Changer le regard : patrimoines à haut potentiel de transformation

Rédigé par Stéphanie SONNETTE
Publié le 07/10/2024

Dossier réalisé par Stéphanie SONNETTE
Dossier publié dans le d'A n°320

par Isabel Concheiro

La démolition des grands ensembles ne doit pas tomber sous le sens. Isabel Concheiro, architecte et enseignante à la Haute École d’ingénierie et d’architecture Fribourg (HEIA-FR), invite à reconsidérer avec attention ce patrimoine moderne et les usages de ses habitants. Un changement de regard qu’elle estime nécessaire pour envisager ces quartiers comme des ressources à valoriser et à transformer plutôt que comme un habitat criminogène à éradiquer.

Biographie: 
Isabel Concheiro est architecte, professeure et responsable du master de la filière d’architecture de la HEIA Fribourg (Suisse), et membre de l’institut de recherche TRANSFORM.
Adam W. Pugliese, architecte, et Maxime Faure, cinéaste, tissent des liens communs entre architecture et image documentaire sous la forme de films, de photographies et d’installations. Leur premier film, Les Insulaires (2021), suit le quotidien de familles d’un quartier de grand ensemble avant sa démolition.


« Ce patrimoine est une chance, il faut la saisir. »
Francis Chassel, Plaidoyer pour les grands ensembles, 2011

Démolitions, le sens qui tombe
Les immeubles des années 1970, construits dans l’urgence, étaient de mauvaise qualité. Les logements sont dégradés. Ces bâtiments ne correspondent plus aux normes énergétiques actuelles, ils n’ont pas grande valeur patrimoniale non plus, on ne peut pas les conserver.
Ce type d’arguments, souvent évoqués pour justifier la démolition massive de logements sociaux, témoigne d’un certain état d’esprit partagé par des maires et des bailleurs sociaux, écho de la politique d’État mise en place ces vingt dernières années dans une certaine indifférence et sans prise en compte sérieuse des discours réclamant des alternatives à la démolition. Pourtant, si ces mêmes arguments étaient appliqués à tout autre tissu urbain avec la même détermination, une bonne partie de nos villes aurait sans doute déjà été rayée de la carte.
Le recours systématique à la démolition ne tient plus face à la crise climatique et à la nécessaire préservation de ressources, aux difficultés d’accès à des logements abordables et au changement de paradigme architectural qui tend vers une compréhension élargie du patrimoine et de la valeur de l’existant. La politique de l’ANRU semble pourtant toujours considérer la démolition comme la condition sine qua non de la rénovation urbaine, ignorant délibérément les dégâts occasionnés à la fois sur les habitants (confrontés à des relogements éprouvants et à des discours dévalorisants) et sur l’environnement (en effet, actuellement, la méthode E+C-/RE2020 ne considère pas le poids carbone pourtant important de la démolition d’un bâtiment existant). Elle favorise aussi la destruction d’un patrimoine de logements sociaux de qualité et la vacance, et entretient une vision très stigmatisante sur ces quartiers. En effaçant ce qui est perçu comme un problème, dénué de valeur, la démolition est considérée, à tort, comme une solution, une évidence.

Changer le regard
Le regard porté sur les grands ensembles a évolué très rapidement, passant d’une première réception positive – un habitat qualitatif répondant à des besoins urgents – à une critique de leur uniformité, puis à une forte stigmatisation liée principalement à des questions socioéconomiques, qui en a définitivement figé l’image.
Ces visions uniformes contrastent pourtant avec la diversité de ces quartiers, la perception nuancée qu’en ont leurs habitants – qui reconnaissent à la fois des problèmes et des qualités à leur lieu de vie – et l’expertise professionnelle qui tend vers la reconnaissance du patrimoine de la deuxième moitié du XXe siècle. Les nombreuses initiatives de valorisation menées par différentes instances institutionnelles et associations (comme le label Architecture contemporaine remarquable), les transformations et les rénovations énergétiques qualitatives de logements sociaux en France et en Europe1 ou encore les projets développés au niveau académique2, contribuent à construire des discours et des pratiques qui démontrent le potentiel de ces quartiers à être transformés plutôt que démolis.
Mais ça ne suffit pas : il faut aussi rendre visible l’ampleur et la diversité des patrimoines menacés et créer des représentations positives basées à la fois sur l’intelligence des projets d’origine et sur la valeur ajoutée par les habitants. Ce n’est que si la valeur de ces ensembles est reconnue, dans une démarche cohérente avec les enjeux environnementaux et sociétaux actuels, que la démolition pourra être remise en question.
Par un travail de terrain et d’analyse des processus de démolition en cours dans une série de quartiers représentatifs de l’histoire du logement social au XXe siècle en France, cet article et les cas d’études qui l’accompagnent, issus d’une recherche en cours, invitent à porter un regard critique et conscient sur l’impact des démolitions, et un regard sensible sur les architectures et les habitants, dans une démarche constructive qui cherche à maintenir au lieu de démolir et à transformer ces quartiers avec « curiosité et bienveillance3 ».

Modus operandi
Quand on observe de près l’impact des processus de rénovation urbaine, on constate d’une part l’absence de projets alternatifs à la démolition et, d’autre part, un décalage entre les bonnes intentions affichées et le vécu d’une partie des habitants, leur sentiment de subir des décisions imposées, leur clairvoyance autant vis-à-vis des défaillances du système que des qualités des quartiers, souvent méprisées. Au-delà des situations spécifiques, un certain nombre de points communs dessinent un même modus operandi.
D’abord, le discours officiel décomplexé vantant le renouveau, la métamorphose et le changement édulcore la brutalité des démolitions. Derrière des processus de rénovation urbaine présentés comme « avec et pour les habitants », ces derniers se trouvent exposés à des récits qui dévalorisent leurs quartiers pour mieux louer la démolition de lieux de vie pourtant appréciés. Nombreux sont ceux qui témoignent des difficultés à être écoutés et à obtenir des informations, pour finalement être mis devant le fait accompli. Ils se trouvent fragilisés par des revirements conséquents et peu argumentés : des immeubles non concernés par la démolition dans un premier temps sont finalement démolis plus tard, certains ayant été rénovés entretemps.
Au niveau des conditions de vie, la dégradation est assumée et accélérée une fois la démolition actée, selon un processus qui se répète : un bâtiment qui, malgré des dysfonctionnements, est habité et apprécié commence à se vider au fur et à mesure des (...)

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