(3/7) Les grandes leçons de la compression. Entretien avec Philippe Block

Rédigé par Karine DANA
Publié le 02/05/2022

Coque pour un « droneport » réalisé pour la biennale d’architecture de Venise en 2016, Block Research Group (BRG), fondation Norman Foster, soutien de la fondation LafargeHolcim

Dossier réalisé par Karine DANA
Dossier publié dans le d'A n°298

Professeur d’architecture et de structure à l’ETH de Zurich, Philippe Block est consultant dans l’équipe du projet pour la transformation de la tour WTC 4 à Bruxelles avec l’agence d’architecture 51N4E. auteur d’un ouvrage impressionnant à la Biennale de Venise de 2016, figure active et engagée, il s’exprime sur les conditions de la recherche dans ce contexte d’urgence et développe sa réflexion sur l’intérêt de revenir aux systèmes constructifs historiques en maçonnerie non armée.

D’a : Quelle a été la genèse de vos recherches pour l’élaboration du système structurel de la tour WTC 4, actuellement en projet ?

Mes recherches initiales au MIT (entre 2003 et 2009) portaient sur l’évaluation des structures historiques en maçonnerie, en particulier les voûtes en maçonnerie non armée. Pendant mon doctorat, j’avais déjà eu l’occasion d’être impliqué dans des expérimentations de structure en voûtes en carreaux de sol concassés pour un projet de musée en Afrique du Sud. Et l’un de mes tout premiers projets, alors que j’étais professeur à l’ETH, a porté sur la construction d’un bâtiment à Addis-Abeba, en Éthiopie, à partir de terre locale stabilisée avec un peu de ciment. Il s’agissait d’un bâtiment très bon marché mis en œuvre localement. Notre démarche est donc très courante et typique dans un contexte de travail africain ou même indien. Nous ne sommes pas les premiers à construire ainsi. On pense notamment à Hassan Fathy, pour ne citer que lui. 

Il est intéressant de se rendre compte qu’une grande partie de notre patrimoine architectural, culturel et structurel est constituée de maçonnerie non armée. Ces structures historiques échouent principalement en raison d’instabilités causées par de grandes déformations et déplacements. Les outils d’analyse structurelle standards utilisés dans la pratique de l’ingénierie aujourd’hui ne sont pas bien adaptés pour traiter ces types de problèmes, notamment en raison des propriétés matérielles inconnues des constructions en maçonnerie historiques. Le Block Research Group dont je m’occupe avec Tom van Mele à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH Zurich) développe une base de calcul adaptée à une méthode tridimensionnelle d’analyse limite des structures voûtées en maçonnerie à géométrie complexe. 

Ainsi, la compréhension et l’appréciation des principes fondamentaux de la construction historique et la capacité à utiliser des matériaux humbles à faible empreinte carbone dans un contexte de développement durable ont constitué les questions centrales de notre travail.

Dans l’ingénierie moderne, nous avons oublié certaines connaissances essentielles portant sur la performance par la géométrie. La « force par la géométrie » implique d’atteindre des performances structurelles non pas en augmentant la masse ou la résistance du matériau, mais en exploitant le pouvoir d’une structure bien conçue. Et pour moi, c’est très excitant de voir que nos solutions qui utilisent des matériaux similaires au béton parviennent à en surpasser d’autres. Je ne dis pas cela par pure provocation, mais parce que la croyance que tout ce qui est bois aurait du sens mène aujourd’hui à des aberrations. Et je veux remettre en question cette affirmation selon laquelle le béton est le matériau le plus destructeur. De toute évidence, ce n’est pas le matériau lui-même qui est à remettre en cause, mais la façon dont vous l’utilisez. Or, le béton a été utilisé pour rendre possible l’urbanisation et la croissance mondiale, et de manière irresponsable.

Je trouve que le discours sur la durabilité est aujourd’hui très clivé et principalement axé sur un débat matérialiste. La matière ne constitue qu’une partie de l’équation. La question est plutôt : quel matériau utilisez-vous, dans quel contexte et comment ? Il y a aussi peut-être une insistance excessive sur les valeurs absolues que l’on affecte aux émissions de gaz à effet de serre. Ce resserrement dans le raisonnement conduit à omettre d’intégrer activement des stratégies de fin de vie ou de pensée circulaire. En tant qu’ingénieurs, la situation nous a poussés à devenir des experts en calculs et en évaluation de la durabilité, alors que beaucoup de nouveaux champs concernant l’ingénierie du projet sont encore à ouvrir. 

 

D’a : Quelles sont les conditions de la recherche appliquée aujourd’hui, notamment lorsqu’il faut lancer de nouveaux systèmes constructifs sur le marché ? Comment avez-vous organisé ce dispositif de recherche autour du projet de plancher voûté RFS (Rippmann Floor System) pour la tour WTC 4? 

Quand on parle des conditions de la recherche pour mettre en place de nouveaux systèmes constructifs, il faut se représenter un énorme goulot d’étranglement. En effet, les marges dans l’industrie sont très faibles, et la responsabilité tout comme les attentes des clients sont très élevées. Cela signifie qu’il faut en amont un véritable engagement de la part de tous les partenaires qui, tout au long du processus, doivent continuer de nous soutenir, d’insister, et de nous protéger pour ne pas que nous soyons manipulés ou écartés. Pour mener une recherche appliquée à bien, il faut donc beaucoup de persévérance, un financement solide et tout simplement ne pas abandonner. 

Dans le cadre du projet WTC 4 que nous menons auprès de l’agence d’architecture 51N4E, nous avons été invités en tant que consultants au sein de l’équipe de projet et bénéficions d’une relation directe avec les clients. Nous profitons ainsi d’un processus de conception ouvert, extrêmement honnête et respectueux dès le départ. Cela nous a agréablement surpris. Nous avons eu la chance de nous être tous rencontrés très tôt. Au départ, les partenaires du projet étaient un peu confus et très sceptiques, car nous voulions développer un système qui n’était pas sur le marché. Alors, pour concrétiser notre recherche, nous avons fait en sorte qu’elle n’apparaisse pas comme une nouveauté : nous reprenons ce qui a fonctionné depuis des siècles pour les structures en maçonnerie. Aujourd’hui, ce qui diffère, c’est que nous devons répondre à des pressions extrêmes liées au changement climatique, ce qui rend ces systèmes à nouveau pertinents. Dans le cadre de ce projet de développement, nous bénéficions bien sûr aussi des dix années de recherche qui nous ont été nécessaires pour arriver à la phase de prototypage. Lorsque le tout premier prototype 3D en béton a été coulé à l’ETH, les questions de durabilité n’étaient pas courantes, ni très bien comprises. Nous venons juste de terminer la construction de l’unité HiLo, proche de Zurich : nous avons construit une dalle de sol voûtée avec seulement 3 centimètres d’épaisseur de béton non armé. Ce procédé permet de remplacer 50 % de matériaux neufs par des déchets de démolition. 

Nous profitons également de la fabrication numérique à l’échelle de la construction au sein du National Center for Competence in Research (NCCR) Digital Fabrication. Ce groupement rassemble une centaine de chercheurs utilisant le calcul et la fabrication numériques pour essayer de résoudre certains blocages qui apparaissent aujourd’hui dans la pratique. C’est le bon moment pour travailler en ce sens, car les besoins sont réels et nous avons les outils de fabrication et d’ingénierie pour y répondre. 

Le luxe dont nous profitons à l’ETH tient à ma titularisation, car un environnement universitaire ne vous autorise généralement pas à expérimenter dix ans sur le même sujet. Dans le milieu académique, on nous réclame généralement toujours de passer à autre chose. Il n’y a en effet rien de sexy à travailler tous les détails d’un nouveau concept pour le rendre vraiment faisable dans le cadre d’une construction de grande hauteur, par exemple, tel que nous voulons le mettre en place pour la tour WTC 4. C’est toujours très facile de montrer un prototype et de faire de grandes déclarations. En revanche, effectuer le travail et les recherches pour démontrer qu’il répond aux contraintes incendie, au confort acoustique, et qu’il est livrable en respectant les coûts, c’est tout autre chose... 

Dans le cadre de ce projet, nous nous sommes également rapprochés du Fonds national suisse de la recherche scientifique, via l’ETH, pour leur faire comprendre qu’il était capital de faire de la recherche appliquée. Mettre en œuvre des démonstrateurs n’est plus suffisant, aujourd’hui. Il faut passer au cran supérieur pour faire reconnaître la recherche appliquée comme une méthode totalement légitime dans nos domaines de recherche. 

La prise en compte de l’impact carbone, incontournable, constitue aujourd’hui un accélérateur pour activer des processus. Grâce à elle, notre recherche profite d’une réelle reconnaissance. Mais là où la situation actuelle connaît le plus d’impact, c’est dans la possibilité d’inciter les partenaires de l’industrie à apporter un soutien significatif. Ce dernier peut évidemment être financier, mais, de mon point de vue, il est presque plus important de profiter de leur crédibilité et de leur réseau. En tant qu’universitaire, vous ne savez jamais vraiment quelles sont les véritables motivations des grandes entreprises. Mais aujourd’hui, nous avons tous besoin d’avoir une stratégie de durabilité. Activer l’industrie constitue donc vraiment une opportunité pour la recherche en architecture et en ingénierie.

 

D’a : Expliquez-nous votre approche de la structure et de la géométrie pour concevoir la tour WTC 4, un immeuble de grande hauteur.

En 2016, pour la Biennale de Venise, nous avons réalisé une pièce de 399 morceaux de pierre maintenus ensemble sans colle ni mortier, ni armature. Nous avons créé cela pour réveiller les gens. Ainsi, en réintroduisant la géométrie structurelle, vous pouvez réduire considérablement la masse d’une structure. Mais la question de la légèreté n’est pas le seul facteur, elle doit être combinée aux propriétés environnementales des matériaux et de leur disponibilité, à un schéma de circularité, au système constructif et au schéma géométrique général. 

Il est aujourd’hui capital d’étudier une bonne géométrie, car vous pouvez ainsi recourir à des matériaux de faible résistance. Et c’est pertinent parce qu’il y a presque une relation univoque entre la résistance d’un matériau et son empreinte carbone. Notre projet en Afrique du Sud bénéficiait d’une géométrie en arcs, le long desquels les forces de carreaux de sol concassés circulaient en compression. Et comme ces carreaux étaient fragiles, ils étaient simplement cassables à la main, par flexion. Ainsi placés suivant une géométrie en voûte, là où les forces se propagent, ils constituaient alors une structure parfaitement sûre, stable : un plancher permanent pour ce musée. Nous avons donc utilisé un pressage manuel et seulement 7 % de ciment pour stabiliser les carreaux. Ces tuiles étaient certes des matériaux fragiles, mais également à faible impact. Dans ce projet, il ne s’agissait pas seulement de réduire la quantité de matière, mais aussi d’activer l’usage d’un matériau à faible impact. On ne peut se contenter d’aborder la seule question de la réduction des quantités de matière, il faut en même temps résoudre la question des ressources. 

Je pense que, aujourd’hui, il faut être capable de raisonner suivant ces logiques dans des contextes de grande hauteur, car on intervient souvent dans une zone de densification des villes. C’est ce que nous proposons pour le projet WTC 4. Sachant que les trois quarts de la masse d’un bâtiment de grande hauteur se trouvent dans sa structure, cela signifie que celle-ci est surtout conçue pour se maintenir elle-même. D’autre part, plus de la moitié de cette masse structurelle est située dans les planchers. Et c’est là que cela devient intéressant, car on peut alors reconsidérer le béton comme une pierre artificielle. Or, une pierre est heureuse en compression. 

L’étude de la structure du projet WTC 4 est précisément issue de ce raisonnement. Si vous forcez un matériau béton à épouser une courbure plane, vous utilisez 70 % de matière en plus et 90 % d’acier en sus. Il s’agit donc ici d’étudier un système de plancher voûté suivant les principes de maçonnerie non armée avec du béton recyclé comme principe de base pour un immeuble de grande hauteur. Les lacunes de l’arc étant ici compensées par des forces en tension, des poutres de 

rives très fines en acier. Il est crucial de réintroduire aujourd’hui ce bon sens, car il est urgent de mieux construire.
Au début de la recherche, nous avons fait une étude de cas spécifique pour la construction de 25 étages en tenant évidemment compte des contraintes coupe-feu 2 h entre les dalles. Nous voulions montrer au client la différence d’impact entre ce système de plancher (Rippmann Floor System) et une dalle de sol en béton armé courante. Nous réduisions ainsi de 40 % les émissions carbone, les ressources, les déchets et les dépenses d’énergie. 

Et pour aborder les problèmes de confort acoustique inhérents aux constructions légères, nous avons prouvé que, au lieu d’ajouter de la masse, nous allions utiliser la rigidité comme performance acoustique, et donc à nouveau la géométrie. Nous sommes ainsi plus légers qu’une solution bois. Et dans le cadre du projet WTC 4 qui repose sur ce raisonnement, le client, Befimmo, a été d’accord pour écouter cette histoire. Ce qui est incroyable !

 

D’a : Et où en est actuellement le développement du projet ?

Pour avoir toutes les garanties, le client a demandé à l’équipe de mener les études de trois tours en parallèle : une fondée sur ce système RFS, une sur des dalles de béton courantes, et une reposant sur une structure bois. À ce stade, le développement de la solution bois a été abandonné. En effet, étant donné les grandes portées nécessaires pour l’architecture, la structure aurait été finalement très massive et plus lourde, car il aurait fallu compenser le manque de masse thermique et acoustique, ce qui n’était pas une option : le client voulait un bâtiment à consommation nulle en énergie nette. J’ai 

été très étonné de ce résultat, car je pensais vraiment que la solution bois serait plus performante que la nôtre en ce qui concernait les objectifs à atteindre sur la grande hauteur. C’est pourquoi il ne faut pas se contenter de regarder le seul matériau mais le système et la structure dans sa totalité, ainsi que tous les objectifs de confort. Et l’agence 51N4E a également accepté de faire ce triple travail pour pouvoir comparer objectivement les résultats de ces systèmes concurrents. Pour fabriquer les moules sur mesure en plastique recyclable afin de couler le béton recyclé du plancher voûté, nous allons utiliser l’impression 3D. Nous faisons cet exercice avec une entreprise de préfabrication standard à laquelle nous avons livré un mode personnalisé. Notre choix s’est porté sur une entreprise située à côté d’un fleuve et du site de WTC 4. Ainsi, tout peut être acheminé par bateau. 

À ce stade du projet, nous voulons réellement suivre tout le processus avec les partenaires qui pourraient potentiellement l’exécuter. Ainsi, nous ne réalisons pas un prototype, mais une maquette réaliste à échelle 1, fidèle à toutes les étapes du projet et contenant toutes les connexions telles qu’elles existeront vraiment. Cette étape est très importante car, tant que les contraintes de la vie réelle ne sont pas surmontées, les gens ne croient pas au projet. Malheureusement, le processus d’autorisation de permis de construire à Bruxelles prend environ un an et demi pour un immeuble de cette hauteur. Les travaux commenceront donc au mieux en 2024. La mise sur le marché tardive de ce produit en dit long, dans une situation d’une telle urgence... C’est un grand défi, mais nous nous rapprochons de plus en plus de son objectif.

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