il peut être exploité dans son potentiel de performance propre, en architecture ou en génie civil, ne renvoie pas du tout aux mêmes approches ni aux mêmes impacts environnementaux...
Derrière votre réflexion sur le mode constructif répondant à la production de masse telle qu’elle est envisagée aujourd’hui se pose la question du logement et de sa qualité. Les logements les plus standards sont certes très sophistiqués, mais relèvent de délais de chantier très restreints, suivant des coûts de construction défiant toute concurrence. En cela, le béton coulé en remplissage de dalles, voiles et façades incarne le mode constructif « imparable » : il permet de cocher toutes les cases des formulaires techniques et réglementaires, et de répondre aux cadences de chantiers et de productivité dictées par les entreprises du BTP. Cela constitue le principal mode d’engendrement du bâti en France, et ce processus est bien sûr directement visé... Parallèlement à cette production de masse, on peut observer que toute recherche de développement de systèmes constructifs mixtes et nécessitant des assemblages, auxquels on applique le principe du bon matériau au bon endroit, est très difficile à concrétiser. Comment prouver que l’on répond à toutes les attentes réglementaires et que l’on rentre dans toutes les grilles de performances alors que la procédure ATEx (appréciation technique d’expérimentation) est très longue et coûteuse ? Cela sous-entend qu’il faut déjà s’inscrire dans une certaine taille de marché et explique donc pourquoi les constructions recourant à des modes mixtes ou non standards peinent à prendre une place significative quand elles ne relèvent pas du process de la production de masse. Et cela profite en effet à une certaine manière de construire en béton, qui n’est pas toujours optimale. C’est certain.
À partir de ce constat, comment sortir de ce statu quo, puisqu’on est tous confronté à cette économie-là ? De mon point de vue, la nouvelle réglementation RE2020 – qui a pour objectif de poursuivre l’amélioration de la performance énergétique et du confort des constructions, tout en diminuant leur impact carbone – offre finalement une chance de réorienter le système de production de l’habitat.
D’a : Il est toutefois à déplorer que cette réglementation n’ait pas été abordée du point de vue du constructif ni de la qualité des espaces...
Elle repose sur l’idée que, pour baisser l’empreinte carbone de la construction, il faut imposer un objectif de performance de limitation de l’empreinte carbone associée à la mise en usage de ces espaces.
La principale critique que l’on peut émettre, et non des moindres, tient à ce que cette réglementation se réfère à un mètre carré construit « non qualifié ». Visant la diminution de l’empreinte carbone liée à la construction de ce mètre carré, elle ne prend pas en compte la hauteur sous plafond, la lumière et la ventilation naturelles, ou la qualité et la durée de vie des usages. Aux mètres carrés d’un logement présentant de vraies qualités d’espace et de typologies sera associée la même grille de calcul qu’un mètre carré de construction standard, dénuée de toute qualité fonctionnelle et spatiale.
C’est un problème central en effet, car la qualification réglementaire contraint le concepteur à une approche seulement quantitative des matériaux.
On ne peut que déplorer que les architectes ne soient pas davantage entendus dans les débats sur cette réglementation. Tout est très vite traduit en thématiques techniques, et préempté par les bureaux d’études spécialisés qui vont faire les calculs réglementaires. Les moteurs de calculs qui agrègent de manière figée les données tuent un peu la réflexion et l’approche globale que l’on devrait avoir sur un projet de construction.
D’a : Comment une telle réglementation peut- elle être si déconnectée de l’architecture ?
Les méthodologies exposées par le CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment) sont nécessairement simplifiées pour s’appliquer à l’échelle réglementaire. Si l’on étudie les cinquante années de vie d’un bâtiment, la contribution relative des matériaux n’est pas la même, et leur durée de vie non plus. Les matériaux de structure, tels que le bois, la brique, le béton ou l’acier, ont un potentiel de réutilisation net de durée de vie plus longue, or, cela n’est pas particulièrement pris en compte. Et cette question n’a pas vraiment été débattue, de même que la distinction entre les typologies de programme, alors que cela change la performance. L’administration a tranché pour une simplification de cette réglementation. Par ailleurs, elle ne concerne que les bâtiments neufs.
La concertation sur le futur label devrait toutefois être relancée d’ici à la fin de l’année, dans le but d’intégrer des critères tels que la réversibilité et l’adaptabilité des bâtiments comme des facteurs entrant en ligne de compte dans les calculs.
D’a : Pouvez-vous nous expliquer comment cette nouvelle réglementation a émergé et quels en sont les objectifs ?
Le raisonnement fondateur remonte à 2010, quand les instances de l’Administration française et les autres organisations nationales se sont rendu compte qu’il ne suffisait pas de limiter l’énergie consommée, mais qu’il fallait également freiner les émissions de gaz à effet de serre associées à ces consommations d’énergie. Auparavant, le but était certes aussi la limitation des émissions de gaz à effet de serre en diminuant les kilowattheures, mais c’était indirect. Les émissions de gaz à effet de serre du bâtiment ont continué de progresser alors qu’elles auraient dû s’infléchir avec la diminution de l’énergie consommée. On a donc cherché à associer un indicateur sur les gaz à effet de serre lié à la consommation dans le bâtiment. Cette prise de conscience s’est produite au niveau de la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages et de l’Ademe, qui conduisent ces études.
La réglementation RE2020 est donc issue des expériences menées depuis 2010 sur l’analyse du cycle de vie du bâtiment, au regard de la prise en compte de l’empreinte de la construction et de la durée de vie d’exploitation – variable selon les programmes. En 2016, celles-ci ont mené au projet d’une première réglementation qui fixait des performances, carbone, eau, déchets et énergie. Au départ, l’intention était donc multicritère. Suite à divers arbitrages, cette réglementation a ensuite porté sur le seul objectif carbone et sur l’énergie positive du bâtiment. L’Administration a alors choisi de resserrer le périmètre. Cela a conduit au label E+C-, puis à la RE2020 publiée en 2021, après concertation au sein du Conseil supérieur de la construction et de l’efficacité énergétique.
Trois intentions sont recherchées à travers cette nouvelle réglementation. La première consiste à approfondir les objectifs liés à la sobriété énergétique. Le deuxième volet concerne l’étiquette énergétique (en kWh). Le troisième et dernier volet concerne le calcul de l’empreinte carbone. Du point de vue de la consommation d’énergie du bâtiment, puisque cette empreinte doit être faible, l’électricité est aujourd’hui largement favorisée, de même que les systèmes de pompes à chaleur. Côté construction, la consommation de gaz à effet de serre par mètre carré construit doit diminuer de 35 % entre 2022 et 2031, avec un seuil intermédiaire de 12 à 17 % en 2025. Cela signifie que des efforts doivent être opérés dès maintenant et anticiper l’objectif de 2031. Cette réglementation est donc suffisamment contraignante pour faire bouger les industriels.
L’objectif de l’État est de les forcer à se décarboner. Et même si des taxes carbone existaient déjà, au même titre que certains engagements volontaires, on ne peut parler aujourd’hui d’une tendance à la massification de la décarbonation du secteur industriel.
Parallèlement à cette nouvelle réglementation, les ministres ont défendu le développement de la filière bois de construction comme un objectif national. L’État a investi plus de 1 milliard par an dans cette filière, programmes d’aides compris. C’est très ambitieux. On ne se contente donc pas de dire qu’il faut décarboner le béton, mais on développe une autre filière industrielle.
D’a : Quels sont les enjeux de cette décarbonation pour la filière béton ?
Décarboner le béton revient essentiellement à décarboner le ciment, ou en réduire les quantités, et corrélativement à diminuer le clinker ou à en fabriquer autrement. La question des ressources, mais aussi des dosages, est donc centrale. Ceux-ci devraient être optimisés, bien qu’il faille néanmoins toujours maintenir une réserve suffisante en clinker pour freiner la carbonatation des bétons qui entraîne la corrosion des aciers.
Cette question de la décarbonation est par ailleurs indissociable de celle des volumes de béton utilisés dans la production de masse. En effet, le fait d’utiliser le même béton quelles que soient les parties constitutives d’un bâtiment, et qui plus est en surdimensionnant ses épaisseurs – comme c’est souvent le cas pour pallier les imprécisions d’aplomb des banches qui pourraient modifier les épaisseurs d’enrobage des armatures –, implique de couler davantage de béton qu’il n’en faut. Cela conduit à un dosage standard riche en ciment, car les Eurocodes prévoient des garde-fous sur les épaisseurs d’enrobage. Or, si on s’appuyait sur des approches vraiment performantielles, comme on le fait en génie civil, on pourrait avoir des dosages en ciment beaucoup plus optimisés. Il faut ainsi modifier en profondeur et adapter les modes constructifs actuels de la production de masse. Et ce n’est pas rien ! Toute la chaîne de production est concernée et doit être remise en question, qu’il s’agisse de la machinerie, du dimensionnement des banches, des conditions de chantier ou des cadences de production.
La question des dosages est donc une question complexe, à la fois financière, économique et technique.
Le temps de l’urgence climatique représente un gros défi. En effet, si l’on développe une nouvelle famille de béton avec des substituants au clinker qui modifient les habitudes de chantier, par exemple, leur déploiement nécessitera beaucoup trop de temps...
L’autre levier consiste à pouvoir introduire des substituts en plus grande quantité. Or, les approvisionnements ne sont pas tous identifiés aujourd’hui, même si les gisements sont là. Il faudrait notamment réussir à tester les différents laitiers auxquels on ne s’intéressait pas jusqu’à présent. Ces nouveaux ajouts doivent être sourcés, caractérisés, maîtrisés dans leur régularité pour être introduits dans les processus industriels. Cela veut dire que les bétons deviendraient de plus en plus techniques et exigeants en matière de production et de mise en œuvre, et que l’on sortirait du béton de commodité... À ce titre, la position des industriels est compliquée. Nous sommes en période transitoire, mais on sait que le matériau va changer.
Lors de cette dernière décennie, l’interdiction des ajouts d’eau dans les bétons a également permis d’optimiser les dosages en ciment. Et au regard de certains travaux universitaires, il semble qu’on puisse aller encore plus loin dans la compacité des bétons et les dosages en ciment. Toutefois, réduire l’apport en eau génère des problèmes de maintien de la maniabilité du béton sur le temps de production. Là encore, il y a un enjeu économique important. Pour les cimentiers, c’est presque un changement de métier que de recourir à l’écologie industrielle. En utilisant des déchets pour la fabrication du ciment, ils deviennent alors presque chimistes.
D’a : Quelles sont les conséquences de la nécessité de décarboner sur la manière de penser le projet d’architecture ?
Construire en bas carbone n’est plus une option mais une obligation. Cela conduit toute la chaîne de la construction à réfléchir à de nouveaux procédés. Cela concerne les façades, les cloisons comme les planchers. Ces derniers correspondent à 50 % du volume de béton d’un bâtiment. Réfléchir à diminuer leur impact carbone est donc une priorité. Et si les planchers béton en dalle pleine couramment coulés sur 20 cm d’épaisseur étaient réduits à 18 cm, cela aurait de nombreuses conséquences sur la chaîne de production et le modèle de rentabilité. En effet, il faudrait compenser cette perte d’inertie par un isolant acoustique. Au lieu de couler un plancher en une passe, l’entreprise devrait donc mettre en œuvre un plancher mille feuilles... Les solutions privilégiant des modes constructifs hybrides s’imposent d’elles-mêmes, mais demeurent difficiles à mettre en circulation dans la production de masse. Beaucoup de travaux en cours visant à réduire les épaisseurs de béton offrent également une place nouvelle à la préfabrication.
Par ailleurs, on assiste à beaucoup de tests sur des planchers bois – forcément plus épais –, sur des refends intérieurs réalisés avec d’autres matériaux de remplissage (béton de terre, béton maigre) devant aussi répondre aux exigences acoustiques, et sur des cloisons sèches dotées d’empreintes carbone faibles. Toutes ces nouvelles contraintes assemblées imposent un grand chantier d’expérimentations et de recherches, mais les initiatives dans ce domaine ne sont encore que sporadiques. Or, il est urgent de s’y intéresser pour réinventer le mode de construction béton et passer outre certains blocages. Ce changement réglementaire sévère a certes un effet coercitif, mais il peut déclencher des modifications qui de toute façon doivent être opérées.
D’a : Sans pour autant tout réinventer, comment recourir davantage aux systèmes à ossature béton et façades légères, par exemple ?
Aujourd’hui, les structures à ossature ne correspondent pas aux modes de production des entreprises du BTP qui fabriquent le logement de masse. Ces systèmes constructifs consomment pourtant en effet beaucoup moins de béton. Ils sont par ailleurs sollicités pour la production des immeubles de bureaux : les contraintes acoustiques y sont différentes. Si l’on veut solliciter ces systèmes constructifs et diminuer les quantités de béton coulé pour la production de logements, la question de l’acoustique entre les logements mitoyens et entre les étages doit être regardée avec beaucoup d’attention. Comment continuer à apporter de la masse ? Se pose alors la question du développement de nouveaux modes constructifs et d’assemblage. Ces approches ne sont pas facilitées, et les systèmes restent difficiles à développer car ils demandent des financements et du temps. Néanmoins, des recherches menées aujourd’hui sur la réversibilité de systèmes à ossature adaptés aux logements comme aux bureaux présentent beaucoup d’intérêt, comme le concept Conjugo de Vinci. De même, il existe des projets de développement de façades mixtes, avec une ossature bois et une peau béton apparente qui protège l’ensemble et fait office de finition, qui sont également intéressants, comme le système B2 proposé un temps par KP1.
D’a : La généralisation de l’hybridation de la pensée constructive apparaît aujourd’hui comme une évidence. Mais comment penser les matériaux ensemble dans le contexte actuel ?
Il faudrait en effet partager la feuille de route. C’est bien sûr une ouverture. Or, aujourd’hui, on cloisonne les matériaux comme on cloisonne les débats. Il y aurait d’un côté les écomatériaux, vertueux, et de l’autre les matériaux « sales ». Ce n’est pas comme ça qu’il faut raisonner. Les matériaux sont complémentaires.
Ainsi, il y a des complémentarités intéressantes à l’échelle des systèmes constructifs bois et béton. Toute la question est de savoir quelle est la meilleure place pour le bois dans la construction. C’est aussi un changement culturel.
Il faut que l’on explore les complémentarités entre les matériaux. Si le bois est utilisé en structure, alors le BFUP (béton fibré à ultra-hautes performances) peut être intéressant. Utilisé en bardage, il a beaucoup plus de potentiel de développement. Un seul centimètre suffirait à protéger le bois et à offrir une surface de finition en façade. Il ne doit y avoir aucun dogme pour réfléchir aux matériaux. Il est seulement question de performance. De même, il existe des démonstrateurs avec des bétons 100 % recyclés. Je pense notamment aux ouvrages (murs, dalles...) réalisés dans le cadre du projet national Recybéton. On sait aujourd’hui que cela fonctionne.
Des ambiguïtés demeurent cependant. En effet, les matériaux biosourcés sont avantagés par la réglementation par rapport au béton. Or, on ne peut pas tout substituer ! Alors comment justifier les choix de matériaux les uns par rapport aux autres à partir du moment où on ne les compare pas avec les mêmes exigences de performance ? Et du point de vue technique, le bois n’apparaît pas de manière évidente... Reste à savoir si l’on vise une optimisation de la pensée technique au regard des propriétés de chaque matériau ou si l’on doit répondre à un cahier des charges qui implique l’utilisation de tant de kilos de bois par projet...
S’ils doivent répondre à cette injonction du « vite et massif », les modes constructifs tels que le bois de construction risquent de produire les mêmes effets indésirables. Cela risque de pousser à l’industrialisation de la sylviculture et aux conséquences sur l’environnement que l’on cherchait à combattre au départ. Nous risquons de reproduire les mêmes erreurs, c’est pourquoi une analyse sur le béton est riche d’enseignements pour l’ensemble des filières.
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