Mémorial aux juifs assassinés d'Europe, Peter Eisenman, Berlin, 2005 |
Revenir sur le
terme « phénoménologie » semble opportun au moment où
celui-ci se trouve largement associé à la pratique architecturale.
S'envisageant comme un regard neuf, un changement dans la manière
de penser l'architecture et prenant appui sur les textes des
penseurs de la « philosophie nouvelle » du XXème
siècle, la phénoménologie architecturale donne au travail de la
perception une importance fondamentale dans la conception du
projet et ré-imagine le rapport de l'homme au monde. Analyser ses
origines permet de comprendre en quoi ce discours se pense
aujourd'hui pertinent et de décrire la place qu'il prend dans le
processus de conception d'un projet.
|
La chute du Mouvement Moderne amène l'architecture à élargir ses
questionnements et à se tourner vers les disciplines voisines, au
premier rang desquelles se trouvent la sociologie et, ce qui nous
intéresse ici : la philosophie, dont la phénoménologie est le
dernier grand monument. Avec la fin de la doctrine unique et dans un
climat d'opposition générale aux institutions établies, se
développe donc une première vague de la traduction des textes
phénoménologiques en architecture. Pour expliquer ceux-ci en
substance : Husserl, qui, au début du XXème siècle, croît
devoir faire de la philosophie une science rigoureuse afin de la
rendre source de toute connaissance authentique, se donne pour tâche,
en mettant entre parenthèses le monde objectif, de décrire tout ce
qui se manifeste en tant qu'il se manifeste. Hors de tout
déterminisme, avant toute intellectualisation, la perception devient
l'ouverture la plus immédiate à ce qui apparaît (toute
phénoménologie est phénoménologie de la perception). Reprenant le
travail de Husserl sur la conscience, Merleau-Ponty s'emploie par
la suite à effacer la limite corps/esprit et développe la notion
d'être au monde, insistant sur la relation élémentaire qui unie
la conscience et le corps (compris comme centre existentiel) au monde
- l'expérience vécue, l'ouverture, la présence au monde
passant par ce corps. L'importance primordiale de la perception,
qui permet d'accéder à l'essence des choses, le rôle du corps
dans l'expérience et, de manière plus générale, la recherche
d'une certaine authenticité sont autant de notions empruntées aux
écrits de ces philosophes. Cette démarche traduit la recherche
d'une nouvelle vérité, que l'on peut, par exemple, lire
sensiblement dans les travaux de Christian Norberg-Schulz ou dans les
expériences éducatives américaines qui cherchent une nouvelle
façon de concevoir l'architecture.
Ayant perdu en
visibilité à partir des années 1970, l'intérêt pour la
phénoménologie est récemment revenu au premier plan de la scène
architecturale ; on sait qu'elle est enseignée avec ferveur
dans les universités américaines et on commence à en parler dans
les écoles françaises. On a surtout été témoins de l'énorme
succès du projet des Thermes de Vals de Peter Zumthor, qui, à lui
seul, a créé un enthousiasme sans précédent pour la question de
la perception chez les générations actuelles. La logique est
cependant différente de celle de la vague précédente : il ne
s'agit plus d'une vérité mais de vérités au pluriel, ou
plutôt d'histoires, de scénarios. L'intérêt s'est déplacé
de l'œuvre faite vers la manière de la faire et ce qui
prime est donc bien la décision du producteur, la stratégie qui
doit permettre d'inventer de l'inédit. La fin de la doctrine
unique a ouvert la voie à la fiction. En parallèle à une certaine
mode « perceptive » et sur fond de culture exacerbée
de l'image (ce spectacle permanent des magazines ou de la publicité
qui se donnent pour mission de nous apprendre à aimer les objets),
la phénoménologie architecturale a un caractère réactionnaire :
elle prend le contrepoint de cette transformation inconsciente de
nous-même qu'opèrent les objets et l'architecture (si l'on
considère encore que cette dernière n'en est pas un), en pensant
prôner une véritable compréhension des choses, du monde et de
l'homme qui est au monde. Bien sûr, tout bon projet d'architecture
travaille la perception du sujet qui parcourt l'espace - que l'on
pense à Le Corbusier, Aalto, Sanaa, Koolhaas ou Fujimoto - mais
l'architecture raconte là une histoire complexe, un récit en
propre qui va au-delà de la seule perception. Dans la réapparition
savante de la phénoménologie architecturale, le récit perceptif
gagne en importance et devient un thème de roman à part entière ;
pour citer deux exemples : le musée juif de Daniel Libeskind,
où l'attention se porte sur le ressenti avant toute formulation
(avec un territoire sensible qui prend une importance supérieure Ã
celle du programme) ou les Thermes de Vals, avec lesquels Peter
Zumthor réussit à emporter le public dans un roman de projet qui
travaille la perception en considérant le corps et à l'esprit
comme un tout - on retrouve logiquement des notions issues de la
lecture de Husserl et Merleau-Ponty. Prendre l'exemple du mémorial
de l'Holocauste de Peter Eisenman (qui ne se revendique pas comme
phénoménologique mais illustre pourtant bien ce discours) permet
enfin de comprendre que la phénoménologie peut aussi intervenir
comme relecture d'un projet ; et si cela est possible, c'est
bien parce qu'elle est un récit, parmi d'autres.
L'existence même
de vagues successives aux caractéristiques propres pose la
phénoménologie architecturale comme moment,
avec une temporalité qui l'éloigne de la prétention des textes
philosophiques à être hors du temps. Le courant de pensée a
cependant trouvé dans l'architecture une application décisive et
le discours est bien entré de manière irrévocable dans le « common
ground » des architectes, mis en évidence par David
Chipperfield à la Biennale de Venise 2012. Influence partagée,
terrain commun dans la culture – ou la doctrine – des
architectes, la phénoménologie architecturale est récit et
tendance.
* Marine
de Faup est étudiante en Master 2 à l'Ecole Nationale Supérieure
d'Architecture de Paris - Val de Seine (ENSAPVS) sous la direction
d'Alain Guiheux
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