Femme en blanc, barque et coquillage, Le Corbusier, 1965 (0,53 x 0,53 m) |
L'architecte et historien Jacques Sbriglio, commissaire en 2013 de la très belle exposition Le Corbusier et la question du brutalisme, réagit au lynchage médiatique dont Le Corbusier est l'objet depuis quelques temps et revient sur quelques idées reçues. |
« Ils sont trois. Trois snipers qui ont décidé de faire le buzz et de gâcher la fête en prenant Le Corbusier pour cible à l’occasion des commémorations du cinquantième anniversaire de sa disparition. Et ce, avec une telle violence dans la logorrhée que celle-ci en devient suspecte et interroge sur les motivations qui la portent.
Le premier de ces snipers, François Chaslin tire dans les jambes. Son ouvrage, Un Corbusier, quelle que soit sa qualité littéraire, est une sorte de « Je t’aime moi non plus », une valse hésitant entre fascination et répulsion avec en seconde partie de programme une analyse en demi-teinte de la vie dans les Unités d’habitation qui ne laisse pas d’étonner.
Le deuxième, Marc Perelman, tire dans le corps. Le contenu de son livre aux accents foucaldiens, manifeste un tel rejet de l’architecture comme « art de la domination », pour reprendre un vieux slogan de mai 68, qu’il interdit par avance toute dialectique. L’univers qu’il y décrit, à propos de l’architecture de Le Corbusier, est en effet plus proche de celui de Boris Vian dans L’Écume des Jours, que celui que l’on ressent en parcourant « l’espace indicible » de la chapelle de Ronchamp ou du couvent de la Tourette. Son point de vue sur « l’architecture froide » de Le Corbusier n’est en définitive qu’une interprétation qu’il n’hésite pas à contredire quand il écrit : « toute mesure de la sensation se parant de scientificité est une imposture théorique ».
Le troisième, Xavier De Jarcy, achève le travail et tire dans la tête. Le contenu de son ouvrage, qu’il n’a pas eu le courage d’intituler Le Corbusier un fasciste français, est essentiellement centré sur la personnalité d’un Le Corbusier fasciste pur et dur, raciste et antisémite. Cette thèse, que trop peu d’éléments viennent étayer, non seulement ne résiste pas à une analyse historique sérieuse, mais est décrédibilisée par la détestation que l’auteur porte envers l’architecture en général et les architectes en particulier.
Bien que ces trois ouvrages visent globalement le même objectif, à savoir discréditer et se débarrasser définitivement de la personnalité encombrante de Le Corbusier, leurs contenus diffèrent sensiblement en ce sens que l’un, celui de Chaslin, se limite à attaquer l’homme quand les deux autres exécutent dans un même mouvement l’homme et son œuvre. Une œuvre dénoncée comme totalitaire, inhumaine et responsable de tous les maux rencontrés aujourd’hui notamment dans le mal vivre des banlieues.
Ainsi nous nous serions trompés, nous aurions été abusés et avec nous l’ensemble des chercheurs et des historiens de l’architecture du 20e siècle au sujet de Le Corbusier ! À en croire ses contempteurs, l’homme aurait été pour le moins opportuniste, cupide, calculateur et son œuvre, à défaut d’être reconnue comme insignifiante, aurait été quasiment maléfique voire dangereuse !
Soyons clairs. Que la pensée et l’œuvre de Le Corbusier soient mis en débat à l’occasion d’une commémoration, c’est la moindre des choses, ne serait-ce que pour pouvoir en évaluer aujourd’hui la portée voire réclamer à son propos un droit d’inventaire. Mais à la condition que cela ne tourne pas à la délation pure et simple comme l’illustre hélas la campagne de presse qui vient de se dérouler. On eut ainsi aimé de la part de la critique la même rigueur et la même impartialité que celles adoptées par Michel Winock dans la biographie de François Mitterrand dont la sortie a eu lieu au même moment que ces trois ouvrages sur Le Corbusier. Car en définitive remettre à tout bout de champ sur la table, comme le font aujourd’hui les gardiens du nouvel ordre moral et autres tenants de la repentance, l’antisémitisme, le fascisme, l’eugénisme, le totalitarisme de droite comme de gauche et dans le cas d’espèce, en prenant Le Corbusier en ligne de mire, semble beaucoup pour un seul homme. Que Le Corbusier, sans avoir jamais été encarté, ait eu des amitiés dans les milieux de l’extrême droite, comme il en eut au parti communiste et ailleurs, est depuis longtemps de notoriété publique et ne fait pas de lui un « nazillon » comme vient de le déclarer un ancien ministre de l’éducation nationale. Quant aux extraits de lettres tirés de sa correspondance privée et soigneusement coupés de leurs contextes, le procédé est suffisamment haïssable pour qu’il soit inutile d’insister sur ses objectifs.
Mais derrière ces attaques ad hominem, qui font le bonheur des gazettes comme l’aurait écrit Brassens, que reproche-t-on à Le Corbusier au delà de ses opinions politiques ? D’avoir considéré l’architecture comme la mère de tous les arts ? D’avoir été en France, dès le début des années 20, le grand passeur de la modernité et ce à l’instar des autres pays d’Europe ? D’avoir voulu révolutionner l’architecture française pour la faire sortir de l’académisme ? D’avoir mis la question du logement plutôt que celle du monument au centre des questions de l’architecture ? D’avoir détesté le monde de la finance ? D’avoir pris ses distances avec la politique délétère de la fin de la troisième république qui a mis à mal la démocratie et conduit la France au désastre ? D’avoir considéré la ville et le logement comme des faits de culture au service des hommes, plutôt que comme de simples produits d’investissement ? D’avoir refusé le monde des normes, donc de la standardisation qui s’est abattu sur la France dès la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le secteur de la construction et qui n’a cessé d’empirer depuis au grand dam des architectes encore aujourd’hui?
Voilà quelques questions qui peuvent aujourd’hui faire l’objet d’un véritable débat autour de l’œuvre de Le Corbusier en évitant l’écueil d’un simple procès idéologique refusant avec obstination de replacer sa pensée et son action dans celle de son temps avec ses incertitudes, ses doutes et ses contradictions.
Car que nous dit en définitive la doctrine de Le Corbusier ? Que la ville ne peut se penser à l’écart de l’architecture et inversement. Que les grandes fonctions urbaines, logements, équipements transports… doivent être organisées d’une manière rationnelle. Que les réseaux de circulations doivent être harmonisés. Que le logement doit être la pierre de touche de l’urbanisation et qu’il faut repenser à son propos les questions de la densité, de la mixité, de l’évolution des familles, du rapport aux lieux de travail et de loisirs. Enfin que la nature doit retrouver sa place par rapport au phénomène urbain et que la ville doit être belle.
En un moment où la pratique de l’architecture est menacée de tous côtés (baisse de la commande, baisse des financements publics, partenariats publics/privés, normes de plus en plus paralysantes, etc.), cette polémique lancée contre un Le Corbusier, pris en otage d’une critique unilatérale, doit interpeller l’ensemble des architectes. Car ne nous y trompons pas, derrière cette tentative de démolition d’une icône, c’est l’ensemble de l’architecture moderne que l’on exécute et sans laquelle l’architecture d’aujourd’hui ne saurait exister, laissant ainsi libre cours aux formes de pensée les plus réactionnaires. Une architecture moderne qui s’était donnée pour mission de servir le peuple plutôt que les élites et qui surtout s’était arrogée le droit d’user de la liberté d’expression face aux codes convenus d’une architecture à bout de souffle.
N’en déplaise à ses détracteurs, Le Corbusier restera comme une des grandes figures de la culture française et mondiale du 20e siècle. Un architecte visionnaire, qui aura inventé l’architecture d’auteur et qui aura su traduire dans l’espace et dans le temps, parfois même en les anticipant, les changements de vie radicaux qu’aura connu la société du 20e siècle. Une nouvelle figure d’architecte aussi, à la fois écrivain, poète, peintre et sculpteur, renouant ainsi avec les grandes figures de la Renaissance.
C’est pour l’ensemble de ces raisons qu’il nous faut saluer définitivement ce grand artiste, qui, né suisse, naturalisé français, aura en définitive porté haut les couleurs de ce pays. Un pays qui, au travers de ces polémiques incessantes entendant éclairer la supposée face sombre du personnage, ne parvient cependant pas à amoindrir aux yeux du public l’importance du message légué par son œuvre. Une œuvre dont il convient de souligner ici l’universalité de la pensée, l’originalité et l’audace de la démarche dans le panorama de la culture française du 20e siècle.
Si l’œuvre de Le Corbusier est encore aussi vivante aujourd’hui c’est que, comme Picasso en peinture, il aura ratissé large et posé des défis à l’urbanisme et à l’architecture qui sont aujourd’hui encore loin d’être relevés. Puisse le siècle qui commence en prendre acte et permettre à ces disciplines de retrouver la vigueur et l’insolence de celles des débuts du siècle dernier, celui de Le Corbusier, pour que l’on puisse peut-être en finir, mais sait-on jamais, avec la figure tutélaire du célèbre architecte. »
Jacques Sbriglio
Architecte Urbaniste
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