Dossier réalisé par Guillemette MOREL-JOURNEL Simon Teyssou est
architecte et exerce en Auvergne au sein de l’Atelier du Rouget, lauréat du
prix d’architectures 2020 pour la station de pleine nature de
Mandailles-Saint-Julien. Il enseigne le projet à l’ENSA de Clermont-Ferrand
depuis 2004, école dont il a pris la direction en 2018 – il fait donc
partie des rares architectes praticiens et enseignants à occuper cette
fonction. C’est à ces titres que nous avons souhaité connaître son point de vue
sur la réforme des écoles et des missions des enseignants. |
D’a : Le décret de 2018 a modifié en profondeur le statut des écoles
nationales supérieures d’architecture (ENSA), transformant aussi bien le fonctionnement
des instances que le statut des enseignants-chercheurs. Trois ans après,
peut-on faire un premier bilan de son application ?
Simon Teyssou : Le décret étend aux ENSA les grands principes et
modalités de gouvernance communément appliqués dans les autres établissements
d’enseignement supérieur. Reste la question des moyens affectés aux ENSA pour
faire vivre cette réforme dans de bonnes conditions. En effet, calquer les
modalités de gouvernance des universités et les mettre en œuvre dans les ENSA
ne va pas de soi. Cela pose la question de l’échelle de nos établissements
respectifs. À titre d’exemple, le recrutement des enseignants titulaires et
associés relève dorénavant des ENSA. Or aucun moyen supplémentaire n’a été
affecté à nos écoles pour assumer cette nouvelle charge, autrefois assumée par
la centrale.
Un large consensus se dégage pourtant autour de l’idée selon
laquelle le décret de 2018 est salutaire pour les ENSA. La réforme a été
globalement bien acceptée, au prix néanmoins d’une complexité de mise en œuvre
souvent difficile à absorber dans nos écoles, modestes en taille pour la
plupart d’entre elles. Elle a nécessité un investissement considérable des
personnels.
D’a : En tant que directeur d’école, que pensez-vous des missions des
ENSA et de leur mode de gouvernance ?
Une hétérogénéité des
modalités de gouvernance propres aux ENSA a été mise en évidence par le rapport
de l’Igac (Inspection générale des affaires culturelles). Ces différences
sont liées à la culture propre de chaque établissement. Dans le meilleur des
cas, la directrice ou le directeur pilote l’établissement dans une optique
collégiale. Mais parfois, la limite de responsabilité entre les différentes instances
(CA ou CPS) entre elles et avec la direction n’est pas claire. Des dérives ont
été constatées. Ainsi, la gouvernance des ENSA demanderait à faire l’objet de
petits ajustements pour la rendre plus opérante.
À Clermont-Ferrand, la situation est très apaisée ; notre président du
conseil d’administration, André Marcon, est une personnalité extérieure. Cela
ne veut pas dire qu’il faille ériger notre situation en modèle unique, mais je
peux témoigner du confort et de la pertinence que représente notre
fonctionnement.
D’a : En tant qu’enseignant de projet, pensez-vous que la spécificité
des études d’architecture est compatible avec les exigences académiques de
l’enseignement supérieur en général ?
Oui, je le pense. Je suis surtout convaincu qu’il est complètement stérile
d’opposer les enseignants entre eux, d’un côté les académiques, de l’autre les
praticiens. D’ailleurs dans le laboratoire de recherche de l’ENSA de
Clermont-Ferrand (Ressources), aujourd’hui UMR (unité mixte de recherche),
dirigé par Jean-Baptiste Marie, nous cultivons leurs interactions et
collaborations. Il en est de même pour les activités pédagogiques.
D’a : En tant qu’architecte praticien au sein de l’Atelier du Rouget,
la formation dans les écoles vous semble-t-elle satisfaisante ? Voyez-vous
une évolution depuis vos propres études à Clermont-Ferrand ? Quelles sont
selon vous les priorités de l’enseignement de l’architecture, comment
faites-vous pour les assurer au mieux ? En termes de fonctionnement,
ressentez-vous de grandes différences entre les écoles parisiennes et celles
implantées en région ?
La formation à l’ENSACF s’est considérablement améliorée depuis vingt Ã
vingt-cinq ans. La montée en compétences est réelle. Très ouvert, le jeu des
recrutements y est pour beaucoup. Une grande confiance est aussi laissée aux
jeunes architectes.
Par ailleurs, l’école a entrepris un gros travail ces cinq dernières années
pour préciser son projet d’établissement, lequel s’est considérablement
éclairci. L’école sait aujourd’hui faire le récit de ce qu’elle est, et de ce
qu’elle veut être dans les prochaines années. Fidèle à son histoire et à son
implantation géographique dans le Massif central, l’ENSACF cultive sa
singularité dans le paysage des ENSA françaises. Alors que nombre d’entre elles
semblent défendre l’international comme dimension capitale de la formation,
l’école de Clermont-Ferrand se tourne clairement vers son milieu local, ou sa
biorégion, le Massif central, et notamment ses ruralités, ses petites et
moyennes villes ainsi que sa métropole clermontoise.
Nous pensons qu’un établissement comme le nôtre a pour vocation de stimuler
le débat public local sur la transformation du cadre de vie en apportant une
forme d’expertise grâce aux travaux d’étudiants, aux actions culturelles menées
par l’école, aux travaux de nos doctorants et enseignants-chercheurs. Par ses
hypothèses de projet, notre communauté étudiante et enseignante fabrique des
imaginaires stimulants en convoquant de nouveaux paradigmes. Il s’agit de
bouger les lignes sur notre territoire, très concrètement, en évitant l’écueil
de projets hors sol. En parallèle, l’ENSACF souhaite explorer les outils de
conception dans la pédagogie du projet notamment dans deux registres :
l’entrelacement des échelles, ou la pensée transcalaire, et l’expérimentation
au sens large.
À la suite de Félix
Guattari, à qui nous empruntons « ses » trois écologies, il nous a
semblé que développer une sensibilité à l’écologie environnementale dans
l’établissement était insuffisant. Nous souhaitons tout autant mettre l’accent
sur l’écologie sociale et sur l’écologie mentale. La première nous invite Ã
mieux considérer notre rapport aux réalités économiques et sociales, lesquelles
nous parlent des liens entre les hommes au sein de chaque société dont ils
participent, à différentes échelles (la famille, la communauté, l’école, le
territoire, la planète). Elle nous interroge sur notre capacité à développer un
esprit collaboratif. La deuxième questionne notre subjectivité, notre capacité
à nous individuer dans le monde, à cultiver l’invention et l’altérité. À
l’avenir, nous souhaitons mieux incarner ces trois écologies. Nous souhaitons
que nos étudiants soient davantage armés pour fabriquer des imaginaires
stimulants et convoquer de nouveaux paradigmes pour construire le monde de
demain.
Nous assumons aussi
qu’en tant qu’institution et pédagogues, nous n’avons pas toutes les réponses,
loin de là . Dans un monde devenu très incertain, nous sommes incapables
d’objectiver ce qui se passe. Comme les étudiants, les enseignants-chercheurs
sont des apprenants. Il s’agit d’explorer l’inconnu ensemble, d’imaginer
collectivement les solutions de demain.
D’a : Le ministère de la Culture, et plus spécifiquement la Direction
de l’architecture, sont-ils à l’écoute des ENSA, par-delà la mission confiée Ã
l’Igac et la production de son rapport ? Comprenez-vous pourquoi ce
rapport n’a pas été diffusé, mais seulement restitué oralement et partiellement
ici ou là ? Les 42 « recommandations » qui la concluent
vous semblent-elles à même de résoudre les problèmes fondamentaux ?
La Direction de
l’architecture est à notre écoute, là n’est pas le sujet. Mais dispose-t-elle
des moyens humains et financiers pour faire plus que nous écouter ? VoilÃ
la vraie question. Globalement, nous souscrivons collectivement aux
42 recommandations du rapport de l’Igac, dont les rapporteurs nous ont
présenté les grandes lignes lors d’un récent collège des directeurs. Les
constats du rapport coïncident avec les nôtres. Nous sommes toutefois toujours
dans l’attente d’un calendrier de mise en œuvre de ses recommandations.
Et, non, comme toutes
les directrices et directeurs des ENSA, je ne saisis pas quel est l’intérêt Ã
ce que le rapport reste confidentiel.
D’a : Plusieurs enquêtes et articles ont récemment soulevé la question
de la santé des étudiants en école d’architecture, pointant notamment le
phénomène de la charrette. La tutelle évoque en réponse l’hypothèse de la
réduction du nombre d’heures enseignées. Qu’en pensez-vous ?
J’espère que la
réduction des heures enseignées n’est pas vue comme une astuce pour résoudre la
crise des ENSA ! L’enseignement de l’architecture demande des moyens
supplémentaires à la hauteur des enjeux qui sont les nôtres. La France est l’un
des pays d’Europe qui forme le moins d’architectes, avec
30 000 architectes inscrits à l’Ordre, contre 56 000 en Espagne,
111 000 en Allemagne et 160 000 en Italie. Les effectifs étudiants
des 20 ENSA françaises n’ont pas bougé depuis vingt ans, stabilisés à hauteur
de 20 000 étudiants, quand ceux de l’enseignement supérieur ont
progressé de 20 % et celui des écoles publiques d’ingénieurs de 16 %.
L’attractivité de la formation est pourtant bien réelle, puisque seuls
15 % des vœux en ENSA sur Parcoursup trouvent une issue favorable. Les
écoles d’architecture ont aussi vocation à former des étudiants qui ne seront
pas tous maîtres d’œuvre, ne l’oublions pas. Nous avons cruellement besoin
d’architectes dans les collectivités pour mieux qualifier la commande, par exemple.
Si la réforme portait
une réelle ambition, il apparaît aujourd’hui que les moyens ne sont pas à la
hauteur. Jusqu’à présent, les ENSA ont réussi à faire beaucoup avec peu. Avec
les dernières coupes budgétaires (baisse des dotations aux écoles, suppression
d’emplois administratifs, non-respect du protocole de recrutement des
enseignants-chercheurs) et l’état préoccupant des locaux de nombreuses écoles,
nous arrivons à un point de rupture.
Veillons à ne pas
assécher la dynamique en cours : ces deux dernières décennies,
l’enseignement dispensé par les ENSA a évolué très positivement pour préparer
nos étudiants à la situation de dépassement de nombreuses limites qui
caractérise ce début de XXIe siècle.
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