Dossier réalisé par Maryse QUINTON À contre-courant des poncifs éprouvés du marketing, Aesop oppose discrétion et amour des matériaux pour créer des boutiques sur mesure, inspirées des lieux et des quartiers où elles s’installent. Devenue culte, la marque australienne de cosmétiques entrevoit l’architecture comme un puissant outil de communication pour sa clientèle de niche. |
De Kyoto à New York en passant par Berlin, nombreuses sont les marques qui, jouant sur la constance, souhaitent être immédiatement identifiables. Des concepts uniques et des codes identiques déclinés de la même manière aux quatre coins de la planète afin que le client ne s’y trompe pas. Le contexte local, excepté celui de l’économie, est généralement hors propos. Seuls comptent l’enseigne, la taille de la vitrine et l’emplacement, le plus central si possible.
Fondée par Dennis Paphitis en 1987 à Melbourne, la marque Aesop a opté pour la stratégie inverse. Ancien coiffeur, l’Australien d’origine grecque a jeté les bases de sa success story en ajoutant des huiles essentielles dans les produits qu’il utilisait pour masquer l’odeur d’ammoniac. Il a ainsi développé une gamme capillaire, avant de se tourner vers les mains, le corps, puis le visage, animé par la volonté d’utiliser des ingrédients de bonne qualité, plus intelligemment. Depuis, cette marque de cosmétiques en pleine croissance a mis l’architecture au cœur de son positionnement commercial. L’idée d’une chaîne répétitive et sans âme est d’emblée évacuée au profit de lieux soigneusement pensés et d’emplacements habilement choisis. Et ce n’est pas seulement pour assouvir sa passion pour l’architecture que Dennis Paphitis mise sur cette stratégie. Il estime qu’un espace architecturalement intéressant est propice à la vente et qu’acheter une crème peut aussi être l’occasion d’une expérience sensorielle. Le discours peut prêter à sourire mais la croissance d’Aesop est sans appel : 140 boutiques à travers le monde, une quarantaine d’ouvertures par an et un chiffre d’affaires qui affole les compteurs. Le tout, sans publicité.
Une expérience spatiale
La philosophie développée par Aesop occupe une place à part dans le monde des cosmétiques. Les vitrines agressives et clinquantes ? Très peu pour Dennis Paphitis, que l’on dit perfectionniste à l’extrême et obsédé par le détail. Une marotte que l’on retrouve dans chaque boutique, unique. La première ouvre à Melbourne en 2003, dans une ancienne rampe de parking transformée pour l’occasion. Jusqu’alors, les produits étaient vendus dans des espaces multimarques et des grands magasins. Il n’y avait pas d’espaces tangibles pour partager l’univers de la marque, qui montre aujourd’hui une volonté de prolonger spatialement l’expérience offerte par les produits, avec un accueil attentif, une lumière naturelle, un éclairage mesuré et discret, une musique qui varie selon la journée, des textures qui incitent au toucher, et enfin des matériaux parfaitement mis en œuvre. C’est ainsi qu’Aesop s’est affranchi de la publicité conventionnelle et de la dimension ostentatoire de la cosmétique. Les boutiques font à elles seules l’événement et la visibilité de la marque qui cible une clientèle urbaine et haut de gamme.
L’anti « chaîne »
Le self-service n’est pas de mise chez Aesop. D’où l’idée d’avoir des boutiques de taille modeste, des espaces maîtrisables. Au gré des budgets et des opportunités, les lieux ne sont pourtant jamais choisis au hasard. La marque australienne investit des quartiers en devenir, des rues parallèles ou perpendiculaires aux artères commerçantes incontournables, pour éviter certaines cohabitations trop grand public, mais aussi l’évidence : à Paris, la rue Tiquetonne plutôt que la rue Montorgueil ; la rue Condorcet plutôt que la rue des Martyrs. Dans le quartier de Mitte, à Berlin, c’est au bout d’Alte Schönhauser Strasse. À Londres, Shoreditch n’était pas ce qu’il était quand Aesop s’y est installé. Néanmoins, la prise de risque reste faible et Aesop sait parfaitement où se trouve sa cible, plutôt prévisible.
Chaque boutique est envisagée comme une exploration architecturale qui cherche à tisser des liens étroits avec son quartier. Pas question de plaquer une recette toute faite. Les matériaux locaux, bruts, non transformés, sont privilégiés, tout comme les textures sont systématiquement présentes. Le mobilier est chiné au cas par cas. L’identité d’Aesop se lit dans la répétition des produits, disposés en masse, de façon sérielle. Avec leur couleur ambrée et leurs étiquettes crème et noires, les produits immédiatement reconnaissables sont rangés avec une précision millimétrique. Une uniformité et une sobriété furieusement efficaces, qui laissent tout entière la place à l’architecture.
À Paris, Melbourne ou Oslo, les architectes se doivent de comprendre la philosophie de la marque et de considérer chaque contexte avec déférence. Pas d’enseigne criarde ou de logo lumineux : Aesop mise sur la discrétion et la retenue. Ainsi, il n’y a pas de cahier des charges, si ce n’est les impondérables du protocole : l’évier, le comptoir, les étagères. La stratégie consiste à garder au maximum ce qu’il est possible de conserver, tout en s’insérant discrètement dans l’existant. Ce peut être un sol à première vue inesthétique à Paris, rue Condorcet, ou des murs décrépis sur Madison Avenue à New York. Les surprises viennent ainsi de l’inattendu. Dans la boutique de la rue Condorcet, l’espace traversant, scindé en deux volumes, s’avère idéal pour installer le service de vente on line d’Aesop. Le lieu a spontanément nourri le programme en dictant une nouvelle fonction, une activité permanente dans cette rue au demeurant assez peu commerçante.
Une architecture de l’intuition
Chaque boutique est l’occasion d’une nouvelle histoire. Aesop fait appel à des architectes locaux. Certaines collaborations sont plus longues que d’autres. Les Français du collectif ciguë ont déjà réalisé plusieurs boutiques en France et en Angleterre, tout comme l’agence australienne March Studio, qui compte une douzaine de points de vente à son actif. Quand le budget ne permet pas de faire appel à une collaboration extérieure ou que les délais sont trop courts, les boutiques sont dessinées en interne car la marque emploie également des architectes. Aesop dit fonctionner à l’intuition, choisir au feeling les architectes avec qui elle travaille, au gré des hasards et des rencontres. Rodney Eggleston (March Studio) était le voisin de Dennis Paphitis ; Ilse Crawford (Studioilse) est une intime ; ciguë a été découvert chez Merci, le concept store parisien qui distribuait leurs meubles. Dernièrement, des noms bien connus sont venus grossir les rangs : Snøhetta a réalisé à Oslo pour la première adresse norvégienne et Paulo Mendes da Rocha s’est attelé à la tâche à São Paulo. S’il n’y a pas de brief à proprement parler, les architectes sont orientés par des références, des univers visuels qui n’ont parfois rien à voir avec l’architecture : les photographies érotiques de Carlo Mollino pour la boutique du Corso Magenta à Milan, une citation d’un poète norvégien à Oslo, l’univers du marquis éponyme à Condorcet. Il s’agit ensuite de faire preuve de souplesse et d’adapter le projet au fur et à mesure de ce qu’un lieu révèle puisqu’il n’y a pas de concept à suivre. Ainsi, certaines choses sont décidées in situ, au fil du chantier. L’artisanat occupe une place prépondérante, avec une réelle volonté de promouvoir les savoir-faire locaux.
Chez Aesop, on confie volontiers que la stratégie de développement est à l’opposé de tous les poncifs éprouvés du retail et des codes traditionnels du marketing : être le plus visible et le plus mainstream possible, faire appel aux célébrités pour vanter les mérites de la marque, payer des pleines pages de publicité dans les féminins. Pour autant, cette stratégie à contre-courant est devenue un positionnement très fort, l’identité même de la marque. Parfaitement huilée, elle trouve un écho particulier dans une époque où la frugalité, l’authenticité et le retour aux valeurs simples n’ont jamais été aussi vendeurs.
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N° 245 - Juin 2016
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