Projet de l'Arbre Blanc des architectes Sou Fujimoto, OXO, Nicolas Laisné et Dimitri Roussel |
Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN |
Bon gré mal gré, les architectes sont désormais tenus d’œuvrer
avec les promoteurs, devenus incontournables dans la production du cadre
bâti et du logement en particulier. Un carnet de commandes qu’ils
doivent honorer pour continuer à subsister, mais qui donne le sentiment Ã
certains, élevés dans la culture de la loi MOP, de se voir dépossédés
de la mission d’intérêt général énoncée dans la loi sur l’architecture.
De
fait, l’impératif de rentabilité auquel est soumise la maîtrise
d’ouvrage privée impacte leurs conditions d’exercice. Le promoteur est
un acteur pressé, qui a besoin de la confiance de son maître d’œuvre
pour construire et commercialiser rapidement son opération et limiter
ainsi la prise de risque. Choisir un architecte dans le cadre d’un
concours anonyme calqué sur les marchés publics constitue une procédure
qui n’est pas faite pour le rassurer, bien qu’il y soit de temps à autre
obligé sous la pression des collectivités, urbanistes et aménageurs.
Une mise en concurrence des architectes sur la base d’une note
méthodologique et d’un oral (appel d’offres restreint avec note
d’intention) offre plus de gages pour apprécier leur personnalité avant
de se lier pour quelques années. Mais dans les deux cas, il fait partie
d’un jury qui ne partagera pas nécessairement ses critères pour désigner
le lauréat. Un poids auquel il peut échapper dans le cadre d’un contrat
de gré à gré, où il part avec le « cheval » de son choix pour décrocher
le permis de construire. Et quand ce cheval comprend ses attentes,
n’entre pas en résistance, et sait séduire le maire, autant pactiser
avec ce dernier pour capter des marchés.
Dans ce modus operandi, la
question financière est en jeu. Le promoteur est aussi un acteur qui
prend des risques sur un marché très concurrentiel. En d’autres termes,
quelle somme d’argent est-il prêt à investir pour l’achat d’un terrain
et quelle est la marge prévisionnelle minimum qu’il peut accepter ?
Entre ces deux considérations, il gère au plus juste les coûts,
construction, honoraires, assurances, frais financiers,
commercialisation, etc. Et dans cette prise de risque, l’architecte doit
être un bon partenaire. C’est-à -dire accepter de réaliser des études de
faisabilité dans des délais très courts et souvent gratuitement pour
l’aider à établir son compte à rebours ; accepter les maigres indemnités
d’un concours ; accepter un taux d’honoraires plus bas que les seuils
de la loi MOP, avec le risque pour lui de boire la tasse. Certains,
profitant d’une notoriété qu’ils monnaient, ont plus de succès dans la
négociation de ces honoraires…
Dans ce tableau, quelques agences
tirent leur épingle du jeu, prêtes à produire l’image la plus
spectaculaire, la plus séduisante pour décrocher la commande et
développer le projet à moindre coût. Avec l’écueil que l’image tant
désirée accouche, dans le réel, d’une opération bricolée par manque de
moyens, et qui ne résistera pas à l’épreuve du temps.
Dévaluation des compétences
La
qualité a un coût, l’innovation aussi. Les promoteurs sont-ils prêts Ã
s’engager dans l’une et l’autre ? À l’évidence, ils affichent la volonté
d’être force de proposition sur les enjeux environnementaux, les
procédés constructifs vertueux (filière bois), et d’être en phase avec
les évolutions d’une société qui se reconfigure. Ils participent aux AMI
(appel à manifestation d’intérêt) et API (appel à projets innovants) Ã
l’instar des « Réinventer », intègrent ou initient des laboratoires
d’idées (think tanks, fondations), souscrivent à des chartes qualité
(charte du « bien construire » à Bordeaux).
Cet affichage n’en cache
pas moins un quotidien où les architectes souffrent d’une dévaluation de
leurs compétences et d’une dépossession de leurs prérogatives. La
conception ? Elle se réduit bien souvent à l’étude des gabarits, Ã
l’enveloppe et aux espaces communs, halls d’entrée, paliers… Les
promoteurs ont en effet une image précise et stéréotypée des attentes de
leur cible acquéreurs, bridant toute réflexion sur les typologies des
logements. Quand ce ne sont pas leurs équipes qui conçoivent en interne
différents types de produits (c’est ainsi qu’on désigne le logement)
comme un processus industriel. Des designers sont chargés de relooker
cuisines et salles de bains. Revêtements de sols, papiers peints,
peinture, luminaires et prises sont consignés dans un catalogue auquel
il est difficile de se soustraire. Dans ces conditions, la marge de
manœuvre de l’architecte devient ténue.
Le coût du projet ? Les
architectes ne le connaissent pas en règle générale, ce qui évacue toute
velléité de renégociation des honoraires dans l’éventualité où le coût
des travaux serait dépassé (et c’est souvent le cas). C’est aussi
préjudiciable pour le projet, car ils ne sont pas en position de force
lorsqu’il s’agit de trouver des économies. Le promoteur n’a aucune
obligation de dévoiler ce montant, contrairement aux marchés publics.
Le
chantier ? Il n’est pas rare que leur mission s’arrête à l’obtention du
permis de construire, cette signature protégée par la loi sur
l’architecture constituant un sésame dont le promoteur ne peut se
passer. Le chantier est dans ce cas confié à un maître d’œuvre
d’exécution, prêt à accepter des honoraires au rabais. Certaines
sociétés en ont fait leur business… Les architectes revendiquent
pourtant ce suivi, une réelle valeur ajoutée, qui permet de trouver des
solutions avec l’entreprise sans détériorer le projet. Ils doivent
souvent se contenter de la mission VISA architectural, mission allégée
et pas toujours très claire, qui peut se résumer parfois au choix des
couleurs. Dans ce rapport de force, les aménageurs et urbanistes peuvent
jouer un rôle important, contraignant ces maîtres d’ouvrage à accorder
la mission complète1.
Cette manière de produire les logements
aujourd’hui entraîne des dérives que les architectes ne manquent pas de
souligner. Au-delà des anecdotes (« un volume redesigné par les soins du
promoteur pour être plus vendeur », « un changement de matériau en
façades sans consulter l’architecte ») et de tout jugement esthétique,
la mise en garde porte sur la perte de compétence de l’architecte. S’il
ne sait plus construire, peut-il encore dessiner avec une conscience
technique, inhérente à la conception du projet ? Cette mise en garde
porte aussi sur la qualité et la pérennité de la construction du
logement, mises à mal par l’objectif de rentabilité économique à court
terme. Et ce constat s’applique particulièrement à la vente en blocs aux
opérateurs de logements sociaux et intermédiaires et aux investisseurs
pour lesquels il n’y a pas d’enjeu de séduction, contrairement aux
acquéreurs particuliers. Pour cette clientèle-là , une fois les clés
remises, il n’y a pas lieu non plus pour le promoteur d’évaluer
l’opération, d’en vérifier le bon fonctionnement dans le temps (on ne
parle pas ici des vices de construction ou malfaçons couverts par les
garanties), sauf quand il a également la casquette d’administrateur de
biens. Il est passé à d’autres projets, à l’affût de l’image qui
emportera la mise, de brainstormings médiatisés sur les nouveaux usages
où il confortera sa marque. Une course frénétique à laquelle certains
architectes tentent de ne pas prendre part, préférant travailler avec
les foncières qui, en tant que gestionnaires de patrimoine, ont le souci
de la pérennité.
Dans ce portrait, on pressent que les acteurs de
l’immobilier privé ne vont pas se reconnaître. Et il est vrai que
certains entretiens ont été plus nuancés. Il y aurait ainsi autant de
façons de travailler que de promoteurs, et tous ne nourrissent pas cette
défiance à l’égard de l’architecte, accusé de dessiner des plans non
vendeurs, de ne pas savoir conduire les chantiers, encore moins de
construire de manière efficace et économique ; soupçonné aussi d’aller
contre leur logique – alors qu’il est avant tout un prestataire –, de
freiner le projet que ces maîtres d’ouvrage considèrent comme un outil,
et non comme l’œuvre architecturale d’un auteur.
Réceptifs ?
Il
arrive parfois que ces maîtres d’ouvrage soient réceptifs et qu’ils
aient envie de déplacer leurs idées préconçues. Ce respect mutuel permet
alors d’engager un vrai partenariat où chacun dispose de sa liberté
professionnelle et parvient à trouver des points de rencontre.
Tout
serait une question de bons mariages. La promotion immobilière privée
n’est pas un bloc monolithique, ne serait-ce qu’en raison des méthodes
de travail. Quand une entreprise d’une vingtaine de personnes structure
ses équipes autour d’un chef de projet, qui pilote l’opération de
l’acquisition du foncier à la remise des clés, les majors travaillent
par départements avec des développeurs pour chaque compétence – foncier,
montage financier, construction, commercialisation… Dans le premier
cas, le chef de projet maîtrise toutes les contraintes (clientèle, coût,
technique, juridique), peut faire valoir une vision globale et
transversale du montage, et reste l’interlocuteur privilégié de
l’architecte tout au long de la chaîne. Dans le deuxième cas, la
structuration en silos et la mobilité au sein des équipes diluent la
responsabilité du projet et complexifient les échanges avec
l’architecte, chacun de ses interlocuteurs ayant son cahier des charges
et ses contraintes. L’indépendance financière ou l’obligation de
produire des dividendes pour les actionnaires départage aussi ces
acteurs entre les premiers, plus enclins à une souplesse programmatique
et à l’innovation, et les seconds, pour qui « sortir du cadre » engage
un processus lourd et suppose de rendre des comptes à sa hiérarchie,
avec l’éventuel couperet de l’échec.
L’innovation guide cependant
tous les promoteurs, quels que soient leurs profils, dans un système
capitaliste qui a pour moteur la nouveauté ; c’est elle qui fait vendre,
permet de se démarquer des autres et, dans ce mouvement, certains
architectes se montrent proactifs. Limitons-nous aux évolutions
typologiques. Pour l’habitat collectif, elles consistent essentiellement
à lui injecter les spécificités de la maison particulière, modèle qui a
toujours la faveur des Français. Soit la proposition de duplex, de
prolongements extérieurs généreux, qui peuvent se démultiplier ou se
muer en terrasses luxueuses désolidarisées du logement, de pièces en
plus libres à l’appropriation, contribuant à l’élasticité de l’habitat
et des modes de vie. Cette idée de prendre place comme on ferait son
nid, de s’approprier son logement, a fait émerger une typologie
intéressante, le volume capable, vendu à un prix maîtrisé, que les
habitants peuvent aménager selon leurs moyens, leurs besoins et à leur
rythme. Portée par la métropole de Bordeaux, cette réponse au logement
abordable a été délicate à mettre en œuvre au plan juridique et
réglementaire tant les normes applicables à ce programme sont exigeantes
et « standardisantes ». La ténacité de la puissance publique pour faire
aboutir cet habitat singulier s’appliquait aussi aux promoteurs, qui
ont dû faire l’effort de se montrer créatifs, de revoir leurs marges,
d’étirer leur calendrier pour laisser le temps de la réflexion. On
comprend dès lors qu’il est plus facile pour ces acteurs de s’enfermer
dans une production générique, tout en affichant à la tête de leur
activité quelques projets hors normes (ou décoiffants). Un patrimoine
dont on pourra difficilement s’enorgueillir demain.
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