1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 7. dès 1945 en Égypte et au-delà : Hassan Fathy, le deuxième « grand pionnier »

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 16/06/2017

Chantier de Hassan Fathy, où apparaît la spécificité de son langage architectonique basé sur la déclinaison de toutes les ressources de l’adobe : murs porteurs, arcs, coupoles et « voûtes nubiennes ».

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

Au fil de l’histoire mondiale de l’architecture revisitée pour en détecter les lacunes et oublis, François Cointeraux apparaît dès 1789 comme le premier grand pionnier de la modernisation de l’art de bâtir en terre crue. Chronologiquement parlant, c’est l’architecte égyptien Hassan Fathy qui, un siècle et demi plus tard, au cours des années 1940-1970, s’avère être le deuxième grand pionnier du renouveau de cette stratégie culturelle et technologique. 

 

Parentés des logiques d’action entre François Cointeraux et Hassan Fathy

 

De nombreuses parentés existent entre les parcours de Cointeraux et de Fathy. Leurs rares différences sont toutefois évidentes. Ainsi, le premier est d’origine ouvrière – son père étant maçon comme lui –, et sa culture d’autodidacte et de « professeur d’architecture rurale » autoproclamé le relie plutôt au monde artisanal et agricole. Tandis que le second est d’origine bourgeoise – son père étant un riche propriétaire terrien –, sa culture cosmopolite est celle d’un citadin ayant fait ses études d’architecte-ingénieur à l’École polytechnique de l’université du Caire, dont il est diplômé en 1926. Fathy en sort plutôt adepte des tendances modernistes alors en vigueur en Europe. Mais une fois leur quarantaine atteinte, tous deux partagent un vigoureux militantisme pour la « cause de la terre », dont ils sont des acteurs alors très isolés. Tous deux sont convaincus que leur engagement doit se prolonger au sein d’un enseignement pratique initiant maçons et architectes à un renouveau de la construction en terre : l’un en France avec ses « écoles rurales », l’autre en préconisant la création au Caire d’un Institut de technologie appropriée conçu en application des doctrines d’Illich et de Schumacher. Cointeraux et Fathy recourent volontiers à l’écriture pour diffuser leurs idées. Ce dernier, en éditant deux livres devenus des classiques de référence. Le premier, Construire avec le peuple. Histoire d’un village d’Égypte : Gourna, est publié en français en 1970. Ce récit littéraire et engagé retrace le combat épique mené par l’architecte pour convaincre ses commanditaires et usagers de la pertinence de ses choix concernant la conception de ce village et sa construction en terre. Son second ouvrage, édité en 1986, Natural Energy and Vernacular Architecture, est de nature écoscientifique. C’est un hommage raisonné à l’efficacité technologique des architectures vernaculaires. Chacun des deux pionniers admire en effet l’intelligence, la sagesse et l’harmonie des habitats traditionnels ruraux qui, dans le Dauphiné ou en Nubie, inspirent leurs projets respectifs de rationalisation d’une ancestrale culture constructive. Tous deux sont confrontés à de tenaces préjugés, incompréhensions et blocages d’une bureaucratie corrompue. Toutefois, tous deux achèvent leur longue vie en récoltant des honneurs justement dus à leur exceptionnelle créativité. À 77 ans, François Cointeraux voit l’invention de son Nouveau Pisé cautionnée en 1817 par Jean Rondelet, le plus célèbre théoricien et praticien de l’architecture en France, dans son célébrissime Traité théorique et pratique de l’art de bâtir. Quant à Hassan Fathy, c’est à 80 ans qu’il reçoit le prestigieux hommage de l’Aga Khan, qui vient alors de fonder le prix international d’architecture qui porte son nom et qui récompensera les réalisations les plus remarquables édifiées dans le monde arabe ou en relation avec ses cultures. Et en 1982, Fathy est récipiendaire du prix Nobel alternatif. À cette occasion, il centre son discours sur une question pour lui vitale : « Comment pouvons-nous passer du concept actuel de l’architecte-constructeur à une pratique généralisée et autarcique de l’architecte autoconstructeur ? Un homme seul ne peut pas construire une maison, mais dix hommes peuvent facilement fédérer leurs efforts pour en construire une dizaine, et même une centaine. Nous devons adapter la technologie constructive aux contraintes et exigences de l’économie des pauvres. » Tout comme Cointeraux, Fathy préconise passionnément l’autoconstruction, en estimant que la terre crue est, sous forme de pisé pour l’un et d’adobe pour l’autre, le matériau optimal pour assurer aux bâtisseurs une indispensable dignité à travers un acte de bâtir assumé dans un esprit d’autoproduction. Tous deux veulent matérialiser des solutions pratiques pour « dignifier l’habitat rural » et le rendre démocratiquement accessible à tous. Tout comme la démarche inventive de Cointeraux (né en 1740 à Lyon) est synchrone avec les effets du Siècle des lumières et les mutations de la Révolution française, celle de Fathy (né en 1900 à Alexandrie) coïncide avec deux événements historiques majeurs intervenant en 1928 et 1955. 

 

Dès 1927 et dès 1955 : un double contexte éclairant les actions de Hassan Fathy 

Durant les années 1920, l’Égypte échappe au régime colonial d’un « protectorat » piloté depuis Londres et devient un royaume réputé indépendant. Mais, restant une place forte pour l’armée britannique, la présence et l’influence anglaises y demeurent importantes, surtout dans le domaine culturel. Cette domination étrangère contribue à la fondation en 1928 de la Confrérie des Frères Musulmans. Son objectif officiel déclaré est la « lutte non violente contre l’emprise occidentale et contre l’imitation aveugle du modèle européen » en terre d’Islam. Contemporain de ces revendications, Hassan Fathy a, de fait, contribué à une évolution en ce sens en inventant une démarche sans précédent pour un architecte égyptien. Mieux encore, en matérialisant dès les années 1940 ses stratégies d’action, l’architecte égyptien révèle une facette importante de sa personnalité jusqu’ici restée méconnue : sa capacité d’être aussi en avance sur son temps. Son génie consiste à fédérer deux attitudes alors apparemment inconciliables. Il puise dans les traditions populaires et historiques de son pays les ferments d’une mutation porteuse d’avenir. Et celle-ci correspond précisément aux doctrines qui sont formalisées par la plus importante et historique réunion de leaders politiques d’un monde nouveau, celui que l’on va désormais nommer le « Tiers- Monde ». Le premier sommet des pays pauvres se déroule en Indonésie en 1955. Cette célèbre Conférence de Bandung réunit 29 pays d’Asie et d’Afrique, dont l’Égypte. Ces nations prennent alors conscience de leurs atouts collectifs face aux deux alliances géopolitiques – le capitalisme et le communisme –, vis-à-vis desquelles elles ne veulent plus s’aligner. Cette nouvelle entité géopolitique est désormais en quête d’une « troisième voie » (d’où le terme « Tiers-Monde »), d’une alternative aux modèles du monde occidental. Dominée par la prestigieuse présence de l’Inde, cette conférence est inspirée par la spiritualité de Gandhi, assassiné sept ans plus tôt, qui a su ébranler l’Empire britannique et mener son pays à l’indépendance en 1947. Ainsi se propage une pensée héritée du Mahatma qui suscite l’enthousiasme : « pour combattre les bases mêmes de l’économie coloniale ou néocoloniale et ses effets directs ou pervers, il faut boycotter les produits industrialisés importés depuis les pays européens et instaurer la valorisation de toutes nos ressources naturelles locales, de nos artisanats manuels capables de court-circuiter le business des puissances industrielles en privilégiant, dans tous les domaines, l’alternative de l’autoproduction ». En Égypte comme ailleurs, cette vision d’avenir doit impliquer une revalorisation des cultures traditionnelles et la volonté de dépendre le moins possible des modèles étrangers, tout comme des importations venant d’Europe. Ainsi notamment pour le ciment et l’acier en tant que composants du béton armé, alors souvent déjà perçu comme signe de progrès, mais désormais aussi compris comme symbole d’une dépendance par les militants tiers-mondistes. Cette ambition autonomiste doit, à son tour, avoir des répercussions sur la façon de concevoir et de pratiquer l’architecture, ainsi que sur les choix des matériaux adoptés sur les chantiers. Du fait même que Fathy, dès les années 1940, refuse la pleine domination des matériaux industrialisés importés et prône la mise en valeur de la terre crue prélevée in situ, on peut considérer que sa démarche pionnière s’inscrit entre les faisceaux de deux exigences politiques différentes, complémentaires et parfois convergentes. Celle antérieurement formulée dès 1928 par une lame de fond contestataire de l’ordre établi et, dès 1955, celle exigeant une pratique du principe d’autarcie. Alors que Fathy avait débuté sa carrière d’architecte durant les années 1930 en adoptant un formalisme néo-occidental pour ses premiers bâtiments dessinés ou édifiés en béton armé, c’est bien à partir des années 1940 qu’il milite pour un usage renouvelé de la terre comme matériau emblématique de son credo. Précocement libéré des scories de l’idéologie occidentale, Fathy préfigure ainsi la notion politique de non-alignement, qu’il est alors le premier dans le monde à transposer en stratégie architecturale. Elle est fondée sur une triple logique d’autarcie culturelle, technologique et sociétale. Pour ce faire, Fathy s’inspire du savoir-faire vernaculaire des maîtres-maçons de Nubie, dont il admire le savoir-faire. À leur propos, il dira que « les paysans ne parlent jamais d’art ou d’architecture, simplement et efficacement ils passent à l’acte, avec talent ». Fathy modernise et généralise leurs méthodes ancestrales de construction en adobe, alors encore appliquées à l’édification des murs, coupoles et voûtes : la fameuse et savante voûte nubienne, dont il fera souvent l’éloge. Il utilise ces techniques pour construire deux nouveaux villages expérimentaux : celui de New Gourna, entamé dès 1946 près de Louxor en Nubie, et dès 1965 celui de New Bariz. Malgré leur exemplarité, ces deux opérations ont été les victimes d’événements imprévisibles et non imputables à l’architecte, ni à son choix de les bâtir en terre. Le premier village a subi le choc en retour de l’autoritarisme bureaucratique du gouvernement qui a imposé, manu militari, un exode aux habitants de l’ancien village de Gourna en les forçant de s’installer, très loin de là, à New Gourna : un nouveau village qu’ils tentent même de détruire en planifiant son inondation. Quant à New Bariz, il est victime de la guerre des Six Jours, qui entraîne l’abandon définitif du chantier. Bien que ces deux échecs soient parfois instrumentalisés pour discréditer à la fois l’usage de l’adobe et l’oeuvre de Fathy, un bilan serein ne doit pas remettre en cause la durable importance de ses apports stratégiques, ni les qualités et performances des usages de la terre crue qu’il a modernisés et fait connaître à travers le monde. 

 

Les influences et le legs de Hassan Fathy 

Édité en 1970, le livre-manifeste de Fathy Construire avec le peuple demeure une référence et continue à éveiller des vocations. On y lit l’essentiel des doctrines du maître. Paradoxalement, elles ont été très peu suivies dans le Tiers-Monde, qui a vite oublié son idéal ébauché en 1955 durant la Conférence de Bandung. En Afrique du Nord depuis un demi-siècle, seuls deux architectes ont adopté le langage architectonique de Fathy composé d’arcs, de voûtes et de coupoles en adobes. L’un en Égypte, Ramsès Wissa Wassef, a été lauréat d’un Aga Khan Award pour son très plaisant Art Center (qui porte son nom). Édifié dès 1951 près des pyramides de Gaza, il a toujours pour vocation se stimuler la créativité artistique des enfants du village. L’autre architecte est français. Denis Coquard a édifié dès l’an 2000 dans la palmeraie de Marrakech son Centre de la terre : sa pédagogie des bons usages de ce matériau s’y déploie dans le cadre idyllique de la résidence para-hôtelière de la Villa Janna. Seuls quelques rares autres architectes ont trouvé dans l’oeuvre écrite ou bâtie de Fathy les ferments de leur propre créativité. Et ce, essentiellement en Afrique. Ainsi au Maroc dès 1980 pour Elie Mouyal, qui y assume ce que Fathy n’a pas pu faire : construire en terre des habitats non seulement pour les pauvres, mais aussi pour les riches. Et ce, en vertu d’une volonté de refuser une ségrégation sociale instrumentalisée et matérialisée par le biais du matériau utilisé. Quant à Francis Kéré, c’est dès le début du XXIe siècle qu’il édifie au Burkina Faso une série remarquable de bâtiments publics ruraux à vocation éducative, culturelle ou médicale. Ensemble, ils déclinent une large diversité d’expressions architecturales qui, en Afrique, hisse enfin l’usage de la terre crue (le banco) au niveau d’architectures internationalement reconnues. Cet aboutissement fait désormais de Kéré l’architecte africain le plus connu, apprécié et sollicité. Alors que les doctrines de Fathy connaissaient peu d’adeptes dans les pays alors encore nommés « sous-développés », elles s’avèrent influentes et durablement inspiratrices en Europe. Depuis les années 1970, ses visions correspondent à certaines attentes d’une partie de la génération de jeunes architectes et ingénieurs en quête de nouveaux idéaux professionnels, susceptibles de contribuer à l’avènement d’un « nouveau paradigme sociétal » ou d’un « réenchantement du monde ». Ainsi se manifeste, pour la première fois dans le domaine de l’architecture, un transfert de stratégie, d’expertise et de savoir-faire importé du Tiers-Monde, depuis le Sud, qui alimente certains besoins, au moins intellectuels et éthiques, de quelques pays industrialisés du Nord. Parmi ceux, nombreux, qui en Europe se sont inspirés de la pensée de Fathy figurent notamment, dès 1979, les fondateurs du groupe CRAterre. Lequel deviendra à son tour, dans l’histoire récente de l’architecture écologique, le troisième grand pionnier de « l’art moderne de bâtir en terre ». C’est souvent grâce aux pédagogies et actions de ce groupe que les idées de Fathy, désormais réactualisées et complétées, sont parfois « réexportées » vers l’Afrique, mais aussi vers l’Amérique latine et l’Asie. Notamment en Inde et en Chine, où deux architectes influents ont été initiés en France, au sein du CRAterre, à la construction en terre. Ainsi pour Serge Maïni, qui fonde en 1989 l’Auroville Earth Institute, dont le dynamisme rayonne sur ce pays-continent. Ainsi aussi pour Wang Shu et son épouse Lu Wenyu, lauréats en 2012 du Pritzker Prize. Avec les conseils de deux jeunes experts français du pisé envoyés par le CRAterre, ils édifient en 2015 à Hangzhou, au coeur du campus de l’école nationale d’art et d’architecture qu’ils dirigent, un très inventif et séduisant centre communautaire (guest-house). Ainsi, dans le cadre d’une fructueuse coopération franco-chinoise, s’élève un authentique chef-d’oeuvre d’architecture contemporaine bâti en terre. « L’humanité est plus vitale que l’architecture, et l’artisanat plus essentiel que la technologie » : cette citation empreinte d’humanisme de Wang Shu aurait pu être due au maître égyptien. Lors de son décès en 1989, sous la plume de Frédéric Edelmann, Le Monde publie cet hommage posthume : « Hassan Fathy ou la modernité puisée aux sources des traditions. Rejetant les canons occidentaux qu’il jugeait peu adaptés aux pays en développement, l’architecte égyptien a construit une oeuvre sophistiquée en s’inspirant des modèles vernaculaires. »  


Lisez la suite de cet article dans : N° 255 - Juillet 2017

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