Resi-Rise Skyscraper, projet d'urbanisme vertical, New York, Kolatan / Mac Donald (1999) |
Dossier réalisé par Maria-Ignez MENA BARRETO |
Dans les premiers chapitres de L'Interprétation du rêve1, Freud salue l'intuition de Karl Albert Scherner, un professeur de philosophie de Breslau (1825-1889) qui voyait dans la maison une figure privilégiée de l'organisme humain, ses pièces et diverses parties représentant, comme des images transposées, ses différents organes. Scherner, qui compare l'activité onirique à la création artistique, n'enferme cependant pas la fantaisie du rêve dans une équivalence aussi simpliste. Le travail du rêve est pour lui par essence libre, versatile, plastique. Ainsi n'hésite-t-il pas à voir la représentation d'une stimulation intestinale dans l'image d'une série de maisons ou d'une longue rue. Ou, dans un rêve de migraine, à voir une figure de la tête dans l'image d'un plafond de chambre couvert d'ignobles araignées pareilles à des crapauds…
Sans le savoir, peut-être, Scherner reconduit ainsi une métaphore aussi ancienne que la théorie de l'architecture : Vitruve n'avait-il pas énoncé que « tout édifice est un corps » ? Pour le théoricien grec, « la proportion est le rapport que toute l'œuvre a avec ses parties, et celui qu'elles ont séparément, comparativement au tout, suivant la mesure d'une cer-taine partie. Car de même que, dans le corps humain, il y a un rapport entre le coude, le pied et la paume de la main, le doigt et les autres parties, ainsi dans les ouvrages qui ont atteint la perfection, un membre en particulier fait juger de la grandeur de toute l'œuvre. » Les architectes sont au fait de la fortune qu'a connue la leçon vitruvienne à la Renaissance. Alberti, et à sa suite les architectes de la première Renaissance italienne, vont dès lors filer la métaphore de demeures et de cités « anthropomorphes2 » : la porte devient l'analogon d'une bouche ; les fenêtres sont les yeux ; les couloirs et les escaliers de desserte intérieure deviennent les nerfs et le système sanguin ; la charpente, l'ossature ou le squelette… Dans la ville, la grand-place est le cœur et le nombril de la cité ; la forteresse, la tête ; les rues, les artères… Ces rapprochements ont laissé des traces durables dans la langue. Aussi parle-t-on encore de nos jours d'ossature pour la charpente d'un édifice, d'artères pour les voies de circulation, etc.
Sur ce point, Freud se montre plus lucide que Scherner : il manie avec prudence la métaphore architectonique lorsqu'il recense, au fil de L'Interprétation du rêve, quelques figures à caractère architectural. Après avoir rejeté l'emploi des méthodes d'interprétation du rêve au moyen d'une symbolique universelle ne tenant pas compte de la personne et des circonstances de la vie du rêveur, Freud reconnaît la présence dans le rêve de certaines figures récurrentes – dont les figures d'architecture – pouvant avoir une dimension symbolique partagée par une communauté de rêveurs. Avant de venir hanter nos rêves, nous met en garde Freud, ces figures sont cependant des éléments d'un répertoire appartenant à l'ensemble de la culture : « On les retrouve, nous dit-il, dans le folklore, dans les légendes, les locutions courantes, dans la sagesse de sentences et dans les traits d'esprit circulant dans un peuple, plus complètement que dans le rêve. »
On peut voir quelque chose de paradoxal dans cette circulation de la métaphore vitruvienne au sein du rêve. La référence au corps apparaît dans l'histoire de l'architecture au moment où elle renoue avec l'idéal grec d'ordre et de rationalité. Dans le discours des architectes, et d'Alberti en premier lieu, elle correspond à une entreprise radicale de transformation du corps en objet et de réduction de celui-ci à des rapports de proportion entre sa mesure globale et celle de ses parties. Ce ravalement du corps au statut d'objet se profilera dès lors comme l'arrière-fond de tous les idéalismes d'essence rationaliste qui ont depuis traversé l'histoire de l'architecture.
Il n'est pas étonnant ainsi de retrouver une entreprise analogue dans le Modulor de Le Corbusier. Défini comme la « mesure harmonique à l'échelle humaine applicable universellement à l'architecture et à la mécanique », le Modulor, comme chacun sait, est un étalon obtenu par l'application de la suite de Fibonacci (règle d'or) à la hauteur du corps du Français moyen des années cinquante (1,83 mètre), le bras levé (2,26 mètres) et à la mi-hauteur (1,13 mètre). La « machine à habiter » suppose donc un corps tout autant mécanique qui, comme tout objet ou machine, n'admet entre le tout et ses parties que des relations formelles et extérieures (partes extra partes).
Or ces figures d'architecture, lorsqu'elles apparaissent dans le rêve pour figurer le corps, renvoient au contraire à ce qu'évacue la pensée rationaliste : les pulsions, les sécrétions, les écoulements, les excréments et autres éjections impures. Ainsi les organes génitaux, oubliés de l'anthropomorphisme classique et de la machinerie moderne, figureront en bonne place dans les rêves d'architecture : la chambre, tout d'abord, se trouve au nombre des représentations privilégiées du corps féminin, avec ses entrées et sorties, le fait d'être ouverte ou fermée. Le rêve dans lequel soudainement deux chambres apparaissent là où, auparavant, il n'y en avait qu'une, est également mis en relation par Freud avec les recherches sexuelles infantiles. « Dans l'enfance, nous dit-il, on a considéré la partie génitale féminine (le popo) comme un espace unique (la théorie cloacale infan-tile) et l'on a appris plus tard que cette région du corps comprend deux cavités et orifices distincts. » Les sentiers escarpés, les échelles, les escaliers, le fait de s'y trouver, de s'y déplacer aussi bien vers le haut que vers le bas, comptent au nombre des représentations symboliques de l'acte sexuel. Freud voit par ailleurs dans la marche rythmée à laquelle nous contraint la pratique d'un escalier une origine possible de cette figure. Ainsi en est-il par exemple dans un rêve de coït anal que fait l'un des patients de Freud et qu'il nous rapporte dans les termes suivants :
« Entre deux imposants palais se trouve, un peu en retrait, une petite maisonnette dont les portes sont fermées. Ma femme me fait faire le bout de chemin jusqu'à la maison-nette, pousse la porte et je me glisse rapidement et sans peine à l'intérieur d'une petite cour qui monte en biais. »
On remarque que presque à chaque fois, les figures d'architecture mises en scène dans le rêve ne sont pas des objets mais des espaces à l'intérieur desquels le rêveur se glisse, qu'il parcourt, arpente, monte, descend, enfile… Et s'ils représentent le corps, celui-ci n'est pas le corps en pierre des Classiques ou le corps-machine des Modernes mais un corps qui se déplace, qui va vers… ce qui fait appel à son désir. Ce n'est donc pas à travers leurs qualités rationnelles d'objet que les figures d'architecture apparaissent comme figures privilégiées du corps dans le rêve. Elles s'y retrouvent au contraire à figurer le corps en raison des espaces qu'elles offrent et des activités qu'elles permettent dans ces espaces, autour de leurs creux et de leurs replis, de leurs percées, de leurs voies de circulation, de leurs seuils, de leurs ouvertures… C'est probablement cette capacité que possède l'espace bâti de rendre possibles et d'organiser les échanges et la circulation entre un dehors et un dedans qui le prédestine à représenter nos pulsions dans nos rêves.
Le rabaissement du corps au rang d'objet de l'idéalisme rationaliste n'est que la première étape dans l'accomplissement d'un désir mortifère d'éradication définitive prenant des contours autrement plus inquiétants dans notre époque du tout-numérique. On ne se contente plus de refouler par sa soumission à l'ordre souverain de la raison ce qui, dans l'architecture, peut à juste titre « faire corps ». On le remplace par des ersatz virtuels que l'on croirait sortis de nos modernes jeux en réseau ou, pire encore, on l'élimine purement et simplement. Cela semble en tout cas le dessein plus ou moins conscient de certains projets d'architecture contemporains conçus dans le déni résolu de toute donnée humaine, qu'elle soit physique, affective, sociale ou historique. On met en place de savantes équations que l'on passe ensuite à la moulinette de logiciels très perfectionnés mais la plupart du temps destinés à de tout autres usages. On produit alors des grilles, des trames, des diagrammes, des schémas en tout genre… Avec l'espoir forcément déçu que, par le coup de baguette magique d'un simple agrandissement – leur nécessaire mise à l'échelle humaine lors de la réalisation –, ces figures deviennent enfin de l'architecture.
Un exemple parmi les plus radicaux illustrant ce courant sont les projets de « paysages sémantiques » comme ceux de Kolatan et Mac Donald. Ces architectes proposent des architectures « chimériques », c'est-à -dire inspirées de l'hybride mythologique, engendrées à l'aide d'un outil informatique de bibliothéconomie (le co-citation map). Les divers compo-sants de la maison, traités comme des « objets » autonomes, sont indexés sémantiquement et redistribués par proximité de sens selon un graphe « co-citationnel » en forme de grappe (Clusters). Le profil de la maison ainsi reconfiguré est ensuite « hybridé » avec un environnement généré selon le même procédé3. Un bref détour par la psychanalyse ne s'avérera donc peut-être pas vain, histoire de rappeler que l'espace public n'est pas là pour accueillir les projections d'un désir délirant et solipsiste mais plutôt pour donner du « corps » à nos rêves communs.
Notes
1. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve dans œuvres
complètes, t. IV, Presses universitaires de France, Paris, 2003.
2. Voir à ce sujet Françoise Choay, « La ville et le domaine bâti comme corps dans les textes des architectes théoriciens de la première Renaissance italienne », Le dehors et le dedans, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1974, n° 9, pp. 239-251.
3. "Kolatan/Mac Donald Studio" dans Peter Zellner, Hybrid Space. New Forms in Digital Architecture, Thames & Hudson, London, 1999.
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