(5/6) Après la réforme. Entretien avec Simon Teyssou, directeur de l’ENSA de Clermont-Ferrand

Rédigé par Guillemette MOREL-JOURNEL
Publié le 05/12/2021

Dossier réalisé par Guillemette MOREL-JOURNEL
Dossier publié dans le d'A n°295

Simon Teyssou est architecte et exerce en Auvergne au sein de l’Atelier du Rouget, lauréat du prix d’architectures 2020 pour la station de pleine nature de Mandailles-Saint-Julien. Il enseigne le projet à l’ENSA de Clermont-Ferrand depuis 2004, école dont il a pris la direction en 2018 – il fait donc partie des rares architectes praticiens et enseignants à occuper cette fonction. C’est à ces titres que nous avons souhaité connaître son point de vue sur la réforme des écoles et des missions des enseignants.

D’a : Le décret de 2018 a modifié en profondeur le statut des écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA), transformant aussi bien le fonctionnement des instances que le statut des enseignants-chercheurs. Trois ans après, peut-on faire un premier bilan de son application ?

Simon Teyssou : Le décret étend aux ENSA les grands principes et modalités de gouvernance communément appliqués dans les autres établissements d’enseignement supérieur. Reste la question des moyens affectés aux ENSA pour faire vivre cette réforme dans de bonnes conditions. En effet, calquer les modalités de gouvernance des universités et les mettre en Å“uvre dans les ENSA ne va pas de soi. Cela pose la question de l’échelle de nos établissements respectifs. À titre d’exemple, le recrutement des enseignants titulaires et associés relève dorénavant des ENSA. Or aucun moyen supplémentaire n’a été affecté à nos écoles pour assumer cette nouvelle charge, autrefois assumée par la centrale.

Un large consensus se dégage pourtant autour de l’idée selon laquelle le décret de 2018 est salutaire pour les ENSA. La réforme a été globalement bien acceptée, au prix néanmoins d’une complexité de mise en Å“uvre souvent difficile à absorber dans nos écoles, modestes en taille pour la plupart d’entre elles. Elle a nécessité un investissement considérable des personnels.

 

D’a : En tant que directeur d’école, que pensez-vous des missions des ENSA et de leur mode de gouvernance ?

Une hétérogénéité des modalités de gouvernance propres aux ENSA a été mise en évidence par le rapport de l’Igac (Inspection générale des affaires culturelles). Ces différences sont liées à la culture propre de chaque établissement. Dans le meilleur des cas, la directrice ou le directeur pilote l’établissement dans une optique collégiale. Mais parfois, la limite de responsabilité entre les différentes instances (CA ou CPS) entre elles et avec la direction n’est pas claire. Des dérives ont été constatées. Ainsi, la gouvernance des ENSA demanderait à faire l’objet de petits ajustements pour la rendre plus opérante.

À Clermont-Ferrand, la situation est très apaisée ; notre président du conseil d’administration, André Marcon, est une personnalité extérieure. Cela ne veut pas dire qu’il faille ériger notre situation en modèle unique, mais je peux témoigner du confort et de la pertinence que représente notre fonctionnement.

 

D’a : En tant qu’enseignant de projet, pensez-vous que la spécificité des études d’architecture est compatible avec les exigences académiques de l’enseignement supérieur en général ?

Oui, je le pense. Je suis surtout convaincu qu’il est complètement stérile d’opposer les enseignants entre eux, d’un côté les académiques, de l’autre les praticiens. D’ailleurs dans le laboratoire de recherche de l’ENSA de Clermont-Ferrand (Ressources), aujourd’hui UMR (unité mixte de recherche), dirigé par Jean-Baptiste Marie, nous cultivons leurs interactions et collaborations. Il en est de même pour les activités pédagogiques.

 

D’a : En tant qu’architecte praticien au sein de l’Atelier du Rouget, la formation dans les écoles vous semble-t-elle satisfaisante ? Voyez-vous une évolution depuis vos propres études à Clermont-Ferrand ? Quelles sont selon vous les priorités de l’enseignement de l’architecture, comment faites-vous pour les assurer au mieux ? En termes de fonctionnement, ressentez-vous de grandes différences entre les écoles parisiennes et celles implantées en région ?

La formation à l’ENSACF s’est considérablement améliorée depuis vingt à vingt-cinq ans. La montée en compétences est réelle. Très ouvert, le jeu des recrutements y est pour beaucoup. Une grande confiance est aussi laissée aux jeunes architectes.

Par ailleurs, l’école a entrepris un gros travail ces cinq dernières années pour préciser son projet d’établissement, lequel s’est considérablement éclairci. L’école sait aujourd’hui faire le récit de ce qu’elle est, et de ce qu’elle veut être dans les prochaines années. Fidèle à son histoire et à son implantation géographique dans le Massif central, l’ENSACF cultive sa singularité dans le paysage des ENSA françaises. Alors que nombre d’entre elles semblent défendre l’international comme dimension capitale de la formation, l’école de Clermont-Ferrand se tourne clairement vers son milieu local, ou sa biorégion, le Massif central, et notamment ses ruralités, ses petites et moyennes villes ainsi que sa métropole clermontoise.

Nous pensons qu’un établissement comme le nôtre a pour vocation de stimuler le débat public local sur la transformation du cadre de vie en apportant une forme d’expertise grâce aux travaux d’étudiants, aux actions culturelles menées par l’école, aux travaux de nos doctorants et enseignants-chercheurs. Par ses hypothèses de projet, notre communauté étudiante et enseignante fabrique des imaginaires stimulants en convoquant de nouveaux paradigmes. Il s’agit de bouger les lignes sur notre territoire, très concrètement, en évitant l’écueil de projets hors sol. En parallèle, l’ENSACF souhaite explorer les outils de conception dans la pédagogie du projet notamment dans deux registres : l’entrelacement des échelles, ou la pensée transcalaire, et l’expérimentation au sens large.

À la suite de Félix Guattari, à qui nous empruntons « ses Â» trois écologies, il nous a semblé que développer une sensibilité à l’écologie environnementale dans l’établissement était insuffisant. Nous souhaitons tout autant mettre l’accent sur l’écologie sociale et sur l’écologie mentale. La première nous invite à mieux considérer notre rapport aux réalités économiques et sociales, lesquelles nous parlent des liens entre les hommes au sein de chaque société dont ils participent, à différentes échelles (la famille, la communauté, l’école, le territoire, la planète). Elle nous interroge sur notre capacité à développer un esprit collaboratif. La deuxième questionne notre subjectivité, notre capacité à nous individuer dans le monde, à cultiver l’invention et l’altérité. À l’avenir, nous souhaitons mieux incarner ces trois écologies. Nous souhaitons que nos étudiants soient davantage armés pour fabriquer des imaginaires stimulants et convoquer de nouveaux paradigmes pour construire le monde de demain.

Nous assumons aussi qu’en tant qu’institution et pédagogues, nous n’avons pas toutes les réponses, loin de là. Dans un monde devenu très incertain, nous sommes incapables d’objectiver ce qui se passe. Comme les étudiants, les enseignants-chercheurs sont des apprenants. Il s’agit d’explorer l’inconnu ensemble, d’imaginer collectivement les solutions de demain.

 

D’a : Le ministère de la Culture, et plus spécifiquement la Direction de l’architecture, sont-ils à l’écoute des ENSA, par-delà la mission confiée à l’Igac et la production de son rapport ? Comprenez-vous pourquoi ce rapport n’a pas été diffusé, mais seulement restitué oralement et partiellement ici ou là ? Les 42 Â« recommandations Â» qui la concluent vous semblent-elles à même de résoudre les problèmes fondamentaux ?

La Direction de l’architecture est à notre écoute, là n’est pas le sujet. Mais dispose-t-elle des moyens humains et financiers pour faire plus que nous écouter ? Voilà la vraie question. Globalement, nous souscrivons collectivement aux 42 recommandations du rapport de l’Igac, dont les rapporteurs nous ont présenté les grandes lignes lors d’un récent collège des directeurs. Les constats du rapport coïncident avec les nôtres. Nous sommes toutefois toujours dans l’attente d’un calendrier de mise en Å“uvre de ses recommandations.

Et, non, comme toutes les directrices et directeurs des ENSA, je ne saisis pas quel est l’intérêt à ce que le rapport reste confidentiel.

 

D’a : Plusieurs enquêtes et articles ont récemment soulevé la question de la santé des étudiants en école d’architecture, pointant notamment le phénomène de la charrette. La tutelle évoque en réponse l’hypothèse de la réduction du nombre d’heures enseignées. Qu’en pensez-vous ?

J’espère que la réduction des heures enseignées n’est pas vue comme une astuce pour résoudre la crise des ENSA ! L’enseignement de l’architecture demande des moyens supplémentaires à la hauteur des enjeux qui sont les nôtres. La France est l’un des pays d’Europe qui forme le moins d’architectes, avec 30 000 architectes inscrits à l’Ordre, contre 56 000 en Espagne, 111 000 en Allemagne et 160 000 en Italie. Les effectifs étudiants des 20 ENSA françaises n’ont pas bougé depuis vingt ans, stabilisés à hauteur de 20 000 Ã©tudiants, quand ceux de l’enseignement supérieur ont progressé de 20 % et celui des écoles publiques d’ingénieurs de 16 %. L’attractivité de la formation est pourtant bien réelle, puisque seuls 15 % des vÅ“ux en ENSA sur Parcoursup trouvent une issue favorable. Les écoles d’architecture ont aussi vocation à former des étudiants qui ne seront pas tous maîtres d’œuvre, ne l’oublions pas. Nous avons cruellement besoin d’architectes dans les collectivités pour mieux qualifier la commande, par exemple.

Si la réforme portait une réelle ambition, il apparaît aujourd’hui que les moyens ne sont pas à la hauteur. Jusqu’à présent, les ENSA ont réussi à faire beaucoup avec peu. Avec les dernières coupes budgétaires (baisse des dotations aux écoles, suppression d’emplois administratifs, non-respect du protocole de recrutement des enseignants-chercheurs) et l’état préoccupant des locaux de nombreuses écoles, nous arrivons à un point de rupture.

Veillons à ne pas assécher la dynamique en cours : ces deux dernières décennies, l’enseignement dispensé par les ENSA a évolué très positivement pour préparer nos étudiants à la situation de dépassement de nombreuses limites qui caractérise ce début de XXIe siècle.

 

 

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