D’autres manières d’agir

Rédigé par Stéphane BERTHIER
Publié le 12/10/2020

Brique de terre crue extrudée de la briqueterie deWulf.

Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER
Dossier publié dans le d'A n°284

Concevoir un immeuble en bois à Bordeaux, près du massif forestier des Landes, fait sens. Mais le réaliser en panneaux de bois contrecollé importé d’Autriche ou en bois lamellé-collé issu de grumes scandinaves débitées et encollées quelque part en Saône-et-Loire laisse désormais perplexe. Sous la pression des réflexions écologiques, la notion de circuits courts s’est développée récemment dans le champ de l’architecture, par analogie au secteur agroalimentaire dont la critique des organisations industrielles est un peu antérieure. Ces nouvelles formes d’accès à l’alimentation visent à rapprocher les producteurs des consommateurs et à limiter les transformations industrielles afin de bénéficier de produits bruts de meilleure qualité, parce qu’ils n’ont pas subi la pression des marges bénéficiaires des différents intermédiaires. Cette démarche favorise aussi une consommation locale, en acceptant la contrainte de la saisonnalité et des limites de l’offre. Elle soutient le développement d’une agriculture paysanne de proximité, souvent biologique.

Lors d’une conférence à Nancy en 2019, la philosophe Marion Waller invitait les personnes présentes dans la salle à se demander de quoi étaient faits leurs bâtiments, comme ils se demandent ce qu’il y a dans leurs assiettes. Ainsi depuis une dizaine d’années cette réflexion sur les circuits courts a migré dans le domaine de l’architecture, avec les facilités et les limites des analogies. Ces pratiques émergentes militent pour une reterritorialisation de la production des édifices, contre la massification industrielle qui fabrique dans quelques points du pays seulement des produits à haute valeur ajoutée qui peuvent être déplacés sur de très grandes distances parce que le coût du transport est négligeable. L’argument principal de leur critique est bien entendu l’exigence nouvelle de neutralité carbone, tandis que nos conditions de production actuelles sont fortement émettrices de gaz à effet de serre en raison des transports, mais aussi des lourdes et multiples transformations que subit la matière pour devenir matériau puis produit. La question de la maîtrise de l’énergie grise, c’est-à-dire de l’énergie nécessaire depuis l’extraction des ressources jusqu’à leur assemblage en immeuble, est donc bien au centre de ces réflexions contemporaines.

Il faut toutefois ajouter que ces acteurs cherchent aussi à imaginer des manières plus simples et plus directes de concevoir et de construire, au plus proche des entreprises et des usagers. Ils souhaitent limiter les intermédiaires de conception et la multiplication des experts, faisant le constat que la complexité des équipes qu’ils forment devient contre-productive, aux dépens de la qualité architecturale. Ils aspirent à construire plus simplement, avec moins d’éléments, de couches successives ou de suréquipements techniques.

Au-delà de la dimension écologiste de la démarche, les revendications en faveur des circuits courts renouvellent une critique plus ancienne de la société industrielle, productiviste et bureaucratique, que dénonçait Ivan Illich dans La Convivialité, pointant l’aliénation humaine et sociale qui en résulte. Quelques années plus tard, André Gorz, considéré comme le père de l’écologie politique en France, reprenait les termes de la pensée d’Illich pour les reformuler dans l’utopie d’un écosocialisme qui favorise les organisations coopératives à petite échelle. À la lumière – noire â€“ des crises économiques, environnementales et sanitaires que nous connaissons aujourd’hui, cette famille politique trouve une nouvelle actualité, et ce n’est pas tout à fait un hasard si les pages « Idées Â» du journal Le Monde proposaient récemment une série de six articles sur les « communs Â», qu’il s’agisse des vaccins, des médicaments, des logiciels qui pourraient être libres de droit ou bien des terres, de l’air, de l’eau, des forêts qui doivent être considérés comme des biens inaliénables de l’humanité et non comme des productions marchandes. Il semble important de rappeler ici que c’est dans ce contexte philosophique et politique qu’agissent les architectes présentés dans ce dossier, au-delà de leur attachement à la neutralité carbone de leurs édifices. Connaître les ressources, leurs producteurs, leurs techniques de mise en Å“uvre, c’est relier l’acte de bâtir à une communauté humaine fondée sur un modèle économique coopératif plutôt que concurrentiel. Le bilan social compte alors autant que le bilan carbone.

Ainsi posé le contexte idéologique de ces nouvelles manières d’agir, on peut formuler l’hypothèse que ces travaux sont une nouvelle forme d’expression du régionalisme critique. Le concept forgé par l’historien de l’architecture américain Kenneth Frampton identifiait dès les années 1970 le régionalisme critique comme une attitude commune à un certain nombre d’architectes, attachés aux valeurs d’universalisme de la modernité, mais qui critiquaient le « style international Â» qui en découla pour son indifférence aux contextes géographiques et humains dans lesquels il s’inscrivait. Mettant en exergue les travaux d’Aalto, de Siza, d’Utzon ou de Murcutt, Kenneth Frampton y voyait une forme de résistance à ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation, qui permettait à ces Å“uvres progressistes de résonner dans un contexte culturel local et d’en poursuivre l’histoire singulière. De ce point de vue, les travaux présentés ici s’inscrivent dans cette école de pensée, même si la notion de progrès moderne y est encore plus durement mise à l’épreuve. Cependant, ils échappent tous avec habileté au repli identitaire régionaliste comme à la tentation moraliste. Il ne s’agit pas pour eux de rejeter en bloc les acquis de la modernité mais d’exercer un droit d’inventaire exigeant, sans fascination pour la performance technique, mais sans s’en priver lorsqu’elle est pertinente. Leur goût pour les matériaux peu ou pas transformés industriellement leur impose de se réapproprier les techniques anciennes avec des moyens modernes, de réapprendre des modes constructifs que le XXe siècle avait disqualifiés, en se heurtant au passage à leur absence du corpus normatif actuel. Il est en effet devenu difficile de construire en pierre, en bois massif ou en terre crue selon des procédés constructifs anciens qui ne sont pas encadrés par les normes de la construction contemporaine. Ces architectures sont alors riches d’expérimentations constructives audacieuses, et parfois désobéissantes.

C’est donc un art de bâtir à la fois ancien et nouveau qui s’invente et qu’illustre la remarque qu’Arthur Lochmann formulait dans son ouvrage La Vie solide : « Mais surtout, il m’est peu à peu apparu qu’un des facteurs de progrès pour notre époque, plutôt que la fuite en avant, c’est le réemploi d’anciens savoirs ou rapports au monde en combinaison avec les techniques modernes. La multiplication des nouveaux artisans, des fablabs, des microbrasseries, en ville comme à la campagne, en est le reflet. Â» Ce à quoi Jacques Anglade répond presque en écho : « Il n’y a rien de plus urgent aujourd’hui que d’innover pour retrouver les techniques constructives d’avant la révolution industrielle et de les remettre en Å“uvre avec nos moyens contemporains. Â»

Le dossier qui suit offre un échantillonnage de ces nouvelles manières d’agir encore heureuses, comme autant de formes de résistance à une globalisation épuisée socialement, économiquement, culturellement et sanitairement. La région Lorraine est particulièrement vive de ce point de vue. On y découvre les projets de Studiolada en pierre massive à Plainfaing, ou de l’agence HAHA, en hêtre et douglas massifs, à Tendon. Les architectes Cartignies et Canonica, avec les ingénieurs Anglade et Barthès, réinventent les poutres clavetées comme alternative au lamellé-collé pour leur collège à Thaon-les-Vosges. Dans le Sud de la France, Boris Bouchet et l’agence Studio 1984 livrent un conservatoire en pierre massive, à la fois simplissime et savant, au Pradet près de Toulon. L’atelier Nao construit une halle de marché sans âge à Faverges, près du lac d’Annecy, faite de bois massifs régionaux, tandis qu’à Paris l’agence Grand Huit imagine une ferme urbaine pour acculturer les habitants de la capitale à l’agro-écologie. L’agence Joly & Loiret expérimente la terre crue dans une école à Villepreux et termine actuellement à Sevran une fabrique qui transformera les déchets argileux des chantiers d’Île-de-France en briques de terre comprimée. Face à la crise des technologies modernes, dont les conséquences sur l’environnement naturel et social sont désormais très largement documentées, ces architectes imaginent des pistes originales comme autant de nouvelles manières d’agir.

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