A l'ombre des livres : Médiathèque Charles-Nègre, Grasse

Architecte : Ivry Serres, Emmanuelle et Laurent Beaudouin
Rédigé par Pierre CHABARD
Publié le 01/12/2022

Enchâssée dans un quartier escarpé et intriqué de la vieille ville de Grasse, l’étonnante médiathèque Charles-Nègre s’affirme avec force et sensibilité. Profitant des aléas temporels d’un chantier mouvementé, les architectes ont su approfondir jusqu’aux infimes détails ce projet généreux, au service de la lecture publique.

 

Comment construire un édifice de cette ampleur (près de 4 000 m2) dans un quartier dense et serré, d’échelle presque villageoise, sans en interrompre la texture pittoresque ? Comment installer l’horizontalité infinie nécessaire à la pratique de la lecture dans ce dédale vertical de ruelles ? Comment poser l’unité, l’altérité, la monumentalité de cet équipement public sans disqualifier le bâti ordinaire, enchevêtré et rugueux qui l’entoure ? C’est l’équation délicate qu’est parvenue à résoudre l’équipe d’architectes formée par deux agences pour répondre au concours à l’automne 2011 : l’Atelier Fernandez & Serres – Ivry Serres ayant porté le projet après la séparation des deux associés, en 2019 â€“ et Beaudouin Architectes – auteurs de nombreuses bibliothèques en France, de Poitiers à Brest, du Mans à Besançon.

 

La nouvelle médiathèque de Grasse possède deux visages bien distincts. D’un côté, c’est celui, vernaculaire et familier, d’une série de cinq anciennes maisons mitoyennes qui longent le cours sinueux de la rue Droite (!), artère aussi étroite qu’importante de la vieille ville, et accueillaient déjà la bibliothèque de quartier. De l’autre s’affiche au contraire l’étrangeté d’un volume à la fois compact, poreux et strié, en suspension au-dessus d’un miroir d’eau, en bas d’une place étagée qui descend en s’évasant. Si, côté rue, la médiathèque s’enracine dans le sol et la chair de la ville, elle semble au contraire flotter au-dessus de ce parvis de circonstance, résultat résiduel d’une opération de curetage et de construction d’un réservoir d’eau de 1 800 m3 au milieu du XXe siècle. Peut-être le projet tire-t-il son mélange de minéralité et de fluidité du lien secret qu’il noue entre cette infrastructure invisible et la superstructure en encorbellement de la bibliothèque, de cette correspondance qu’il établit implicitement entre deux grands contenants, l’un enfoui et plein d’eau de source, et l’autre aérien, rempli de lumière et de littérature ?


Espace strié


Plutôt qu’un objet lisse et parfait qui, par contraste, aurait rendu ce quartier populaire ANRU plus pauvre et dégradé qu’il n’est, les architectes ont conçu là une architecture hypersensible, non pas « contextuelle Â» au sens mimétique où on l’entendait jadis mais profondément évocatrice et révélatrice des choses les plus insaisissables qui l’entourent : le grain des enduits, la vibration des toitures en tuiles romaines, les jeux chromatiques nuancés, entre mille variantes d’ocre, les effets d’ombre et de lumière, de contre-jour et d’éblouissement, l’acoustique presque intérieure des espaces publics, le découpage du ciel par les lignes irrégulières des corniches…

Pour autant, l’évocation architecturale ne se perd pas dans d’innombrables signes mais se condense dans la répétition d’un dispositif simple et réglé avec exactitude : de fines colonnettes de béton blanc, elles-mêmes striées, qui, légèrement espacées, enveloppent les façades vitrées ou opaques et assument l’essentiel des intenses relations qu’instaure ce bâtiment. Elles lui confèrent d’abord son apparence, son unité, son caractère paradoxal de prisme labile, de monolithe poreux, de masse discrète et discontinue. Moulées une à une, en trois tailles (74 cm, 42 cm ou 32 cm), et enfilées comme des perles sur des fers à béton, elles font vibrer ses surfaces, leur donnent une profondeur, les rapprochent de l’échelle du corps, du pas et de la main. Comme des charnières, elles tiennent toutes les arêtes, angulations, inflexions, articulations et découpes de la volumétrie, auxquelles elles prêtent leur géométrie ronde et souple.


Une grande part de la raison d’être de ce rideau minéral tient bien sûr à la régulation des relations visuelles et lumineuses : adoucir la lumière et la chaleur de l’ardent soleil provençal ; tamiser, telle une lanterne, l’éclairage artificiel du soir ; filtrer les vues sur l’époustouflant paysage azuréen, selon qu’on est proche ou loin de la façade, qu’on la regarde de face ou de biais. Du dehors et sous la pleine lumière du jour, le dispositif se fait parfois plus opaque, drapant l’édifice public d’une certaine abstraction silencieuse, même s’il s’interrompt pour laisser passer le regard, à travers la haute fenêtre de la grande travée centrale.


Au-dedans, le lecteur se trouve baigné au contraire dans une spatialité amène et douce, profonde et protectrice, propice à la lecture et à la libre circulation dans le monde des livres. Au gré des trémies qui organisent la porosité visuelle entre les différents niveaux ou au fil de la magistrale promenade architecturale qui occupe le flanc sud-ouest du bâtiment, on glisse imperceptiblement de la linéarité des nouvelles salles à la topologie plus informelle des anciens locaux.

Tirant parti de l’escarpement du terrain, la distribution générale de la médiathèque, répartie sur six niveaux, est elle-même d’une grande fluidité, prolongeant la trame des ruelles du quartier en une sorte de place publique intériorisée. Si l’entrée principale se fait par le parvis haut, sous l’encorbellement des deux niveaux principaux de salles de lecture, un accès latéral est possible au niveau -2, depuis la place Vercueil, pour distribuer la salle d’exposition temporaire, et un autre encore au niveau -3 pour desservir l’auditorium, l’heure du conte et les espaces pour la petite enfance, situés dans les pièces d’échelle très domestique, au rez-de-chaussée des anciennes maisons de ville.


Maniérisme


Alors que les façades sont rythmées sur le pas serré des colonnettes, les espaces intérieurs le sont par celui plus ample des voûtains en béton brut qui rigidifient les planchers – ce que justifient autant leur porte-à-faux de près de 6,50 mètres côté parvis que les contraintes sismiques inhérentes au terrain. D’une portée de 2,10 mètres (sauf la travée double qui couvre la double hauteur centrale des salles de lecture), ces voûtains réguliers donnent une densité cyclopéenne aux plafonds et rappellent l’omniprésence de la voûte dans l’architecture méridionale. Orientant résolument les salles de lecture dans le sens longitudinal, de la montagne à la mer, ils font glisser la lumière du nord le long de leur luisant et profond intrados. De la convexité laiteuse et striée des colonnettes à la concavité grise et lisse des voûtains, le motif sériel et cylindrique accompagne la perception de cette architecture en même temps qu’il suggère des correspondances plus ou moins directes, tant avec les immeubles du voisinage, couvert de tuiles romaines, qu’avec des exemples qui parleront surtout aux spécialistes, comme la si proche Fondation Maeght de Josep Lluís Sert ou le plus lointain Kimbell Art Museum de Louis Kahn.


Avant tout soucieux de produire une architecture intelligible pour ses usagers, Ivry Serres et les Beaudouin ne se sont ainsi pas interdit de convoquer des références plus personnelles et disciplinaires. En empruntant par exemple à Paulo Mendes da Rocha le dessin du garde-corps en fines barres d’acier pliées et soudées du musée de sculpture de São Paolo, ou bien en modelant, à la manière d’Eduardo Chillida, le volume du bâtiment comme une matière dense mais ductile qu’on aurait tranchée puis tordue, ils font, avec un maniérisme assumé, de l’architecture son propre motif. De sorte que la nouvelle médiathèque Charles-Nègre semble en tout point souscrire à la belle et intrigante définition qu’Aldo Rossi donnait de l’architecture dans son Autobiographie scientifique : « une description des choses et de nous-mêmes Â».



Maîtres d'ouvrages : Ville de Grasse

Maîtres d'oeuvres : Ivry Serres (avec Benjamin Vassia et Hugo Marquet), Emmanuelle et Laurent Beaudouin (avec Aurélie Husson, Farida Aroun, Noémie Gaineau, Christophe Thiery, Charles Signe)

Entreprises : Fayat Bâtiment, Cari Côte d’Azur, Alquier, Sud Étanche 13, Savoir Fer, Eso Construction, Renouer, Charpente et Création (lot 1 – structure, clos et couvert) ; Prowood,, Giani, SRCbat, Metafer, Hall de la Moquette, La clé de Voûte (lot 2 – partition, second Å“uvre) ; Spie Batignolles Énergie Sud Est (lot 3 – électricité, chauffage, ventilation, plomberie).Kone (lot 4 - ascenseur)

Surface SHON : 3 663 m2

Coût : 13,4 millions d’euros HT

Date de livraison : septembre 2022

Vue depuis les hauts de Grasse<br/> Crédit photo : GUERRA Fernando Vue de l'accueil<br/> Crédit photo : GUERRA Fernando Vue aérienne<br/> Crédit photo : GUERRA Fernando

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