Dossier réalisé par Iñaki ÁBALOS Né en 1956,
Iñaki Ábalos est un architecte espagnol dont la pratique (Ábalos & Herreros)
a été très tôt reconnue internationalement. Travaillant depuis 2008 au sein de
Ábalos+Sentkiewicz, il est aussi un grand intellectuel qui participe au débat
international sur l’architecture au sein des grandes universités, dans les
magazines d’architecture ou en écrivant pour le quotidien El País. En 2013, il
est appelé à diriger le département d’architecture de la prestigieuse
université Harvard aux États-Unis, en proposant un nouvel agenda «
thermodynamique », alliant qualité architecturale et enjeux climatiques, où
forme et chaleur s’associent dans la définition de l’architecture. Sa direction
a marqué un tournant écologique dans l’histoire de cette école, après la
direction de Preston Scott Cohen, qui était plus orientée vers les technologies
numériques et leur influence sur la forme architecturale. Dans l’article
ci-dessous, Iñaki Ábalos raconte comment il a mis en place cette nouvelle
approche climatique en architecture au sein de l’université.
Introduction de Philippe Rahm |
J’ai su dès le début que ça allait être difficile. Mon expérience d’enseignant dans différentes écoles européennes, américaines et asiatiques m’avait fait prendre conscience de l’inertie et de la résistance qu’une nouvelle présidence rencontre auprès du corps enseignant, de la direction et, dans une moindre mesure, auprès des étudiants, qui en général acceptent la nouveauté avec plus d’intérêt et de curiosité. De nos jours, il est essentiel d’appréhender avec prudence un poste comme celui-ci : vous pourrez peut-être introduire un ou deux concepts dans le débat collectif et changer l’orientation pédagogique de 10 ou 15 degrés, au maximum, donc vous devez bien réfléchir à ce qui doit être fait et le synthétiser autant que possible pour essayer de transmettre votre message clairement et efficacement, afin qu’il puisse être assimilé par les acteurs clés. Et même ainsi, il faut être stratégique et connaître à la fois les faiblesses et les forces du lieu et de son corps enseignant. Mais avant tout, vous devez avoir une vision de ce qui est urgent, à ce moment-là, afin de pouvoir entrer en résonnance avec la société et projeter – concevoir, si je puis dire – un type d’architecture qui puisse être interprété et mis en œuvre dans le futur avec dignité.
Dans mon cas, en tant qu’architecte et en tant qu’enseignant, je me suis concentré sur les interactions architecturales entre la science et la culture et, en même temps, je me suis toujours senti concerné par la perte prétendument irréversible de l’autorité de l’architecte. Une figure qui, sans autre spécificité que celle de son art, doit survivre dans un contexte où des dizaines de spécialistes et pseudo-spécialistes avertis se partagent le gâteau de ses compétences traditionnelles.
Je ne vais pas entrer dans le détail de ce que j’ai trouvé en prenant ce poste – je connaissais déjà bien l’école, j’y avais été professeur à la chaire de Kenzo Tange et professeur en résidence avant d’être nommé président. Mais simplement, quelle était ma position ? La conclusion de mon analyse était que, indépendamment de la grande qualité et de l’engagement de la faculté, si le département d’architecture continuait à s’inscrire dans une version autocongratulatoire et ajustée du postmodernisme, à mon avis, le leadership international de cette école n’avait plus que quelques heures devant lui. Je me suis souvenu des paroles de Toni Negri et Michael Hardt dans le livre Empire, sur la façon dont les architectes européens au début du XXe siècle se sont trouvés dans une situation similaire, s’arrogeant le droit d’homologuer la valeur architecturale, la qualité et le bon goût des œuvres du monde entier au regard de leurs critères académiques... Jusqu’à ce que quelques audacieux commencent à regarder la croissance sauvage spectaculaire de la ville américaine, alors en ébullition – Chicago, Buffalo, New York –, et trouvent là les clés pour rompre avec des traditions déjà obsolètes. J’y ai vu une situation similaire : Buffalo est aujourd’hui Lagos, Mexico, Shanghai. Nous devions absorber de nouvelles réalités et conjecturer ce que nous pouvions apporter. Quelles connaissances, quelles visions de la technique et de la culture matérielle étaient alors nécessaires pour nos sociétés contemporaines et pouvaient être positives et révolutionnaires dans notre manière de concevoir le futur des villes.
Ruptures
Analyser la structure académique du Graduate School of Design (GSD) pendant une année entière, en même temps qu’atteindre un degré raisonnable d’acceptation au sein de la faculté m’ont permis de décider et de choisir soigneusement un seul mot, « Thermodynamique », avec lequel j’avais l’intention de secouer l’inertie qui me semblait négative du GSD sans attaquer personne en particulier. J’ai simplement choisi de rompre avec le langage dans ce qu’il avait de plus archaïque, et avec les méthodes de conception et d’enseignement qui en découlaient. Je me souviens très bien de la surprise, de l’intrigue que l’utilisation stratégique de « Thermodynamique » – un mot qui relie notre profession aux problèmes globaux du changement climatique – a causées quand je l’ai « placé » dans mes premiers discours et conversations en tant que président. Il a couru comme un feu de forêt du domaine des projets à ceux de l’histoire et de la technologie, les trois piliers qui structurent l’enseignement du Département d’architecture du GSD.
Personnellement, j’ai aimé et j’aime beaucoup cette organisation du savoir disciplinaire en trois secteurs du savoir qui dialoguent : technologique (ou technique), théorique (ou historique) et pratique (ou design). Introduire comme leitmotiv un mot comme « Thermodynamique », que Philippe Rahm et moi utilisions depuis longtemps, n’allait pas du tout à l’encontre de cette organisation. En fait, aucun de ces trois secteurs n’avait en principe de raison de nier le poids de la thermodynamique, ni en technique, ni en histoire, ni dans le projet. J’ai voulu mettre en œuvre une conception actualisée du rôle de la connaissance technique qui nous permette de lier le design à des thèmes contemporains, aux problèmes environnementaux et économiques de grande et petite échelle qui étayent notre vision du monde. Évidemment, comme cela était prévisible, les réactions réticentes et les chuchotements ont voulu, dès la première minute, réduire cette tentative à une vision bureaucratique de la « durabilité » et à son application odieuse aux certificats et aux systèmes de classement de l’efficacité énergétique, clairement discrédités comme solutions environnementales, visant à maintenir le statu quo des industries responsables du réchauffement planétaire, avec une nouvelle image et de nouveaux gadgets à vendre. Ce n’était clairement pas le but recherché.
Compétences et affinités
En outre, je dois mentionner un aspect clé de ma proposition académique : j’avais découvert qu’il y avait déjà suffisamment de talents potentiels autour du concept de « Thermodynamique » appliqué au design parmi les professeurs rencontrés, condition capitale pour me lancer dans cette aventure, car je pouvais commencer avec une infrastructure opérationnelle qui, stratégiquement organisée, serait capable de donner des résultats dès le premier jour. Il y avait Kiel Moe, un grand enseignant, et Salmaan Craig, de Foster + Partners, qui venait d’arriver, avec d’importantes compétences pédagogiques et une réelle créativité. Ils étaient secondés par Martin Bechthold, qui contrôlait la section technique du département. Il y avait aussi Matthias Schuler, le directeur de Transsolar, que Toshiko Mori avait amené au GSD des années auparavant, alors qu’elle était présidente, et dont le talent et la connaissance incontestable de la façon d’opérer des meilleurs architectes au monde s’étaient perdus dans des cours et des séminaires d’études de cas peu pertinents.
Quelque chose de semblable se passait dans le domaine historique-théorique avec Sanford Kwinter, dont l’affinité intellectuelle incontestable avec la pertinence de la thermodynamique dans les contextes scientifique, artistique et intellectuel allait être essentielle pour donner la cohérence, la crédibilité et le prestige intellectuel nécessaires au sujet que j’avais mis sur la table. Immédiatement, en plus de la complicité de seniors comme Toshiko ou Farshid Moussavi, j’ai pu inviter dans le domaine des projets de jeunes professeurs – tels que Ecosistema Urbano (Belinda Tato et José Luis Vallejo), Philippe Rahm, amid.cero9 (Cristina Díaz-Moreno et Efrén García Grinda) – comme des moins jeunes – Lacaton & Vassal ou Florian Idenburg… Je pouvais aussi compter sur Billie Faircloth (Building Systems) ou Hanif Kara, qui savaient comment communiquer en bonne intelligence avec la partie la plus constructive et « paramétrique » du jeune corps enseignant (Leire Asensio-Villoria, Lluís Ortega, Ciro Najle, Renata Sentkiewicz ou Mariana Ibáñez). En même temps, ça m’intéressait d’incorporer des professeurs d’histoire dans les revues de projet. Michael Hays, Antoine Picon, Edward Eigen et Erika Naginski ont ainsi contribué à établir des connexions entre le passé et le présent.
L’introduction dans les ateliers de projet, dès le premier cours, de consultants spécialisés non seulement dans les questions structurelles mais aussi dans les techniques environnementales liées aux décisions de conception les plus fondamentales a été essentielle pour montrer aux étudiants que la forme, la matière et le flux d’air n’étaient pas des moments indépendants, étrangers aux intérêts du design. Que leur intégration cohérente était devenue un élément essentiel du design. Que ce dernier ne dépendait plus exclusivement de clichés géométriques, historiques ou artistiques, mais plutôt d’une plus grande complexité, qui va du technique à l’intellectuel et au plastique, sans solution de continuité. Et pour que, petit à petit, les étudiants, surtout les plus doués et influents, rendent naturelle la mécanique des processus du design.
La pauvreté et les masques
Bien sûr, il ne s’agissait pas seulement d’acquérir de nouvelles compétences. Le projet « Thermodynamique » avait sans aucun doute une composante politique à l’échelle mondiale. Mais il portait aussi une charge critique profonde à l’encontre du système d’organisation du design dans le marché actuel et de son bras « armé », les grands bureaux internationaux qui cachent, derrière des clichés stylistiques volés sur Instagram, le vide, la pauvreté du métier des fournisseurs de masques cosmétiques toujours plus banals et moins pertinents. Il analysait l’imbrication de la forme, de la matière et de l’air, ce qui a naturellement conduit à l’émergence d’une critique de la bureaucratisation de la conception moderniste et des méthodes d’enseignement encore en vigueur à l’école, questionnées tant dans leur aspect purement technique que dans leurs implications environnementales, politiques et sociales. L’organisation du design formulée par le taylorisme des bureaux « corporate » devenait soudain le centre des débats, non plus compris en termes idéologiques vagues mais comme le noyau d’une pensée opérationnelle qui était (et est) l’ennemi à abattre, la responsable de la non-pertinence professionnelle actuellement généralisée – en dehors de son efficacité commerciale, qui en font l’outil d’un capitalisme toujours plus sauvage et réactionnaire.
J’en ai fini avec tout cela. J’ai travaillé comme président à partir de ma condition d’architecte, de professeur et d’essayiste. Bien sûr, je n’ai pas seulement enseigné, j’ai aussi appris, en tant qu’architecte, professeur et essayiste. J’ai essayé de changer la façon de penser et d’enseigner le design architectural sans mettre en péril sa condition artistique et culturelle, mais en questionnant la permanence d’un postmodernisme doux, déconnecté d’une réalité politique et sociale qui nous oblige à repenser radicalement où nous sommes, et comment peuvent nous être utiles les legs modernes et postmodernes. Je crois que grâce à l’ensemble du travail, l’empreinte que nous commençons à modéliser y grandit, un peu partout dans le monde. Je veux penser que les meilleurs étudiants de cette période laisseront dans les années à venir un témoignage de ces changements, non seulement dans leurs conceptions mais aussi dans leurs contributions théoriques et pédagogiques en tant qu’enseignants partout où ils iront – et il y en a déjà des exemples sur pratiquement tous les continents.
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