Architectes-promoteurs, un mariage délicat

Rédigé par Cyrille VÉRAN
Publié le 05/09/2019

Projet de l'Arbre Blanc des architectes Sou Fujimoto, OXO, Nicolas Laisné et Dimitri Roussel

Dossier réalisé par Cyrille VÉRAN
Dossier publié dans le d'A n°274 La commande privée de logements aurait-elle généré un système corrosif dans lequel les architectes se retrouvent corsetés ? Nombreux le pensent et ne cachent pas leur inquiétude. D’autres prennent plus de précautions, voyant dans le monde de la promotion immobilière un milieu qui serait plus diversifié qu’on ne le croit. Dans tous les cas, certains promoteurs tiennent à développer leur image de marque et sont prêts à initier des opérations innovantes pour se distinguer. Un affichage qui cache la forêt d’une production nivelée par le bas… le patrimoine de demain.

Bon gré mal gré, les architectes sont désormais tenus d’œuvrer avec les promoteurs, devenus incontournables dans la production du cadre bâti et du logement en particulier. Un carnet de commandes qu’ils doivent honorer pour continuer à subsister, mais qui donne le sentiment à certains, élevés dans la culture de la loi MOP, de se voir dépossédés de la mission d’intérêt général énoncée dans la loi sur l’architecture.
De fait, l’impératif de rentabilité auquel est soumise la maîtrise d’ouvrage privée impacte leurs conditions d’exercice. Le promoteur est un acteur pressé, qui a besoin de la confiance de son maître d’œuvre pour construire et commercialiser rapidement son opération et limiter ainsi la prise de risque. Choisir un architecte dans le cadre d’un concours anonyme calqué sur les marchés publics constitue une procédure qui n’est pas faite pour le rassurer, bien qu’il y soit de temps à autre obligé sous la pression des collectivités, urbanistes et aménageurs. Une mise en concurrence des architectes sur la base d’une note méthodologique et d’un oral (appel d’offres restreint avec note d’intention) offre plus de gages pour apprécier leur personnalité avant de se lier pour quelques années. Mais dans les deux cas, il fait partie d’un jury qui ne partagera pas nécessairement ses critères pour désigner le lauréat. Un poids auquel il peut échapper dans le cadre d’un contrat de gré à gré, où il part avec le « cheval » de son choix pour décrocher le permis de construire. Et quand ce cheval comprend ses attentes, n’entre pas en résistance, et sait séduire le maire, autant pactiser avec ce dernier pour capter des marchés.
Dans ce modus operandi, la question financière est en jeu. Le promoteur est aussi un acteur qui prend des risques sur un marché très concurrentiel. En d’autres termes, quelle somme d’argent est-il prêt à investir pour l’achat d’un terrain et quelle est la marge prévisionnelle minimum qu’il peut accepter ? Entre ces deux considérations, il gère au plus juste les coûts, construction, honoraires, assurances, frais financiers, commercialisation, etc. Et dans cette prise de risque, l’architecte doit être un bon partenaire. C’est-à-dire accepter de réaliser des études de faisabilité dans des délais très courts et souvent gratuitement pour l’aider à établir son compte à rebours ; accepter les maigres indemnités d’un concours ; accepter un taux d’honoraires plus bas que les seuils de la loi MOP, avec le risque pour lui de boire la tasse. Certains, profitant d’une notoriété qu’ils monnaient, ont plus de succès dans la négociation de ces honoraires…
Dans ce tableau, quelques agences tirent leur épingle du jeu, prêtes à produire l’image la plus spectaculaire, la plus séduisante pour décrocher la commande et développer le projet à moindre coût. Avec l’écueil que l’image tant désirée accouche, dans le réel, d’une opération bricolée par manque de moyens, et qui ne résistera pas à l’épreuve du temps.

Dévaluation des compétences
La qualité a un coût, l’innovation aussi. Les promoteurs sont-ils prêts à s’engager dans l’une et l’autre ? À l’évidence, ils affichent la volonté d’être force de proposition sur les enjeux environnementaux, les procédés constructifs vertueux (filière bois), et d’être en phase avec les évolutions d’une société qui se reconfigure. Ils participent aux AMI (appel à manifestation d’intérêt) et API (appel à projets innovants) à l’instar des « Réinventer », intègrent ou initient des laboratoires d’idées (think tanks, fondations), souscrivent à des chartes qualité (charte du « bien construire » à Bordeaux).
Cet affichage n’en cache pas moins un quotidien où les architectes souffrent d’une dévaluation de leurs compétences et d’une dépossession de leurs prérogatives. La conception ? Elle se réduit bien souvent à l’étude des gabarits, à l’enveloppe et aux espaces communs, halls d’entrée, paliers… Les promoteurs ont en effet une image précise et stéréotypée des attentes de leur cible acquéreurs, bridant toute réflexion sur les typologies des logements. Quand ce ne sont pas leurs équipes qui conçoivent en interne différents types de produits (c’est ainsi qu’on désigne le logement) comme un processus industriel. Des designers sont chargés de relooker cuisines et salles de bains. Revêtements de sols, papiers peints, peinture, luminaires et prises sont consignés dans un catalogue auquel il est difficile de se soustraire. Dans ces conditions, la marge de manœuvre de l’architecte devient ténue.
Le coût du projet ? Les architectes ne le connaissent pas en règle générale, ce qui évacue toute velléité de renégociation des honoraires dans l’éventualité où le coût des travaux serait dépassé (et c’est souvent le cas). C’est aussi préjudiciable pour le projet, car ils ne sont pas en position de force lorsqu’il s’agit de trouver des économies. Le promoteur n’a aucune obligation de dévoiler ce montant, contrairement aux marchés publics.
Le chantier ? Il n’est pas rare que leur mission s’arrête à l’obtention du permis de construire, cette signature protégée par la loi sur l’architecture constituant un sésame dont le promoteur ne peut se passer. Le chantier est dans ce cas confié à un maître d’œuvre d’exécution, prêt à accepter des honoraires au rabais. Certaines sociétés en ont fait leur business… Les architectes revendiquent pourtant ce suivi, une réelle valeur ajoutée, qui permet de trouver des solutions avec l’entreprise sans détériorer le projet. Ils doivent souvent se contenter de la mission VISA architectural, mission allégée et pas toujours très claire, qui peut se résumer parfois au choix des couleurs. Dans ce rapport de force, les aménageurs et urbanistes peuvent jouer un rôle important, contraignant ces maîtres d’ouvrage à accorder la mission complète1.
Cette manière de produire les logements aujourd’hui entraîne des dérives que les architectes ne manquent pas de souligner. Au-delà des anecdotes (« un volume redesigné par les soins du promoteur pour être plus vendeur », « un changement de matériau en façades sans consulter l’architecte ») et de tout jugement esthétique, la mise en garde porte sur la perte de compétence de l’architecte. S’il ne sait plus construire, peut-il encore dessiner avec une conscience technique, inhérente à la conception du projet ? Cette mise en garde porte aussi sur la qualité et la pérennité de la construction du logement, mises à mal par l’objectif de rentabilité économique à court terme. Et ce constat s’applique particulièrement à la vente en blocs aux opérateurs de logements sociaux et intermédiaires et aux investisseurs pour lesquels il n’y a pas d’enjeu de séduction, contrairement aux acquéreurs particuliers. Pour cette clientèle-là, une fois les clés remises, il n’y a pas lieu non plus pour le promoteur d’évaluer l’opération, d’en vérifier le bon fonctionnement dans le temps (on ne parle pas ici des vices de construction ou malfaçons couverts par les garanties), sauf quand il a également la casquette d’administrateur de biens. Il est passé à d’autres projets, à l’affût de l’image qui emportera la mise, de brainstormings médiatisés sur les nouveaux usages où il confortera sa marque. Une course frénétique à laquelle certains architectes tentent de ne pas prendre part, préférant travailler avec les foncières qui, en tant que gestionnaires de patrimoine, ont le souci de la pérennité.
Dans ce portrait, on pressent que les acteurs de l’immobilier privé ne vont pas se reconnaître. Et il est vrai que certains entretiens ont été plus nuancés. Il y aurait ainsi autant de façons de travailler que de promoteurs, et tous ne nourrissent pas cette défiance à l’égard de l’architecte, accusé de dessiner des plans non vendeurs, de ne pas savoir conduire les chantiers, encore moins de construire de manière efficace et économique ; soupçonné aussi d’aller contre leur logique – alors qu’il est avant tout un prestataire –, de freiner le projet que ces maîtres d’ouvrage considèrent comme un outil, et non comme l’œuvre architecturale d’un auteur.
Réceptifs ?
Il arrive parfois que ces maîtres d’ouvrage soient réceptifs et qu’ils aient envie de déplacer leurs idées préconçues. Ce respect mutuel permet alors d’engager un vrai partenariat où chacun dispose de sa liberté professionnelle et parvient à trouver des points de rencontre.
Tout serait une question de bons mariages. La promotion immobilière privée n’est pas un bloc monolithique, ne serait-ce qu’en raison des méthodes de travail. Quand une entreprise d’une vingtaine de personnes structure ses équipes autour d’un chef de projet, qui pilote l’opération de l’acquisition du foncier à la remise des clés, les majors travaillent par départements avec des développeurs pour chaque compétence – foncier, montage financier, construction, commercialisation… Dans le premier cas, le chef de projet maîtrise toutes les contraintes (clientèle, coût, technique, juridique), peut faire valoir une vision globale et transversale du montage, et reste l’interlocuteur privilégié de l’architecte tout au long de la chaîne. Dans le deuxième cas, la structuration en silos et la mobilité au sein des équipes diluent la responsabilité du projet et complexifient les échanges avec l’architecte, chacun de ses interlocuteurs ayant son cahier des charges et ses contraintes. L’indépendance financière ou l’obligation de produire des dividendes pour les actionnaires départage aussi ces acteurs entre les premiers, plus enclins à une souplesse programmatique et à l’innovation, et les seconds, pour qui « sortir du cadre » engage un processus lourd et suppose de rendre des comptes à sa hiérarchie, avec l’éventuel couperet de l’échec.
L’innovation guide cependant tous les promoteurs, quels que soient leurs profils, dans un système capitaliste qui a pour moteur la nouveauté ; c’est elle qui fait vendre, permet de se démarquer des autres et, dans ce mouvement, certains architectes se montrent proactifs. Limitons-nous aux évolutions typologiques. Pour l’habitat collectif, elles consistent essentiellement à lui injecter les spécificités de la maison particulière, modèle qui a toujours la faveur des Français. Soit la proposition de duplex, de prolongements extérieurs généreux, qui peuvent se démultiplier ou se muer en terrasses luxueuses désolidarisées du logement, de pièces en plus libres à l’appropriation, contribuant à l’élasticité de l’habitat et des modes de vie. Cette idée de prendre place comme on ferait son nid, de s’approprier son logement, a fait émerger une typologie intéressante, le volume capable, vendu à un prix maîtrisé, que les habitants peuvent aménager selon leurs moyens, leurs besoins et à leur rythme. Portée par la métropole de Bordeaux, cette réponse au logement abordable a été délicate à mettre en œuvre au plan juridique et réglementaire tant les normes applicables à ce programme sont exigeantes et « standardisantes ». La ténacité de la puissance publique pour faire aboutir cet habitat singulier s’appliquait aussi aux promoteurs, qui ont dû faire l’effort de se montrer créatifs, de revoir leurs marges, d’étirer leur calendrier pour laisser le temps de la réflexion. On comprend dès lors qu’il est plus facile pour ces acteurs de s’enfermer dans une production générique, tout en affichant à la tête de leur activité quelques projets hors normes (ou décoiffants). Un patrimoine dont on pourra difficilement s’enorgueillir demain.

Dans tous les cas de figure, ces innovations s’adressent à une population désireuse d’investir dans la pierre. Mais cette aspiration, que boostent les promoteurs dans leurs campagnes publicitaires, n’est-elle pas en cours d’évolution ? Le co-living, qui cible actuellement une population jeune et aisée, semble avoir le vent en poupe car justement, en se rapprochant de l’hôtellerie, il n’engage pas nécessairement un choix de vie sur le long terme. Une offre qui s’accorde aussi au désir des individus de conjuguer l’intimité d’un logement et la mise en partage d’espaces (travail, salle de sport, salon…), instaurant un nouvel art de vivre. Si la France n’est pas à la pointe du mouvement, elle est tout de même dans le jeu avec une trentaine de projets, observe le groupe Terra Nova dans son étude prospective « Habiter dans vingt ans ». Selon cette projection, l’immobilier n’aura guère à voir avec la stabilité qu’encourage la propriété. Consultants et chercheurs présagent une offre de logements assortis d’un bouquet de services associés, qui répondra aux trajectoires de vie et professionnelles de moins en moins linéaires2. Les promoteurs pourraient alors être amenés à se reconfigurer en opérateurs de cette forme d’immobilier serviciel. Certains font déjà valoir des projets de résidences intégrant conciergerie, voitures et vélos électriques ou en autopartage, casiers connectés ou réfrigérés à l’heure de l’e-commerce… Nexity a anticipé cette mutation, la valeur du groupe consistant aujourd’hui à « accompagner le client tout au long de sa vie immobilière ». Dans cette marche en avant, quelle place sera réservée aux architectes ?

La pièce en plus

Dans son offre, le marché immobilier privé entend aussi favoriser la flexibilité et l’évolutivité du logement. En 2012, le groupe Icade déposait le concept Bihome®, développé dans plusieurs opérations à l’instar d’Ynfluences Square, livré à Lyon en 2018. Celui-ci greffe au logement principal un espace de vie doté d’un double accès (dont l’un indépendant) et d’une salle de bains pour divers scénarios d’usages : colocation, familles recomposées, accueil d’un proche, suite parentale, chambre d’adolescent, télétravail…
Dans la résidence du Lac à Bordeaux, la recherche appliquée à cette pièce en plus se complète d’une volonté de la dénormer pour l’inscrire dans l’économie du projet. On demande beaucoup au logement, en termes de performances énergétique, environnementale, économique ; autant d’exigences difficiles à satisfaire compte tenu des budgets qui lui sont réservés. Pour cette opération, les architectes Bruno Rollet et l’agence DND ont donc fait le choix d’opter pour un mode constructif et une matérialité simples afin de concentrer les moyens sur la qualité d’usage et l’espace. Cette pièce supplémentaire de 10 m2, livrée hors d’eau et hors d’air, n’est pas chauffée, pas équipée, encore moins labellisée. Autant de caractéristiques lui valant l’appellation de « séchoir » lors du dépôt de permis de construire. Mais l’habitant bricoleur peut l’investir à son goût, pour en faire un atelier, un espace de travail, une chambre d’ami… Cet espace supplémentaire apparaît aussi comme un levier pour favoriser les parcours résidentiels : le T2 peut évoluer en T3, T3 en T4 et le T5 duplex en studio + T3 duplex. Séparé du logement par la terrasse, il renvoie à ce qui fait souvent la spécificité d’une maison : ses appendices, cabane, garage, abri de jardin, qui prolongent son chez-soi, étirent les déplacements. Cette configuration découle de la fragmentation du projet en plots. Six d’entre eux sont reliés deux à deux par ces terrasses et pièces supplémentaires. Cette morphologie s’acquitte également des règles que les architectes se sont données au départ – double orientation pour tous les logements, paliers éclairés naturellement, séjour positionné en angle… Règles qui devaient façonner l’identité du projet dans un contexte offrant peu de prise à la conception. Le terrain, un site délaissé, est l’un de ceux proposés lors de la consultation « 50 000 logements » autour des axes de transport collectif, initiée par la FAB (Fabrique de Bordeaux Métropole). Rappelons que cette consultation avait pour moteur une réflexion sur l’innovation en termes d’usages et sur la taille des logements, avec des speed dating organisés entre promoteurs et architectes. Pour cette équipe, le mariage semble avoir réussi.

[ Maître d’ouvrage : Eiffage Immobilier + Axanis
Équipe architectes : DND + Bruno Rollet
Programme : 156 logements (social, accession maîtrisée et accession libre) construits en deux tranches, avec une pièce en plus dans 60 logements
Surface : 7 900 m2 SHAB
Coût des travaux : 10 millions d’euros HT
Coût de sortie moyen : 2 500 euros TTC/m2 SHAB
État d’avancement : tranche 1 livrée en mars 2018 ]

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