Architecture et psychanalyse : D'une construction à l'autre

Rédigé par Simone WIENER
Publié le 07/02/2008

Ruban Mobius. Sale de musique de chambre du Cnetre international des congrès, Nara. Portzamparc

Dossier réalisé par Simone WIENER
Dossier publié dans le d'A n°170 L'un des articles de la fin de l'œuvre de Sigmund Freud s'intitule : « Les constructions dans l'analyse1 ». À partir de ce terme qui relie un aspect du champ de la psychanalyse à celui de l'architecture, j'avancerai plusieurs questions. Que signifie cette notion de construction pour Freud et pour les psychanalystes aujourd'hui ? S'agit-il d'une notion pouvant avoir une pertinence pour une réflexion sur l'architecture ? De façon plus générale, le savoir issu de la psychanalyse peut-il apporter un éclairage au travail de l'architecte ? On parle d'intérieur à propos du chez-soi et d'intériorité à propos du soi. Ce rapprochement est-il toujours d'actualité avec Lacan, puisqu'il conçoit le sujet comme une surface soumise à une série de plis et de torsions, comme le sont la bande de Möbius ou d'autres objets topologiques ? L'architecture peut-elle être mise en parallèle avec l'inconscient dans la mesure où, comme ce dernier, elle serait structurée comme un langage ?

La notion de construction fait l'objet d'une définition très précise de la part de Freud. Pourtant ce terme, à travers lequel nous voudrions entrer de plain-pied dans le domaine de l'architecte, ne recoupe pas en allemand le sens qu'il a, en français, d'édifice, de bâtiment2. En revanche, il touche à l'architecture dans sa dimension conceptuelle. Il s'agit de l'organisation d'un matériel, de la fabrication d'une hypothèse. La construction au sens freudien désigne le travail d'élaboration de l'analyste sur des morceaux épars, sur du déjà-existant. Il se rapporte au matériel amené, dans une cure, par un patient. Ce matériel est composé de fragments de rêves, souvenirs, bouts de récits actuels, idées qui passent par la tête du patient. Allusions, digressions, répétitions, mots d'esprit, lapsus habitent le parcours discursif d'une cure. Dans une perspective freudienne, on dira que ce matériau correspond au retour d'un refoulé, à la résurgence d'une période ou d'événements traumatiques appartenant à l'histoire d'un sujet qui ont été effacés de sa mémoire. Or ce qui peut faire retour dans l'analyse ne revient que par fragments. C'est donc sur de l'épars que va devoir opérer le psychanalyste, c'est avec des morceaux qu'il va devoir « construire ». Non pas en intégrant ces fragments dans la structure rigide d'un récit unifié qui saurait enfin porter en guise de message la vérité
une et inéquivoque du sujet mais plutôt en composant avec, dans tous les sens de l'expression. Sur ce point, on peut établir un parallèle entre le travail du psychanalyste et la démarche de Walter Benjamin dans le champ de l'histoire de l'art. Tout au long du Livre des passages, Benjamin refuse la synthèse et revendique le montage comme méthode et comme mode de connaissance.
Travailler sur du déjà-existant et des morceaux épars est-il pertinent pour l'architecte ? Oui, dans la mesure où il est obligé de prendre en compte les multiples contraintes inhérentes à tout projet de construction. Celles-ci (telles les contraintes de l'OuLiPo) peuvent être appréhendées comme des éléments formels à partir desquels s'organise et se structure le travail de l'architecte. Un mur peut constituer un obstacle mais il peut également être un élément organisateur, un trait à partir duquel se dessine un espace. Dessiner un trait, c'est forcément découper des espaces, déterminer une surface. Cela permet d'organiser, de symboliser, de hiérarchiser. C'est l'opposé du symptôme qui, lui, traduit une résistance à une mise en forme. Il faut cependant rappeler que pour l'analyste, le visible n'est pas déterminant. Pour lui, l'habitat de l'être humain, c'est le langage. Une cure psychanalytique passe par la langue, aussi corporelle puisse-t-elle être.
Certes, l'architecture est aussi un langage, un jeu de construction, de communication, de symbolisation. Lorsqu'un espace est conçu,
il se découpe à partir d'un contexte et se construit dans un ensemble urbain existant ou virtuellement existant. Cet élément vient découper de façon nouvelle le tissu urbain comme une phrase se découpe différemment lorsqu'un élément signifiant nouveau y est ajouté. Prenons, par exemple, le syntagme
« la maison verte », qui renvoie à toutes sortes d'images de maison peinte ou recouverte d'un matériau de couleur verte, selon l'imaginaire de chacun. Si l'on y ajoute le complément « de Mario Vargas Llosa », le syntagme en question ne renverra plus à une maison mais à un livre, etc. Pourtant, si on parle d'écriture architecturale il ne s'agit pas, en principe, de message articulé, de dit, de signifié. Cette voie du discours a certes été empruntée par le passé et continue encore de l'être par certains architectes, qui vont parfois jusqu'à compromettre la rationalité architecturale au profit de messages plus ou moins faciles à faire véhiculer par le bâtiment. La tentation est forte de schématiser la complexité d'un langage d'essence sophistiquée par des mises en équation du type
« une bibliothèque = des livres ouverts » qui n'ont pour vertu que de frapper les esprits épris de simplicité.
Cette tendance pourrait être rapprochée de celle guidant une certaine psychologie, qui n'hésite pas, entre autres, à ériger la maison en métaphore du moi. Le sujet est alors conçu comme un moi séparé d'un extérieur, qu'il surplombe du regard. Et cela alors même que l'idée selon laquelle « le moi n'est pas maître en sa propre maison » vient de Freud, qui ajoute : « la troisième vexation de l'homme, c'est d'être réduit à des informations parcimonieuses sur ce qui se joue inconsciemment dans sa vie psychique3 ».
Lacan, avec sa topologie, affranchit la psychanalyse de cette vision duelle, spéculaire, du sujet. Le sujet n'est pas un sac qui contient des organes et un appareil psychique. Loin de l'imaginaire d'un moi faisant enveloppe, le sujet est effet de nouage entre les trois dimensions : réel, symbolique, imaginaire. À partir d'une figure topologique comme le ruban de Möbius, il montre la continuité de structure qu'il peut y avoir entre intérieur et extérieur. Le sujet parlant est façonné par les discours qui l'entourent et le construisent. Cette conception du sujet trouve une manière de réplique dans nombre de projets architecturaux contemporains, où une forme de perméabilité entre l'extérieur et l'intérieur est recherchée. La transparence des façades en est l'exemple le plus simple, mais l'architecture sait prendre d'autres formes plus élaborées pour exprimer cette ambivalence. Que ce soit par les jeux de modéna-ture et de colonnades dans les édifices classiques, les raffinements géométriques de
façade chez Frank Gehry ou Henri Gaudin. Toutes les tentatives actuelles de décomposition de l'enveloppe des bâtiments en une série de filtres qui se superposent, qui sont avant tout un travail sur les limites, pourraient tout aussi bien illustrer cette circulation entre un dehors et un dedans psychique.
Ce qui fait le meilleur de l'acte architectural comme de l'acte analytique, c'est donc bien la mise en jeu de la complexité d'une structure. Mais celle-ci ne saurait se résoudre à l'invention de métaphores et autres figures de rhétorique engendrant des relations de sens binaires, simplificatrices et, somme toute, étrangères au langage de l'architecture comme à celui de l'inconscient. Même si c'est l'attente de bien des demandeurs…
Concevoir, donner forme, construire répond à une fonction essentiellement humaine, celle de la logique signifiante. L'architecture signifie, elle peut présenter, représenter l'histoire, incarner une mémoire, transmettre une culture, un culte, faire trace d'un passage. Mais cela passe avant tout par une écriture qui, par sa singularité, peut renvoyer à un nom propre, à une école et faire signature.


Notes
1. S. Freud, « Constructions dans l'analyse Â», dans Résultats, idées, problèmes, trad. J. Laplanche, PUF, 1985, p. 271.
2. Lorsque Freud parle de ce que nous construisons dans le traitement analytique, il n'emploie pas le verbe bauen, construire, mais plus précisément aufbauen. Le préfixe
auf renforce l'idée de construire sur et donne le sens
figuratif de baser, fonder (Cf. Yann Diener, note de lec-ture sur le livre Délire et construction publiée dans les Cahiers pour une école n° 10).
3. S. Freud, « Une difficulté dans la psychanalyse Â», trad.
F. Cambon, L'Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, pp. 173-187.

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