Plan et élévation du projet de Cointeraux (conçu en 1790 mais non réalisé) pour la construction en Nouveau Pisé d’une manufacture de textile. |
Dossier réalisé par Jean DETHIER |
L’art ancestral de construire en terre crue est né dans la mouvance de la révolution néolithique, tandis que l’art moderne de bâtir avec ce même matériau naturel s’inscrit dans celle de la Révolution française. La première est celle qui, initiée il y a quelque 10 000 ans, induit le passage progressif des hommes du nomadisme à la sédentarité. Lequel implique la nécessité radicalement nouvelle de se construire un habitat fixe, d’abord dans des hameaux, puis dans des villages et « bientôt » – quelques millénaires plus tard vers - 4 000 avant J.-C. – au coeur de villes et de capitales. Ainsi, sont alors inventées les notions et pratiques de la maçonnerie, de l’habitat et de l’architecture – domestique et monumentale, palatiale, religieuse ou militaire – mais aussi celles de l’urbanisme et du ruralisme, et même de l’aménagement du territoire. À toutes ces échelles, c’est en Mésopotamie que ces durables inventions apparaissent les plus nombreuses et savantes. Elles témoignent ainsi de plusieurs étapes majeures de l’histoire de l’humanité. Si les ressources naturelles des territoires du Croissant fertile de cette région mère ont permis l’indispensable développement préalable de l’agriculture et de l’élevage, ces hauts lieux de la naissance de notre civilisation et de notre Histoire sont toutefois caractérisés par la grande rareté de deux matériaux traditionnels essentiels pour assumer l’acte de bâtir : le bois et la pierre. C’est donc le plus souvent avec la principale ressource du sol que s’invente « l’art premier » de bâtir en terre crue. Ses pratiques sophistiquées ont même abouti, au coeur de la prestigieuse cité de Babylone, à l’édification de la plus grande et la plus haute architecture en terre crue de tous les temps : la célébrissime, mythique et pourtant bien réelle tour de Babel.
Un maître-maçon héritier de l’esprit du Siècle des lumières et de la Révolution française
Quant à la seconde révolution évoquée – celle porteuse de notre modernité et initiée en France dès 1789 –, c’est dans sa mouvance que s’élabore la théorisation, la rationalisation et la réactualisation des usages du plus commun des matériaux naturels de construction – la terre crue –, qui sont dès lors hissés au niveau d’un « art moderne de l’art de bâtir ». Mais, si la pratique des architectures ancestrales en terre de Mésopotamie a été durant des millénaires le fait d’une (r)évolution culturelle et technologique collectivement portée et inlassablement transmise par des millions de bâtisseurs anonymes, par contre sa modernisation, dès la fin du XVIIIe siècle, est essentiellement le fait d’un seul et même citoyen : le sieur François Cointeraux. Pour comprendre la nature des idées, ambitions et apports de ce maître-maçon et autodidacte lyonnais, il faut le resituer dans l’esprit et les mutations majeures de son temps. Dès 1789, la Révolution française instaure un nouvel idéal de société, dont témoigne la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » ainsi que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce changement radical de la vie politique et sociale est précédé par les apports décisifs du Siècle des lumières et par l’actif militantisme des physiocrates. Leurs stratégies sociales et économiques privilégient alors le Grand OEuvre de l’agriculture, les vertus du milieu rural et la priorité à accorder au concept d’un « Gouvernement par la Nature » : celui capable de gérer et de faire prospérer toutes les terres ; aussi bien celle des champs à cultiver que celle des murs à bâtir. C’est dans le triple contexte de ces innovations sociétales que Cointeraux amorce – dès 1789, en pleine période révolutionnaire – ses écritures et actions. Elles visent à actualiser l’ancestral savoir-faire constructif spécifique aux agglomérations rurales de sa région natale, entre Lyon et Grenoble : le pisé. Ce terme décrit la maçonnerie monolithique résultant de la compression (alors manuelle avec un pilon en bois) de la terre crue dans un coffrage (alors aussi en bois) de 40 à 60 cm de largeur selon la hauteur du mur à élever. Cette pratique vernaculaire avait déjà été étudiée comme étant « l’Art du maçon piseur ». Mais François Cointeraux ne se contente plus d’un constat : il milite et agit désormais pour moderniser cette démarche traditionnelle et mettre en pratique son « Nouveau Pisé ». Il apparaît d’emblée comme une technique constructive économique, rapide et sûre – du fait de sa résistance au feu – pour répondre aux besoins de modernisation et de démocratisation des campagnes ainsi qu’aux attentes en matière d’habitat de diverses classes sociales. Ainsi en témoigne le dessin-manifeste le plus célèbre de Cointeraux : il illustre son voeu – candide, amusé ou utopique ? – d’un nouvel égalitarisme entre « la maison sortant de la main de l’ouvrier » bâtie en pisé et exactement la même demeure proposée aux classes plus aisées. Seule une ornementation de façade « peinte à fresque sur le pisay » lui offre un statut différent. Outre ses divers modèles d’habitat, le maître-maçon lyonnais propose les plans de bien d’autres édifices utilitaires et même, en milieu suburbain, de vastes manufactures à édifier sur quatre étages. Son action initialement centrée sur les campagnes s’élargit bientôt aux villes, surtout à Lyon, sa ville natale, où ses projets aboutissent au début du XIXe siècle à l’édification en nouveau pisé d’immeubles mitoyens d’habitation de cinq à sept étages. Ils demeurent aujourd’hui encore parmi les plus hauts du monde édifiés avec ce matériau.
L’activisme de François Cointeraux en faveur de « l’agri-tecture »
Le militantisme de François Cointeraux se manifeste aussi dans sa volonté de déployer une véritable stratégie d’actions pédagogiques et éditoriales. En tant que « professeur d’architecture » autoproclamé, il fonde diverses écoles à Paris et Lyon pour y promouvoir ses convictions et savoirs. À Grenoble, son implication éducative devance ainsi de plus d’un siècle et demi la création du CRAterre. L’activisme du maître-maçon s’exprime aussi, à partir de 1789, à travers la publication d’une soixantaine de livrets et pamphlets qui seront traduits dans une dizaine de langues : un exploit alors remarquable, surtout pour un ouvrier aux ambitions de réformateur de la société. Le long titre du premier de ses ouvrages est révélateur : Leçons par lesquelles on apprendra soi-même à bâtir solidement les maisons de plusieurs étages avec la terre seule ; ouvrage dédié aux Français. Sont révélatrices aussi les ambitions de son Nouveau Traité d’économie rurale, édité en 1803. Dans ses choix de titrage, Cointeraux apparaît comme le premier bâtisseur des temps modernes à promouvoir « l’autoconstruction » de l’habitat. On détecte aussi, dans le libellé de ses pamphlets, l’ampleur du spectre des intérêts alimentés par cet autodidacte polyvalent, par cet « homme-orchestre » d’humble et laborieuse origine. L’élan fougueux de ses passions dépasse largement l’architecture pour tenter de se déployer dans les sphères de la politique, voire même de la critique sociétale. C’est dans cet esprit de symbiose, parfois provocateur, qu’il affirme en 1797 que « l’Architecture, de tout temps, a été traitée isolément. L’Agriculture a toujours été considérée séparément. C’est une erreur : ces deux arts ne sauraient être approfondis qu’en fondant leurs principes dans un même creuset de l’esprit. Il en résulte alors une science nouvelle, que je nomme Agritecture ».
En France : la reconnaisance de Cointeraux et ses influences
Dès le début du XIXe siècle, les travaux pionniers de François
Cointeraux sont relativement connus et appréciés. C’est ainsi que
Napoléon Ier décide en 1807 de l’impliquer – mais pas assez – dans la construction
en pisé d’une ville nouvelle, Napoléon-Ville, à vocation militaire
destinée à loger en Vendée 15 000 habitants. Toutefois, des
contraintes d’intendance mal gérées entraînent le piteux abandon du
projet. Cet échec contribue à un certain discrédit temporaire du
maître-maçon lyonnais et du pisé. Mais Cointeraux connaît, dix ans
plus tard, une tardive mais essentielle consécration professionnelle qui
– durablement et internationalement – illumine ses inventions d’un éclat
prestigieux. En effet, l’architecte Jean Rondelet, célèbre théoricien et
praticien français, intègre ses propositions de renouveau de la
construction de terre crue dans son illustre et très influent Traité théorique
et pratique de l’art de bâtir, publié dès 1817, souvent réédité durant un
demisiècle et traduit à l’étranger. En France même, l’influence de
Cointeraux s’avère évidente durant une centaine d’années, jusqu’au
début du XXe siècle. Ainsi en témoignent les multiples habitats et
bâtiments inspirés par ses concepts et édifiés en Nouveau Pisé,
surtout dans la région de Lyon : demeures bourgeoises en périphérie nord,
résidences de loisirs, fermes modèles, chais viticoles, cités d’habitat ouvrier,
mairies et écoles ; notamment celles jumelées et édifiées à Dolomieu (Isère)
en 1910. Cet emblématique bâtiment public représente la dernière
réalisation en pisé commandée par l’État et attribuable à une tardive
influence conceptuelle et stylistique de Cointeraux. Dès le début de
la Première Guerre mondiale, tous les ouvriers spécialisés dans la
mise en oeuvre du pisé sont mobilisés en priorité pour étayer les
tranchées creusées sur un front de 800 kilomètres de long, puis
astreints à entretenir celles renforcées avec des millions de sacs de terre.
La majorité de ces artisans vont agoniser dans la boue de ces tranchées. Ainsi
dès 1918, la France est désormais quasi privée de son abondante
maind’oeuvre qualifiée pour élever le pisé. Dès lors aussi, les
camions-automobiles récemment commercialisés accèdent facilement dans
tous les villages du pays pour y livrer le ciment, perçu comme symbole
de progrès. L’infiltration de ce matériau industrialisé dans la France
profonde contribue à la prompte et durable dévalorisation des
matériaux naturels. Ce déclin avait débuté durant la deuxième moitié
du XIXe siècle, mais était alors encore limité aux seules agglomérations desservies
par les chemins de fer.
POUR EN SAVOIR PLUS : Toutes les facettes de la vie et l’oeuvre de Cointeraux sont enfin abordées de façon globale et détaillée, critique et contextualiste par une quinzaine d’auteurs et universitaires (dont Hubert Guillaud du CRAterre). Ensemble, ils nous offrent un ouvrage (abondamment illustré) aussi érudit que passionnant. Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Gilbert Richaud [sous la direction de], Les Leçons de la terre : François Cointeraux (1740-1830), professeur d’architecture rurale, Institut national d’histoire de l’art (INHA), Paris, et Éditions des cendres, 2016, 350 p.
Lisez la suite de cet article dans :
N° 255 - Juillet 2017
Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :
Vous n'êtes pas identifié. | |||
SE CONNECTER | S'INSCRIRE |
> Questions pro |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6
L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l… |
Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6
L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent. |