1789-1979, l’art moderne de bâtir en terre crue : une saga universelle initiée en France - 6. dès 1940 en Europe et au-delà : de la Deuxième Guerre mondiale à la guerre froide

Rédigé par Jean DETHIER
Publié le 17/06/2017

Maquette de l’hôpital régional d’Adrar (Sahara, Algérie) bâti en pisé en 1942 par l’architecte franco-belge Michel Luyckx, disciple de Perret.

Dossier réalisé par Jean DETHIER
Dossier publié dans le d'A n°255

Durant la Seconde Guerre mondiale, les armées et le pouvoir réquisitionnent les matériaux industrialisés, dont le ciment et l’acier, pour assurer leurs urgentes priorités stratégiques. Et cette pratique est désormais beaucoup plus intense et contraignante que durant le premier conflit international de 1914-1918. 

 

Au début de la guerre: les élans (sans suite) de Le Corbusier, Michel Luyckx et Frank Lloyd Wright


Entre 1940 et 1942, quelques architectes décident d’avoir recours à la terre crue pour leurs réalisations. Soit, en France et en Algérie, suite aux contraintes restrictives de l’économie de guerre ; soit, aux États-Unis, pour réactualiser une pratique populaire d’autoconstruction de l’habitat. Dès le début du régime de Vichy qui affecte la France, Le Corbusier publie en 1940 un livret intitulé Les Constructions Murondins. Le maître y redécouvre, explique et illustre les principes de construction en pisé et en adobe. Aux sinistrés et aux victimes de l’exode, il y propose les concepts et schémas devant leur permettre d’édifier collectivement des logements, écoles et autres petits bâtiments communautaires. Mais nulle mise en application de ce manuel à vocation civique n’est connue. C’est au Sahara algérien qu’un élève et disciple d’Auguste Perret passe à l’acte en 1942. L’architecte franco-belge Michel Luyckx y édifie l’hôpital régional d’Adrar, avec les seuls matériaux alors disponibles in situ. Sa réalisation-pilote est exemplaire non seulement par sa réussite technique, mais aussi par son expression architecturale qui démontre enfin la compatibilité de l’usage de la terre crue avec un langage contemporain. De plus, ce matériau naturel s’avère ici approprié pour édifier un bâtiment hautement symbolique de la modernité et de ses exigences d’hygiène. Ce complexe hospitalier est ainsi le premier au monde à être édifié en pisé. Cette prouesse constitue une étape importante dans l’histoire moderne des nouveaux usages de ce matériau naturel. Aux États-Unis, Frank Lloyd Wright conçoit en 1941 une cité-jardin d’habitat individuel à nulle autre pareille dans le monde. Et ce, pour répondre à la demande d’une coopérative d’ouvriers de l’industrie automobile de Detroit dont il apprécie l’idéalisme militant. Sur un vaste terrain suburbain – choisi pour permettre à cette communauté d’assumer son autarcie alimentaire –, 76 petites villas sont prévues en autoconstruction. Ces maisons sont conçues selon une logique semi-enterrée grâce à l’apport, par un petit bulldozer, d’un remblai de terre périphérique les enveloppant et leur assurant ainsi une optimale protection thermique. Quant aux murs porteurs en pisé, ils se déploient à l’intérieur en prolongement d’amples massifs de cheminées servant de pivots à un espace domestique voulu fluide. Bien qu’une première maison-prototype soit édifiée, l’ensemble de ce projet-pilote est abandonné dès 1942 : l’économie de guerre a besoin de tous les bras. 

 

Les options des états-majors: au sein de l’U.S. Army et au coeur du IIIe Reich 

Les nouveaux usages de la terre crue sont aussi développés par les armées ou les forces politiques qui en assurent l’encadrement. Aux États-Unis, cette quête en faveur d’une technologie alternative au béton armé débute dès les années 1930. Il s’agit ainsi de privilégier des méthodes de construction susceptibles d’être mises en oeuvre sans dépendre, sur un futur champ de bataille, d’aléatoires approvisionnements en éner- gie et en matériaux industrialisés. Ces recherches aboutissent, entre 1942 et 1945, à la construction, surtout sur le front asiatique, de nombreuses routes et pistes d’aviation en terre stabilisée, et à de multiples abris, camps et casernes. En Allemagne, au coeur du IIIe Reich, ce sont les options d’un architecte sinistrement célèbre qui vont être déterminantes : Albert Speer, l’un des favoris d’Hitler que le Führer nomme en février 1942 ministre de l’Armement et de l’Économie de guerre. Il réoriente d’emblée l’ensemble des productions du pays en faveur de l’armée et des industries d’utilité stratégique dont elles dépendent. Le ciment et l’acier sont désormais interdits pour des usages civils. Afin d’encourager l’utilisation de matériaux de substitution, et principalement la terre crue, Speer donne ordre de fonder des centres de formation professionnelle et de diffuser des livres et films illustrant les étapes de cette nouvelle logique constructive, qui est aussi démontrée en vraie grandeur sur des chantiers-école. Ce dispositif pédagogique est complété en 1944 par un acte juridique : l’Ordonnance sur la construction en terre. Dans cette mouvance, deux auteurs ont tiré les enseignements des multiples expériences de reconstruction en terre qui avaient déjà été menées avec succès en Allemagne durant les années 1920. C’est sur la base de cet inventaire que Niemeyer et Fauth publient leurs livres préfigurant l’énorme défi que leur pays aura à bientôt à affronter pour se relever de ses futures ruines. Dès la fin de la guerre, en 1945, c’est une immense partie de l’Europe qui est en ruine. Étrangement, comme si l’Histoire se répétait une génération plus tard, l’usage de la terre, qui aurait alors pu être si pertinent, n’est même pas envisagé du côté des Alliés. En Angleterre, rien n’est pensé, ni édifié. En France, quasi rien n’est bâti en terre crue, mais on en parle occasionnellement. 

 

L’après-guerre en France: un bilan dérisoire, mais Le Corbusier proclame l’intelligence du pisé 

Dès 1945, le village-martyr du Bosquel, près d’Amiens, est supposé être le « théâtre d’une démonstration exemplaire de la Reconstruction » en France. Pourtant doté de moyens intellectuels apparemment appropriés, les résultats de ce minuscule projet apparaissent dérisoires. Rien n’y fait progresser un quelconque usage intelligent ou novateur de la terre crue. Mais, dès 1946, Le Corbusier déploie d’intenses énergies pour réaliser un projet lui aussi voulu « exemplaire ». Il est destiné à valoriser les qualités d’un matériau naturel dont il fait alors un éloge aussi vibrant qu’inattendu. Le maître du béton armé proclame désormais que « le pisé fournit une architecture essentielle, de justesse et de grandeur, toute d’échelle humaine. Avec une telle architecture on peut atteindre aux plus nobles et grands tracés urbanistiques, dépourvus d’emphase, mais porteurs de grandeur. La vie à l’intérieur de ce pisé peut être d’une dignité totale et redonner aux hommes de la civilisation machiniste le sens des ressources fondamentales, humaines et naturelles ». Pour Le Corbusier, il s’agit alors de « construire en pisé, au sein du paysage magistral de la Sainte-Baume un havre de méditation » pour y faire goûter le génie du lieu de la Provence. Ce projet d’hôtellerie d’un « Esprit Nouveau », composé d’une centaine logements mitoyens sur deux niveaux, est conçu, selon ses termes, « en totale déférence au paysage et dans une harmonie passionnément désirée. Il est dessiné avec la technicité la plus humble qui existe, celle du pisé ». Suspecté de ravager le paysage, le projet est violemment attaqué, puis abandonné. Le Corbusier affirmera plus tard « être satisfait d’avoir tenté une entreprise destinée à toucher à vif le fond du coeur humain, dans cette période où chacun ne travaille que pour des fins utilitaires et pécuniaires ». Malgré les louables intentions de Le Corbusier, le bilan général en France, comme chez ses alliés européens, demeure accablant. Durant les années de l’après-guerre, aucun maître d’ouvrage ni maître d’oeuvre ne s’avère capable de tirer des enseignements concrets des expériences positives accumulées vingt ans plus tôt en Allemagne, ni de celles alors en cours de renouveau dans ce pays. 

 

L’après-guerre en Allemagne: émergence du principe de précaution et de l’écoresponsabilité 

Comme durant les années 1920, l’Allemagne est, une fois encore, le seul pays d’Europe où se matérialise, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, une nouvelle vague d’efficaces actions concertées pour assurer la reconstruction du pays en faisant notamment appel aux potentialités désormais reconnues de la terre crue. Et ce, une fois de plus, à grande échelle. Est alors constitué un Comité national pour la reconstruction en terre – comme ce fut le cas déjà en 1920 et en 1943. Cette instance instaure dès 1946 une ambitieuse stratégie nationale d’information et de formation théorique et pratique. Entre 1946 et 1949, une large diversité de livres encourage le passage à l’action. Tandis qu’à Berlin on fait l’éloge dans la presse nationale des expériences américaines de construction en adobe durant les dernières décennies, à New York la revue Popular Science publie un dossier laudateur sur l’expérience allemande : « How Germans Build Mud Houses ». En Bavière est établie dès 1949, sous la marque Tonadur, la première manufacture d’Europe dédiée à la production de parpaings en terre crue. En 1951, la réglementation allemande relative à la construction en terre, celle initiée en 1944 sous l’impulsion d’Albert Speer, est officiellement entérinée et actualisée : elle devient la première norme DIN en la matière (n° 18951). À cette époque, une innovation majeure émane d’éminents architectes allemands : ils cautionnent désormais les nouveaux usages de ce matériau naturel. C’est le cas dès 1946 pour Hermann Muthesius, le protagoniste allemand du mouvement britannique Arts & Crafts. De même pour Egon Eiermann, futur architecte-vedette de la nouvelle République fédérale d’Allemagne (RFA) : ce jeune moderniste assume dès 1946 la construction en terre d’un quartier à Hettingen. De même pour un autre architecte moderniste qui a même contribué au lancement du Bauhaus avec Gropius, Otto Bartning, qui pilote un ensemble de logements bâtis en terre à Neckarsteinbach. En 1952, deux experts de la construction en terre, Pollack et Richter, lancent un appel solennel aux générations futures de bâtisseurs. Sur la base de leur vaste expérience, ils affirment que « nous devons dépasser l’idée selon laquelle la construction en terre ne serait qu’une solution provisoire pour faire face à la crise actuelle de l’habitat. Cette technologie doit désormais recevoir la même attention et considération que d’autres techniques en prônant leur mécanisation et industrialisation. La clé du succès pour l’avenir et le développement du secteur de la construction en terre, tout comme pour les autres domaines du bâtiment, réside dans une systématique rationalisation. La priorité absolue à accorder par les leaders et décideurs de notre économie (…) doit aboutir à des stratégies instaurant un usage prudent de nos ressources. Et précisément, l’usage optimal in situ de la terre crue pour matérialiser une politique responsable du logement constitue un tel exemple d’indispensable prudence politique et institutionnelle ». Ainsi apparaît très précocement en Allemagne, à l’aube des trois glorieuses décennies de croissance maximale, la notion éthique du « principe de précaution », ainsi que les prémices d’une sensibilité écologique et écoresponsable. Ce pays témoigne ainsi déjà de sa nette avance, sur ses voisins européens, dans le domaine des stratégies d’actions appropriées vis-àvis de la protection de l’environnement. Dans cette mouvance, l’architecte-ingénieur Gernot Minke est le premier dans le monde à institutionnaliser dès 1974 des cours sur la construction en terre au sein d’une université : celle de Kassel. Soit sept ans avant la fondation en France du CRAterre. Quant à l’architecte allemand Franz Volhard, il développera alors la technique du Leichtlehmbau, de la « terre allégée », et sera dès l’origine du CRAterre, son correspondant permanent outre-Rhin. 

 

Durant la Guerre Froide: l’Allemagne de l’est exporte son savoir-faire en Asie et Afrique 

En 1949, peu après l’instauration à l’est du pays de la République démocratique allemande (RDA), dans la zone d’occupation soviétique, l’administration militaire est chargée de planifier et de gérer un plan national de lutte contre la crise du logement. Elle lance un ample programme de 200 000 habitations, dont 40 % à bâtir avec des matériaux naturels disponibles in situ. Dès 1952, il est estimé que la construction en deux ans de 17 000 de ces habitats en terre a permis d’éviter l’usage de 100 000 tonnes de charbon (seule source d’énergie alors disponible), de 200 millions de briques cuites (dont la production aurait été très énergivore) et de 75 000 tonnes de capacité de transport. Dès lors, l’avenir de la construction en terre va s’élargir dans le contexte géopolitique des relations que la RDA entretient avec d’autres pays communistes. Pour assumer sa « mission de coopération technique et culturelle » avec des nations amies, l’Allemagne de l’Est exporte son savoir-faire vers la Chine, le Vietnam du Nord et la Corée du Nord. En liaison avec ses partenaires chinois, ce transfert technologique allemand se déploie bientôt en Afrique, en faveur des pays en quête d’un « Plan socialiste d’action nationale » : prioritairement et massivement en Tanzanie. Ironiquement (?), cette stratégie s’avère être très similaire à celle déployée de façon synchrone par les États-Unis à travers le Peace Corps, créé en 1963 par Kennedy et mis en oeuvre par l’US Aid. Ces deux logiques d’instrumentalisation d’un savoir-faire relatif à la construction en terre se déploient dans le contexte mondialisé de la guerre froide amorcée dès 1948. Ainsi, le sort de cette technologie dite « intermédiaire », et aussi réputée « douce », s’inscrit désormais aussi dans la mouvance du combat acharné que se livrent dans le Tiers-Monde les partisans du capitalisme sous l’égide de Washington et ceux du communisme représentés in situ par des experts allemands et chinois. Moralité empruntée à La Fontaine : « on a souvent besoin d’un plus petit que soi », notamment pour faire progresser les stratégies politiques, commerciales et technologiques les plus ambitieuses.                 


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