Le musée retrouvé : Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens

Architecte : Frenak + Jullien Architectes – Architecte du patrimoine : Jennifer Didelon
Rédigé par Pierre CHABARD
Publié le 04/05/2020

Agrandi, réorganisé, rénové de fond en comble, le musée de Picardie à Amiens (l’un des tout premiers édifices construits en France spécifiquement pour cette fonction) a rouvert ses portes le 1er mars 2020, après plus de cinq ans d’ambitieux travaux. Brillamment reconquis par l’agence Frenak + Jullien, associée à l’architecte du patrimoine Jennifer Didelon (BDAP) et à la paysagiste Delphine Élie (Atelier Dots), il dévoile au public trois mille pièces de son éclectique collection en une muséographie entièrement repensée. Mais surtout, il se donne dans son étonnante architecture Second Empire, richement décorée, longtemps refoulée et littéralement rendue à elle-même. 

 

Et si, au fond, ce projet était une réflexion architecturale sur la surface et sur la profondeur, sur la tension entre les deux ? Lorsqu’on aborde l’édifice d’origine, inauguré en 1864 (Henri Parent, lauréat du concours en 1853, remplacé en 1859 par Arthur-Stanislas Diet), on est en effet frappé par le caractère frontal de sa longue façade principale, avec son avant-corps central, ses pavillons d’angle symétriques, ses ordres ioniques et corinthiens superposés, son ornementation à la gloire de Napoléon III. Mis à distance par son jardin d’apparat qui accentue sa mise en représentation, ce « Palais des arts Â», construit à l’initiative de la Société des Antiquaires de Picardie (en s’inspirant du Louvre plutôt que du Parthénon…), s’adresse à la rue Royale, aujourd’hui rue de la République, axe radial du pouvoir qui égrène d’autres institutions majeures de la ville conçues dans le même esprit : hôtel de la préfecture ou bibliothèque communale (toutes deux de l’architecte Auguste Cheussey, respectivement en 1816 et en 1823-1825).

 

Renversement

L’acte majeur du projet de l’équipe menée par Frenak + Jullien, choisi sur concours en décembre 2011 et de loin le plus respectueux du bâtiment existant, est justement de retourner diamétralement son théâtral fonctionnement urbain : on n’entre plus par-devant mais par-derrière. Un peu comme à la nouvelle Tate Britain après Caruso St John, on ne gravit plus le solennel perron axial mais on doit contourner le bâtiment. On pénètre par un petit pavillon néoclassique qui avait été construit au début du XXe siècle dans l’axe de la façade arrière.

Conçu pour accueillir le legs du peintre local Albert Maignan mais utilisé depuis des décennies comme réserve et atelier de fortune, ce point faible du musée devient son centre de gravité. D’une surface de 278 m2, le pavillon Maignan absorbe les fonctions secondaires (entrée, billetterie, boutique) et laisse le bâtiment principal à sa vocation muséale. Repris en sous-Å“uvre, il renferme l’énorme machinerie climatique requise par les normes muséographiques actuelles. Défait de ses encombrants combles à la Mansart, il porte un agréable jardin suspendu accessible depuis la rotonde de l’Impératrice (un des clous du premier étage). Parfaitement situé dans le plan, il dessert à l’est le rez-de-chaussée du musée et, par un bel escalier métallique à double volée, situé dans l’intervalle, ses salles souterraines consacrées à la collection archéologique, elles aussi réaménagées. À l’ouest, il distribue avec évidence la nouvelle aile dessinée par Frenak + Jullien, qui occupe, en placard, tout le fond du terrain et qui, sur deux niveaux principaux, équipe le musée des fonctions qui lui manquaient : salle de conférences, vestiaire, espaces pédagogiques, bureaux, ateliers de fabrication ou de restauration, espaces de stockage et réserves.

Ni déférente, ni défiante, cette élégante extension parée d’une sobre colonnade rappelle le meilleur du rationalisme et du néorationalisme italiens. Elle semble se glisser, comme une coulisse, derrière le pavillon Maignan. Prenant le soleil les trois quarts de la journée, elle ponctue la perspective de la rue latérale, baptisée Puvis-de-Chavannes, signale la nouvelle entrée et « donne un horizon au musée Â», comme le dit joliment Béatrice Jullien.

 

Respiration

Dans cette recomposition, c’est non seulement l’axe longitudinal, dit « palatial Â», qui gagne un aboutissement mais c’est toute la profondeur du site qui se trouve occupée, investie, rendue au public. Le musée n’est plus frontal mais rayonnant. Tous les espaces résiduels, parkings ou délaissés, qui végétaient derrière les hautes grilles (aujourd’hui supprimées latéralement) et à l’ombre de la façade principale trouvent un nouveau rôle : qui un parvis d’entrée au sud, qui un jardin lapidaire au nord, où la « maison Moitié Â» et sa façade du XVIIe siècle, sauvée par la Société des Antiquaires de Picardie en 1906 et reconstruite au fond de la cour du musée, ont été resituées par les architectes.

Comme un damier, la composition générale alterne et équilibre les pleins et les vides, les dedans et les dehors, en une habile dialectique qui peut se lire aussi comme une réinterprétation du bâtiment d’origine (avec son « Grand Salon Â» central qui n’est autre que son ancienne cour intérieure, couverte en 1890, et dont le pavillon Maignan, de même proportion en volume, apparaît comme le négatif). Clairement circonscrites, ces « chambres Â», intérieures ou extérieures, se succèdent, traversées par de profondes enfilades comme autant de respirations, de fuites, d’accélérations immobiles. C’est bien sûr l’axe palatial qui a été prolongé à travers le pavillon Maignan jusqu’au patio de l’aile nouvelle. Ce sont aussi toutes les enfilades des galeries d’exposition du premier étage, consacrées à la peinture, qui ont été libérées en rouvrant systématiquement les fenêtres des pavillons d’angle (étrangement condamnées depuis des décennies).

Mais, comme pour pondérer la primauté du grand axe, les architectes ont multiplié les perspectives latérales : par exemple à travers les façades vitrées de la connexion entre le pavillon Maignan et le musée. La nouvelle aile est elle-même structurée par deux belles échappées transversales : la grande galerie qui, d’un bout à l’autre de la parcelle, de la salle de conférences aux ateliers pédagogiques, file tout droit derrière la colonnade et se glisse entre le patio et le pavillon Maignan, comme une rue sur laquelle s’aligne la façade de ce dernier ; puis la faille piranésienne, éclairée zénithalement, qui contient les couloirs et les deux escaliers droits, alignés et décloisonnés, et qui sépare les deux visages, technique et public, de ce nouveau bâtiment.

À l’image du parcours de l’eau de pluie, mis en scène par la paysagiste, cette fluidification de tout l’organisme du musée concerne également ses circulations techniques, horizontales et verticales : livraisons, stockage, acheminement d’œuvres, etc. Une longue galerie souterraine a été percée vers un monte-charge qui s’introduit dans l’ancien bâtiment par ses épaisseurs servantes, par le « poché Â» de son plan. La modernisation technique de cet édifice, qui reflète les avancées typologiques (éclairage zénithal dans les salles d’exposition) et constructives (menuiseries et planchers mixtes bois-métal, chauffage par calorifère) du XIXe siècle, s’accorde pleinement avec l’impératif patrimonial.

 

Conservation

Sur ce point, Frenak + Jullien, qui se sont déjà mesurées avec succès au Familistère de Guise, à l’Hôtel des Invalides, à l’abbaye de Breteuil ou au musée des Beaux-Arts de Chambéry, ont bénéficié de l’expertise de Jennifer Didelon. Aussi à l’aise sur le patrimoine moderne ou ancien, ordinaire ou monumental, celle-ci a conduit avec autorité les missions de restauration et de conservation, élargies par le classement du musée en mai 2012 (donc après le rendu du concours) et fondées sur un minutieux diagnostic.

Parmi les principaux fronts figurent la réfection complète des toitures et des verrières (dont les défauts d’étanchéité avaient entraîné la fermeture des salles de tout le premier étage en 2008) ainsi que la restauration des sols, notamment des 1 800 m2 de parquets en point de Hongrie de l’étage, une latte après l’autre. Mais le plus spectaculaire concerne le dégagement et la conservation des chatoyants décors peints qui couvraient les plafonds, les corniches voire les murs du musée. Ceux qu’Émile Zola prête à l’hôtel particulier d’Aristide Saccard dans La Curée, lui-même inspiré de l’Hôtel Menier (du même Henri Parent), donnent une idée de la capiteuse fantaisie iconographique, de l’exubérance matérielle et chromatique de cette architecture Second Empire qui fonctionnait comme un véritable média ; une architecture dont la vérité semble se tenir à sa surface. « Dénapoléonisées Â» sous la IIIe République, masquées par des couches de peinture blanc-gris au cours du XXe siècle, ces décors de l’ancien musée Napoléon ont été retrouvés par stratigraphie et soigneusement mis au jour, centimètre par centimètre, au scalpel et à la compresse, en respectant leur patine. Conservation plutôt que restauration fut le mot d’ordre de cette patiente entreprise qui ramène à la surface du visible des fresques dont on soupçonnait l’existence mais dont la découverte, toujours surprenante, a suscité d’incessants échos dans le projet architectural et muséographique (notamment dans les choix chromatiques à la fois audacieux et harmoniques).

 

Réconciliation

Pendant sa courte existence d’un siècle et demi, et en dépit de son architecture apparemment inaltérable, le musée de Picardie a connu des métamorphoses continuelles. La dernière en date fut celle conduite, sur tout le rez-de-chaussée, par l’architecte et critique d’architecture Jean-Paul Robert, assisté de Sophie Thomas, sous le mandat de Dominique Viéville (1984-1992), qui avait commandé au même moment à Sol Lewitt un étonnant Wall Drawing pour la rotonde arrière.

Même si le projet de Frenak + Jullien conserve la plupart de ces aménagements (notamment certains meubles dessinés par Martin Szekely et le mobilier d’exposition tout en sophistication néoconstructiviste conçu avec Sylvain Dubuisson), on mesure l’écart de sensibilité, de génération et de circonstance qui les sépare. De la méfiance qu’on sent chez les premiers vis-à-vis d’un patrimoine du XIXe siècle encore mal connu, on est passé à un mélange de compréhension et d’adhésion chez les secondes ; d’un goût pour les contrastes marqués, pour le noir et le blanc, la brillance et les reflets, à une recherche d’harmonie chromatique, dans une palette élargie et mate ; d’une rhétorique de la différence entre les époques, à un dialogue pacifié et dédramatisé ; d’une muséographie de la « mise à distance des collections et des lieux1 Â» à une recherche de continuité et d’intégration. Jean-Paul Robert envisageait son intervention comme une « conciliation Â» entre les Å“uvres et l’architecture d’origine, comme pour régler leurs mutuels différends. C’est à une pleine réconciliation (y compris avec le projet de ce dernier) que nous convient aujourd’hui Catherine Frenak, Béatrice Jullien et leurs consÅ“urs.

 

1. Dominique Viéville, « Jean-Paul Robert. Musée de Picardie à Amiens Â», L’Architecture d’aujourd’hui, n° 291, février 1994, p. 81.

 



Maîtres d'ouvrages : Amiens Métropole

Maîtres d'oeuvres : Frenak + Jullien, architectes mandataires, chefs de projet : Samuel Morris, puis Marc Desjonquères ; BDAP (Jennifer Didelon), architecte du patrimoine ; Atelier Dots (Delphine Élie), paysagiste ; 8’18, concepteur lumière ; Autobus impérial + Téra création, graphistes ; Igrec ingénierie BET TCE ; Cicanord OPC

Entreprises : CMEG (gros Å“uvre, démolition, fondations spéciales) ; Charpentier PM (maçonnerie MH, pierre de taille) ; Ateliers Mériguet-Carrère (restauration décors peints, dorures) ; Asselin (charpente bois, menuiseries extérieures MH) ; STIS étanchéité ; Oger et fils (parquets, menuiseries intérieures MH) ; Bernard Battais & fils (couverture MH, zinguerie) ; Loison (serrurerie, métallerie) ; Mergozzo (sols durs) ; Côté Peint (peinture) ; AXIMA (CVC) ; Eiffage (CFO CFA) ; IDVerde (aménagements extérieurs) ; Version Bronze (aménagements muséographiques)

Surface SHON : 5 700 m2 (ancien Palais) + 1 800 m2 (extension) ; 3 900 m2 (jardins et aménagement extérieurs)

Cout : 19,9 millions d’euros HT

Date de livraison : concours, 2011 ; chantier 2016-2020 ; livraison : mars 2020

Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens<br/> Crédit photo : GUILLAUME Clément Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens<br/> Crédit photo : GUILLAUME Clément Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens<br/> Crédit photo : GUILLAUME Clément Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens<br/> Crédit photo : GUILLAUME Clément Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens<br/> Crédit photo : GUILLAUME Clément Plan du Rdc - Rénovation et extension du musée de Picardie, Amiens<br/> Crédit photo : Frenak + Jullien  Architectes

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