entre un arbre et le mot arbre, la relation est purement arbitraire. |
Dossier réalisé par Rainier LANSELLE |
Parce qu'elles recourent volontiers à des formulations métaphoriques ou symboliques, les cultures traditionnelles savent souvent saisir des vérités d'une façon qui nous donne de nouvelles visibilités sur nos formulations théoriques. Pour illustrer mon propos, j'irai chercher ici un exemple du côté de la Chine classique. Il me servira de fil conducteur. Dans ce qui est sans doute la plus célèbre pièce du théâtre chinois, une histoire d'amour écrite à la fin du XIIIe siècle, toute l'intrigue repose sur cette question : comment un jeune homme réussira-t-il à approcher une jeune fille, alors que celle-ci est farouchement confinée dans un pavillon ceint de murailles ?
Cette histoire, au-delà de la conquête amoureuse, se pose comme un problème de stratégie, où les contraintes ont une part prépondérante. Ces contraintes, ce sont essentiellement des constructions. Des pavillons, des cours, des murs, des portes, des passages. L'histoire – ce point est très important – nous dit que le jeune homme et la jeune fille habitent en fait, et cela dès le début de l'intrigue, le même bâtiment, quoique dans des secteurs différents. Leur confinement n'en sera que plus grand. Lorsqu'un lettré don-nera un jour un commentaire de cette pièce, il nous expliquera, avec un remarquable insight, que les détours que le jeune homme emprunte pour rejoindre la jeune fille ne signifient pas qu'il accède à elle. En fait, il nous explique que le détour n'est pas l'accès. Jamais. Il va même jusqu'à nous faire comprendre que derrière l'intrigue du jeune homme allant nuitamment rejoindre sa bien-aimée se profile une autre intrigue, elle foncièrement irreprésentable : celle d'une rencontre qui sera à jamais ratée.
Or comment représenter ce qui est de l'ordre du non-advenu ? Cette vérité lui paraît tellement décisive dans la compréhension de cette œuvre qu'il va jusqu'à dire que ceux qui prétendent en donner une représentation sur scène – ce qui était tout de même sa destinée normale de pièce de théâtre ! – montrent qu'ils n'y ont rien compris. Les murs, ça peut se sauter, certes. Les jeunes filles aussi, d'ailleurs, en convient-il volontiers. Mais si l'on s'en tient à cette intrigue, et si l'on s'en tient à cet espace, on a manqué
l'essentiel. C'est qu'il existe des murailles autrement infranchissables, et des virginités autrement imprenables.
Si ce lettré peut s'exprimer de la sorte, c'est parce qu'il se décale par rapport au cadre architectural, qui autorise l'idée de la représentation et nous parle d'une autre struc-ture, à laquelle ce même cadre sert de métaphore, mais qui n'est pas pour autant, pourrait-on dire, soluble dans l'architecture : cette autre structure obéit à un autre type de spatialité. Il s'exprime pratiquement à partir d'une géographie topologique des lieux (bien sûr, pour ce lettré qui vécut il y a des siècles, ce n'est pas le vocabulaire conceptuel qu'il emploie, mais en substance c'est bien de cela qu'il s'agit), une géographie où il y a des proximités asymptotiques mais jamais de véritables rencontres : on passe toujours tout près, mais toujours à côté. S'il y a bien quelque chose qu'on ne rate jamais, c'est précisément… le fait de se rater.
Ce n'est pas du tout parce qu'il y a un mur de brique et de mortier entre eux que le jeune homme et la jeune fille de l'histoire ne se rencontrent pas. C'est parce qu'ils s'adressent l'un à l'autre. Seuls les imbéciles (sic), nous explique en effet notre lettré, croient que les vrais murs sont faits de brique et de mortier. C'est dans le langage même, nous fait-il entendre, que se trouve le véritable mur, infranchissable, parce que c'est le propre du langage de manquer toujours quelque chose. Parce qu'il érige de la barrière dans le moment même où il établit de la communication. Telle est sa loi infrangible. En somme, il nous explique ce paradoxe selon lequel il y a bien une « maison », au sens où il y a une construction, mais que sa structure – son
« lieu », ses « murs » – échappent à la représentation, et cela précisément parce qu'il y a un défaut dans la représentation. La représentation théâtrale impossible lui sert ainsi, en quelque sorte, de métaphore de cette aporie d'un lieu de l'adresse qui se dérobe.
Une tarte à la crème de la psychologie consiste à se représenter le psychisme comme une maison. On vous parlera ainsi de « l'inconscient de la maison », avec cette dernière comme enveloppe, comme source de lien entre les habitants (ancêtres, parents…) qui – pour continuer à filer cette métaphore – viennent habiter le moi. Une maison où surviennent des conflits, peut-être, mais somme toute résorbés dans un chez-soi. Le tout étant de se la bâtir belle et bonne – pourquoi pas, comme le suggérerait la psychanalyse américaine, sur le modèle du « moi fort » de l'analyste… En vérité, si l'on n'oubliait pas ce que Freud avait fondé, on se rappellerait qu'il avait déjà jeté un sérieux froid en notant que tout sujet doté d'un inconscient n'était, par ce fait même, qu'un fort piteux maître en sa propre demeure. Il fondait ainsi l'idée d'une division subjective : s'il y avait un mur qui comptait, ce mur passait « à l'intérieur ». Mais à l'intérieur d'un « espace » lui-même assez peu certain de ce qui constituait son dehors ou son dedans. Clou qu'enfoncera Lacan, avec ce qu'on appellera parfois la troisième topique, improprement parce qu'elle est précisément sans topos. Amenant, sur la fin de son parcours intellectuel, au nœud borroméen du réel, du symbolique et de l'imaginaire, elle fait voler en éclats jusqu'à la notion d'appareil psychique comme entité autonome. Au lieu d'un
espace dont une construction architecturale pourrait être la métaphore, délimitant un extérieur et un intérieur, Lacan a ainsi reconnu toute la valeur imaginaire d'un moi constitué à partir de l'autre. Quant au symbolique, qui est le domaine du langage, il est par excellence ce qui s'étend à un infini
ne permettant plus de maintenir la fiction d'une autonomie du moi. Exit les petites maisons. C'est exactement ce que nous dit, avec ses moyens, notre lettré chinois, dans son admirable décodage de la signification symbolique d'une histoire d'amour qui quelque part rate et qu'il comprend, pour le dire dans le sabir de nos lacaniens, comme une histoire de ratage du signifiant. Ce n'est pas le mur d'enceinte qui compte, celui qui séparerait le dehors du dedans (puisque le jeune homme et la jeune fille sont déjà dedans !). Ce qui compte, c'est le mur… du dedans, qui fait que, en quelque sorte, c'est
« dedans » que ce peut être le plus « dehors ».
Concernant l'inconscient, la métaphore architecturale est donc à prendre avec ses limites. Elle apporte l'idée de structure, mais sans pour autant apporter l'idée de localisation. Si on peut localiser le moi, qui est une construction imaginaire, on ne le peut pour l'inconscient, qui ne se meut pas dans un espace à trois dimensions. De même, en retour, les bâtiments « möbiens » ne le sont qu'à titre métaphorique, sous peine d'être inhabitables.
Dernière référence à la Chine : la grande tradition de pensée de ce pays revient sans cesse sur une notion qu'elle appelle le Dao, la Voie. Elle en parle comme d'un indicible où nous baignons, qui nous oriente malgré nous, qui fait que nous ne sommes pas confinés dans notre propre espace « intérieur » comme dans une maison. Ce qui est intéressant également, c'est qu'elle nous en parle comme de quelque chose qui est wu fang : « sans lieu ». Je serais assez tenté de finir sur un jeu de mots,
en disant que l'inconscient est tout aussi
bien wu fang : « sans maison ».
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