(6/7) Innover d’urgence. Entretien avec Marc Barani

Rédigé par Karine DANA
Publié le 29/04/2022

Projet de logements dans le quartier Brazza à Bordeaux, à usages flexibles et réversibles. Collaboration réunissant architecte, bureaux d’études, universités et laboratoires de recherche

Dossier réalisé par Karine DANA
Dossier publié dans le d'A n°298

En revenant sur son expérience de construction innovante de « plancher capable » bois et béton, l’architecte marc Barani nous explique l’importance de s’inscrire aujourd’hui dans de nouveaux cadres d’intervention, de recherches et de procédures. Défenseur d’une approche très contextualisée de la construction béton, il explique combien les stratégies d’hybridation constituent désormais de nouvelles opportunités pour penser le projet.

D’a : Vous avez travaillé sur des procédures liées à la possibilité d’innover au sein du processus même de construction, en adaptant la réglementation au projet. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ? 

En 2015, nous avons en effet travaillé sur la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (loi LCAP), et nous avons mis en place avec le groupe Innover le « permis de faire », autorisant les innovations contrôlées à des fins d’intérêt public. 

Ce permis repose sur l’idée que, pour innover, il faut pouvoir adapter les réglementations. En effet, les normes sont issues de raisonnements impliquant les industriels, les institutions d’État, les assurances, etc., mais elles ne sont pas toujours adaptées à l’architecture ni à l’innovation. Aujourd’hui, le « permis de faire » existe et pourrait constituer une chance pour tester de nouveaux modes constructifs, mais les architectes ne s’en sont encore jamais saisis. Il offre pourtant l’occasion d’impliquer une procédure expérimentale au sein d’un projet, de créer autour une dynamique de recherche avec une équipe pluridisciplinaire, de tester si la proposition constructive fonctionne, d’y associer une assurance spéciale et, par la suite, d’adapter la réglementation. Il est pratiquement impossible de lancer de nouveaux systèmes constructifs sur le marché, sans un investissement lourd et coûteux. Consciente de ce problème la Caisse des dépôts et consignations a lancé, en écho à ce permis, et en partenariat avec les ministères de la Culture, du Logement et de l’Environnement, un appel à projets pour « une architecture de la transformation », porté par le Lab CDC. 

Nous avons été lauréats de cette consultation – avec un maître d’ouvrage, SNI Sud- Ouest, une équipe de maîtrise d’œuvre où nous sommes associés à Khephren ingénierie, Alto, Lamoureux et l’École nationale supérieure des technologies et industrie du bois d’Épinal –, et nous avons proposé l’idée d’un « plancher capable » dont la structure mixte bois/béton permet de porter jusqu’à 12 mètres, de faire circuler à l’intérieur tous les fluides et ainsi de libérer de grands plateaux disponibles et flexibles. Le Lab doté de 100 000 euros nous a permis de développer le concept et de le matérialiser. Ce projet va voir le jour dans le cadre d’une opération réversible de logements-bureaux dans le quartier de Brazza, sur la rive droite de Bordeaux, dont l’architecte Youssef Tohme est l’urbaniste. Nous sommes actuellement en phase d’étude PRO, travaillons avec le CSTB, et avec Ingénéco Technologie, une AMO d’ingénierie conseil en innovation. Nous allons, par ailleurs, proposer une exécution collaborative avec l’entreprise retenue pour le projet, à la suite de quoi, si tout va bien, nous construirons. Sans ce collectif de travail et cet appui financier, nous n’aurions jamais pu commencer ce projet.

L’autre enseignement de cette expérience est qu’il faut faire entrer les entreprises plus tôt dans le processus de conception. C’est un point crucial si on veut développer de nouveaux dispositifs constructifs. J’ai, d’ailleurs, milité à ce titre auprès du ministère. Cela signifie lancer un APD+ suffisamment détaillé pour cadrer le prix et passer un appel d’offres. Ainsi, l’entreprise choisie développe le projet avec la maîtrise d’œuvre et, s’il aboutit, elle le construit. 

 

D’a : À l’étranger, ces synergies de recherche appliquée sont-elles plus courantes ?

Dans les pays de l’axe anglo-saxon, au sein de learning centers ou de clusters, ces dynamiques de travail et de production existent déjà. Aux États-Unis, dans le cadre de projets post-diplômes, par exemple, les groupements sont constitués d’architectes, d’ingénieurs, d’industriels, mais aussi de fabricants de logiciels. Ils ont compris qu’il y avait un énorme gain de productivité possible dans le bâtiment, car ce domaine est très archaïque... Je regrette que les écoles d’architecture françaises ne prennent pas suffisamment cette direction et peinent à mesurer la révolution numérique en cours, notamment celle qui touche l’IA et l’univers de la simulation. On se rend toutefois compte que les jeunes architectes s’intéressent à ces nouveaux partenariats, réfléchissent aux conditions du projet, cherchent à créer leur commande et qu’ils ont une conscience aiguë de la matière et des matériaux, mais ils ne sont pas associés à des dispositifs de production à grande échelle. Il faut les aider à faire partie de ces structures de recherche et d’alliances nouvelles à partir des écoles d’architecture et des post-diplômes. 

 

D’a : Dans cette perspective de recherche critique, comment adapter la réglementation à la vie ?

Parallèlement aux transitions écologiques et numériques en cours, il faut comprendre que l’on vit une transition réglementaire dans le monde de la construction. Il existe en effet de nouveaux règlements qui ajoutent encore des strates de normes supplémentaires, au regard du climat, de la production de CO2 et des nouveaux matériaux, ou en tous les cas de nouveaux assemblages de matériaux. Toutefois, dans la pratique, on se rend compte que le cadre réglementaire est mal adapté aux évolutions constructives. On a peut-être oublié qu’une réglementation doit dire quelque chose de notre culture. 

Sur ce point, j’ai été très étonné par l’approche de la réglementation incendie appliquée dans une école que j’ai récemment visitée à Copenhague. Le bâtiment sur plan carré libère un grand atrium central avec en périphérie toutes les salles de cours vitrées. À première vue, on pouvait s’étonner qu’ils aient eu autant de budget pour que toutes ces parois vitrées répondent aux normes de sécurité incendie. Après m’être renseigné, j’ai appris que ces parois n’étaient pas coupe-feu comme la réglementation française l’aurait imposé ! En effet, la réglementation en vigueur au Danemark privilégie la vie collective et les espaces ouverts et lumineux, pour pouvoir bien vivre ensemble, même quand il fait nuit à 15 heures avec - 10 °C à l’extérieur. C’est un bon exemple de collectivité qui s’est donné les moyens pour que ses habitants vivent en toute sécurité dans des espaces ouverts avec d’autres biais de défense incendie que les nôtres, des dispositifs de désenfumage importants, du sprinklage, etc. En France, une telle situation est impossible car d’autres priorités sont à l’œuvre. Aujourd’hui, il n’y a pas de vision d’ensemble ni de priorité explicite sur les manières d’habiter un espace. Et l’on donne cette responsabilité aux technocrates. Alors, on croule sous l’avalanche des normes. Pourquoi ne pas regarder les réglementations européennes et conserver les plus simples, au lieu de les cumuler et de maintenir les plus compliquées ? 

Si on raisonnait par « intentions » pour élaborer une norme, cela changerait tout... Travailler sur les règles deviendrait alors intéressant et ferait partie intégrante de la recherche architecturale. Il faut pouvoir penser les problématiques liées à l’économie d’énergie, à la consommation de gaz à effet de serre, au confort, à l’économie tout court et à la qualité de l’espace dans un même temps. Or, aujourd’hui, la réglementation ne fait que compiler la somme des contraintes. La multiplication des avis techniques, la présence de bureaux de contrôle de moins en moins inventifs sont issues d’une logique de risques et de garanties. La valeur du bien, la valeur matérielle, compte alors plus que la valeur d’usage. 

 

D’a : Quel regard portez-vous sur l’hybridation dans votre pensée du projet ?

L’hybridation est pour moi synonyme de richesse de pensée, de profondeur. Elle favorise l’oxymore, une figure de style qui m’intéresse parce qu’elle booste l’imaginaire. Je pense toujours les bâtiments de manière hybride. 

Lorsqu’il s’agit des matériaux, la réflexion s’engage plutôt sur la pertinence de leurs caractéristiques et de leur mise en œuvre dans le projet. Performance structurelle, résistance à l’eau ou au feu, aux intempéries, présence physique et esthétique ; il est très rare qu’un matériau puisse satisfaire toutes les exigences du projet. Nous avons été les premiers à mettre au point un matériau composite, pierre de 5 mm collée sur un nid d’abeille, pour mettre en œuvre un composant de façade léger et inaltérable. Notre projet de « plancher capable » en est un autre exemple. Il est par ailleurs intéressant de chercher à comprendre comment les matériaux ont été utilisés de manière traditionnelle en fonction de leur disponibilité. Le minéral à l’extérieur, le bois à l’intérieur, un classique ! Toutefois, on se rend compte, encore aujourd’hui, que ce n’était pas si stupide... De ce point de vue, je suis un traditionaliste. On a construit pendant des millénaires d’une certaine manière et il est intéressant de rendre ces principes de construction contemporains, de les adapter aux sites et au climat grâce à la puissance de feu du numérique. 

Une fois le constat établi qu’il faut revenir à une pensée hybride de la construction, on se heurte au système en place qui relève d’une certaine radicalité héritée du xxe siècle, une sorte de pensée unique très établie qui, en l’occurrence, après avoir favorisé le tout-béton, préconise le tout-bois. Or, tout se passe dans l’assemblage, de nos jours. De ce point de vue, la vérité constructive sera hybride.

Certaines expériences en cours sont, à ce titre, passionnantes. L’ENSTIB d’Épinal cherche actuellement à souder du bois en le chauffant, pour ne plus utiliser de colle. Et concernant les assemblages du « plancher capable » – des planches de bois de chauffage –, des essais ont été lancés pour usiner des dièdres sur chaque face afin que les planches s’immobilisent entre elles, évitant là aussi de recourir à la colle. 

Le matériau bois utilisé dans la construction représente une nouvelle chaîne de production. C’est enthousiasmant. D’autant plus que cette filière pousse celle du béton à se remettre en question et à proposer toute une série de nouveaux produits. Sans compter tous les nouveaux matériaux, notamment issus des biotechnologies, qui ne manqueront pas d’arriver sur le marché. 

 

D’a : Que génère cette pensée mixte et empirique dans la manière de mener le projet ?

Cette pensée par hybridation et par assemblage change le développement du projet. Aujourd’hui, le processus de conception est beaucoup moins linéaire. On ne peut plus partir d’une vision générale du projet (le plan de masse) et enchaîner progressivement les échelles jusqu’aux détails. La démarche doit être plus itérative, et il faut souvent développer et détailler certaines parties du projet pour fiabiliser la faisabilité technique et les coûts. Dans le cas contraire, la tyrannie des avis techniques prendra le dessus, et le projet perdra de sa substance. La notion d’assemblage comme méthode pour innover ou en réponse spécifique à un contexte donné provoquera une architecture de catalogue et un appauvrissement du cadre de vie. L’architecte doit donc être agile dans cette mosaïque et travailler avec les bons interlocuteurs, très en amont, autour de son projet. 

Est-ce par la construction que l’architecture va bouger ? Pas seulement, mais je me sens bien dans cette idée. Comment construire autrement ? Comment générer des bâtiments avec moins de matière, comment libérer l’espace, comment se protéger des intempéries, comment diminuer les coûts de construction ? Il faut retrouver du sens au regard de l’histoire de la construction et de l’histoire des matériaux et localiser toutes ces thématiques. Construire tout en bois n’a pas de sens partout ! À Nice, par exemple, car il faut de l’inertie et qu’il n’y a pas les ressources locales non plus. Dans les Alpes, c’est différent ! Il s’agit d’une pensée multicritère qui concerne le climat, les ressources, le circuit d’approvisionnement, les processus de construction, etc. Et si nous lançons des systèmes constructifs qui permettent de gagner du temps, nous trouverons des leviers économiques. La force de Lacaton & Vassal est justement d’être partis du système constructif pour diminuer les coûts et augmenter les surfaces. Et pour mettre cela en place, ils ont travaillé sur l’optimisation de tous les éléments constitutifs de leurs bâtiments. Ils prouvent qu’en intervenant sur toute la filière on peut changer les choses. Gilles Perraudin avec la pierre, Peter Zumthor avec le bois, Hassan Fathy avec la terre, Simon Vélez avec le bambou, Shigeru Ban avec le carton, Frei Otto avec le textile, par exemple, ont eu la même démarche. Voilà, on peut donc encore rester raisonnablement optimistes ! 

 

D’a : Comment envisagez-vous la place de l’architecte dans cette dynamique de création telle que vous la défendez ?

Les sujets d’infrastructure, comme le projet du tramway de Nice, m’ont beaucoup aidé à comprendre combien les situations de complexité étaient du ressort des architectes. Nous étions alors les seuls à pouvoir faire entrer un ouvrage d’art dans un site aussi étroit. Il y avait une telle complexité spatiale, technique et fonctionnelle que seul un architecte pouvait, grâce à sa formation, gérer cela. 

Cette expérience a profondément marqué notre travail. J’en ai gardé comme principe d’enrichir le projet en accueillant les contraintes, en les hiérarchisant, et en cherchant leur traduction architecturale. L’architecte sait gérer la complexité, c’est inhérent à sa formation. Il faut renforcer cette capacité à faire un projet de manière holistique. Notre époque de profondes mutations devrait fortement nous y inciter. Il faudrait pouvoir intervenir sur nombre de sujets qui entravent aujourd’hui les projets, qu’ils soient réglementaires, techniques ou programmatiques. On pourrait participer à la définition d’un art de vivre et d’une esthétique à partir de ces nouvelles contraintes. Il y a des limites à se passer des architectes ou à leur demander de faire principalement du façadisme. En économie libérale, l’architecte est appelé soit pour la plus-value esthétique, c’est-à-dire médiatique, qu’il peut produire, soit pour intervenir dans un système de production dont il ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissant. 

En France, l’architecture est encore régie par la loi de 1977 qui la déclare d’intérêt public. Profitons-en.
Les situations de transition permettent de rebattre les cartes. Nous commencerons à être influents à partir du moment où nous infiltreront certains circuits de décisions et que nous serons à même de créer des conditions de recherches. On vit aujourd’hui une sorte de pragmatisme salutaire qui vise à consommer moins d’énergie pour construire, à utiliser le moins de matière possible, à réduire drastiquement la pollution dans le bâtiment. Les architectes doivent intervenir pour modéliser cela et réfléchir à l’articulation de toutes ces nouvelles contraintes et les traduire dans un projet. Nous sommes à un moment charnière, et c’est une chance. 

En créant des dispositifs de recherche en lien avec les universités, les laboratoires, les bureaux d’études, les entreprises, les industriels, nous pourrons influer ensemble sur une politique générale qui doit défendre un art de vivre, une culture de l’habité. Ce projet de transformation de nos manières de faire n’est pas du tout utopique. On pourrait le mettre en place et en généraliser la pratique. J’y crois vraiment. Et peut-être que les situations de réhabilitation, qui ne sont pas complètement encadrées par la nouvelle réglementation, vont continuer à créer des précédents et à faire évoluer les conditions du projet dans la construction neuve. Aujourd’hui, le sujet de la réhabilitation transforme beaucoup d’attitudes. C’est passionnant, et cela permet de réfléchir autrement.

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