Ce midi de septembre, je suis arrivée au Raincy par Bobigny, où j’ai passé la matinée à arpenter le quartier de l’Abreuvoir. Pour ce très grand ensemble de 1 509 logements sociaux construits en moins de quatre ans dans les années 1950, Émile Aillaud avait parié sur les couleurs pour asseoir la présence de ses serpentins, tours et plots en tripodes parmi les arbres d’un parc encore à venir. Plus de soixante-dix ans plus tard, l’effet est saisissant : bâtiments et végétation paraissent totalement fondus les uns dans les autres au point qu’on ne sait plus lesquels sont arrivés en premiers. Décidément, quels qu’en soient l’écriture ou le style, les architectures domestiques les plus réussies sont celles qui s’extraient d’emblée de toute velléité de contemporanéité.
En traversant à pied le pont de Bondy, je repense à ce beau texte de Jorge Luis Borges sur le temps. « Qu’est-ce que l’instant présent ? » demande-t-il, sinon « le moment qui comporte un peu de passé et un peu d’avenir. Le présent en soi est comme le point en géométrie. Le présent n’existe pas1 ». J’attrape le bus n° 146 en direction de Montfermeil-les-Bosquets, traverse Les Pavillons-sous-Bois et Villemomble pour descendre au Raincy.
Contraste immédiat. L’atmosphère, la structure urbaine, les architectures, et jusqu’aux enseignes des boutiques : rien ne ressemble ici aux villes que je viens de traverser. Entièrement construite sur le tracé (par Le Nôtre) du parc d’un château dessiné par Le Vau et inauguré par Louis XIV, Le Raincy fut d’abord un parc, devenu ville ensuite. Ses allées, demeures de maître, tourelles et jardins rappellent son passé de lieu de villégiature privilégié au XIXe siècle. Un âge d’or idéalisé dont la simple mention permet aujourd’hui de cautionner des décisions urbaines brutales et des réalisations bien condescendantes.
Je retrouve Cyrille Véran, Emmanuel Caille et Valéry Didelon – c’est la saison de nos visites pour le Prix d’architectures 10+1 – puis Thibault Barrault et Cyril Pressacco, qui nous rejoignent dans un café. Ils évoquent un autre chantier en cours pour le village Olympique, leur effarement devant le décalage entre des ambitions partout communiquées (« construction bois », « projets décarbornés », « la ville de demain en héritage », etc.) et la réalité d’un process financier et opérationnel qui laisse toute latitude aux majors de la promotion et de la construction mais aucun temps ni place aux architectes pour faire leur travail, exercer leur pensée. Des slogans qui se vident et derrière lesquels ni l’intelligence, ni la sobriété, ni la juste matérialité des projets ne peuvent se déployer ; l’impression continuelle d’être instrumentalisés, essorés, méprisés.
Au Raincy, l’enjeu était pour eux tout autre : inscrire une petite opération de 18 logements sociaux dans une ville qui en compte très peu (à peine 6 % contre 32 % dans le reste du département), conjuguer réflexion sur la forme et réflexion sur le temps. Si modeste soit son échelle, comment poser une architecture nouvelle dans le temps long qui l’a précédé et dans celui qui lui succédera ?
Chic immédiat
Nous traversons ensemble le rond-point Thiers. Ici un collège des années 1920 a été récemment démoli pour laisser place aux programmes « haut de gamme » et « typiques du Raincy » des promoteurs privés. Combles à la Mansart en toc, encadrements de fenêtres moulurés et briquettes de pacotille y jouent exactement la même rengaine que partout ailleurs où le Grand Paris promet, contre un crédit long terme, du chic immédiat.
Dans la voie en impasse perpendiculaire à l’avenue, la chargée de projet d’I3F nous attend. Architectes et maître d’ouvrage nous racontent la patience à mettre en commun pour que cette opération puisse sortir de terre : les négociations avec la ville, les appels d’offres, la faillite de l’entreprise de gros œuvre, les arrêts de chantier, la pandémie, les confinements… Sept années pour 18 logements, il y aurait eu là de quoi couler plus d’une agence.
L’impasse est une ancienne voie privée récemment rachetée par la ville, avec pour fond de perspective la façade d’un beau groupe d’habitations d’avant-guerre tout en brique. Elle ne desservait jusque-là latéralement qu’un petit immeuble en accession en R+3. Béton crépi ocre, décalages de toiture et arches du rez-de-chaussée : on imagine facilement la perspective du promoteur dans les années 1990, on pourrait même se moquer un peu.
Ce que Thibault Barrault et Cyril Pressacco se sont bien gardés de faire, en positionnant leur projet de manière à le solidariser avec tout ce qui lui préexiste ici. En plan, un rectangle simple, en léger recul de son mitoyen sur rue pour instaurer une symétrie avec le déhanchement de l’immeuble en face et donner un sens partagé au vide qui les sépare : ainsi géométrisée, l’impasse devient cour. En coupe, un gabarit qui transforme le vis-à -vis en dialogue : un débord de toiture et un chéneau intermédiaire, en écho à la composition de la façade d’en face. Et en façade, la brique.
Une écriture « par la brique »
La brique de Barrault Pressacco n’est pas une simple vêture, ni une allusion ou allégeance au contexte. Elle est « maxi ». Pleine et porteuse ; à la fois structure, peau, motif et texture, la « maxi-brique » des Briqueteries du Nord a une section carrée de 22 cm par 22 cm pour 11 cm de hauteur. Mise en œuvre ici pour la première fois en Île-de-France, doublée et isolée du côté intérieur, elle porte les poutres et les dalles de béton – laissé apparent en rive pour marquer niveaux – et impose son épaisseur aux tableaux des baies verticales régulièrement disposées.
Simple en apparence, très précise dans son exécution, cette écriture par la brique confère d’emblée au bâtiment son évidence. L’attention aux calepinages, aux dimensionnements et à la matérialité constructive réconcilie ici cultures savante et vernaculaire : chaque élément de cette façade restituant « à la fois » le temps de son dessin et celui de sa mise en œuvre. Au-dessus des niveaux 2 et 4, les deux débords filants ordonnent les proportions et la lecture de l’ensemble. La scansion des chevrons nous instruisant sur la matérialité du toit, invisible depuis la cour.
La distribution des logements des niveaux hauts confirme l’importance de la pensée constructive, déployée jusque dans le dessin des plans intérieurs. Comme un gant, la façade de briques y est régulièrement retournée en de grandes loggias qui pénètrent jusqu’au cœur des appartements. En plus d’offrir une pièce supplémentaire, ce dispositif procure aux appartements une profondeur singulière qui articule l’intime et la ville, le nouveau et le déjà -là .
Au retour, sur le chemin vers la gare du RER E, je m’arrête un moment prendre le frais à l’église Notre-Dame du Raincy. Là , sous les voiles minces de béton et dans la lumière bleue des claustras conçues par les frères Perret dans les années 1920, je repense à cette question du temps. À celui qu’il faut pour penser, dessiner, régler un projet jusqu’à ce qu’il devienne évident, évident au point qu’il puisse échapper à l’illusion du présent.
1. Conférences, Jorge Luis Borges, Paris, Gallimard, 1985.
Maîtres d'ouvrages : Immobilière 3G
Maîtres d'oeuvres : Barrault
Pressacco
Entreprises : IMSA et
Roza Bat, gros Å“uvre ; IDF Toiture, charpente ; Prestapose,
menuiseries extérieures ; Ridoret, menuiseries intérieures ; Orbimétal,
serrurerie ; Koota, plomberie ; Tebi, électricité ; République
Studio, design graphique
Surface SHON : :
1 030 m2 (SP) + 985 m2 (SHAB)
Cout :
Date de livraison : avril 2022