Mathieu Berteloot, HBAAT : "Le chantier, c'est avant tout de la négociation"

Rédigé par Maryse QUINTON
Publié le 01/12/2022

Cinéma réalisé par HBAAT

Dossier réalisé par Maryse QUINTON
Dossier publié dans le d'A n°303

Le temps du chantier est essentiel dans la pratique de l’agence HBAAT. Pour Heleen Hart et Mathieu Berteloot, cette phase décisive est celle des arbitrages où l’intégrité architecturale d’un projet peut basculer si elle n’est pas défendue par les premiers intéressés.


D’a : D’où vous vient ce goût affirmé pour le chantier ?
Heleen Hart et moi-même avons été formés à l’École d’architecture de Lille. Les enseignements de Didier Debarge (dbo architectes) et Claude Franck m’ont particulièrement marqué. Au cœur de leur enseignement se trouvait une relation forte au chantier. Ils ne dissociaient pas le savoir du faire.
Mais, au-delà de ça, durant nos études, nous avons également baigné dans le contexte du projet et du chantier d’Euralille d’OMA. C’était un morceau de ville complet qui était en train de voir le jour sous nos fenêtres. On s’y rendait très régulièrement car, à cette époque, les chantiers étaient plus facilement accessibles qu’aujourd’hui. Pour les étudiants que nous étions, ce chantier à ciel ouvert était très impressionnant : il offrait un espace pédagogique stimulant.
Je rajouterai également que cette question du chantier vient aussi d’affinités que nous avons avec des constructeurs comme Roland Simounet ou Sigurd Lewerentz. Il est vraiment fascinant d’observer les dessins de calepinage de la mise en œuvre des briques que Lewerentz a dessiné pour le chantier de l’église St. Peter de Klippan, en. Suède.

D’a : De fait, le chantier occupe aujourd’hui une place très importante dans votre pratique…
Nous préférons refuser un projet plutôt que de nous lancer avec une mission qui s’arrêtera en phase permis. La mission complète est pour nous une condition indispensable. Lorsque nous avons créé l’atelier Hart Berteloot, nous avons volontairement fait le choix d’une structure à petite échelle afin d’avoir la maîtrise sur le chantier. Nous sommes huit, une taille d’agence qui correspond à notre façon de travailler. À l’atelier, toute l’équipe travaille aux études, toute l’équipe travaille en maquette, de la même manière que chacun d’entre nous est sur le chantier.

D’a : Est-ce que le développement de l’agence impliquerait des difficultés pour suivre les chantiers ?
Au-delà d’une certaine échelle, le volume de projets devient trop important pour avoir la possibilité d’aller régulièrement sur les chantiers. Or à l’atelier, il n’y a aucun chantier sur lequel Heleen ou moi-même ne sommes pas toutes les semaines et dans lequel nous ne sommes pas totalement impliqués, notamment dans le relationnel avec les entreprises et avec les compagnons. « Suivre un chantier », ce n’est pas rester vingt minutes et repartir.

D’a : Certains architectes abandonnent le suivi de chantier sans état d’âme. Pourquoi pensez-vous, a contrario, que cette mission est essentielle ?
Nous sommes convaincus que la conception ne s’arrête pas à la phase d’études mais qu’elle se prolonge bien au-delà. Lorsqu’on délègue cette question du chantier, il est difficile de tenir les intentions de projet qui sont injectées en phase d’études. Si on ne suit pas le chantier, elles peuvent vite se perdre.

D’a : Car un chantier ne se passe jamais sans accrocs, de façon linéaire. D’où l’importance d’être présent…
La dimension humaine du chantier implique nécessairement des aléas. On n’est jamais à l’abri d’un raté quel qu’il soit. Si vous n’êtes pas sur le chantier, vous ne pouvez pas rebondir face à l’imprévu. Et si quelqu’un rebondit à votre place, il va le faire sans connaître l’histoire du processus de conception du projet. Le cinéma1 de Marcq-en-Barœul que nous avons livré en 2021 est un bon exemple. Parmi les voiles béton qui sont apparents, une partie a été magnifiquement mise en œuvre et d’autres ont été coulés par mauvais temps. Les ouvriers n’ont pas réussi à vibrer correctement le béton. Le résultat est que certains voiles présentent des imperfections. Mais ces imperfections étaient si belles qu’il n’était pas question de renduire les voiles ou de les démolir pour les refaire.

D’a : Que se serait-il passé si vous n’aviez pas été présent sur le chantier ?
L’entreprise aurait très probablement ragréé au ciment l’ensemble du mur pour effacer la trace de ces imperfections. Nous considérons qu’elles font partie de l’histoire du projet. Il faut dire que notre production est très différente d’une architecture minimaliste à la Tadao Ando par exemple, et de son béton qu’il maîtrise admirablement. À la Bourse de commerce [Pinault Collection], il n’aurait probablement pas laissé ces imperfections ! Notre position est de s’en accommoder, même si nos projets et nos clients ne sont évidemment pas comparables. Autre exemple sur le cinéma, des réservations pour l’éclairage ont été oubliées dans certains plafonds en béton apparent. Que fait-on ? Le plus simple pour l’architecte est de dire : « On démolit, on refait. »

D’a : Une attitude que vous ne cautionnez pas…
Au-delà d’être un non-sens économique et écologique, je trouve cela totalement irrespectueux pour les compagnons. Une personne, à un maillon de la chaîne, a oublié d’indiquer les réservations. L’ouvrier qui a passé trois jours dans le froid et l’humidité, sous la pluie à couler la dalle béton n’y peut rien. Une fois qu’il a terminé son ouvrage, quelqu’un d’autre arrive avec un marteau-piqueur, casse tout et recommence ? C’est très violent comme attitude. Un chantier, c’est une question d’harmonie et de relations humaines avant tout, si on veut que ça se passe bien.

D’a : Comment réagissez-vous face aux ratés et autres imprévus ?
Notre attitude est d’accepter ces ratés et de rebondir. Concernant l’oubli de réservations électriques à Marcq-en-Barœul, si nous n’avions pas été sur le chantier, cela se serait sans doute terminé avec un faux plafond 600 x 600 mm pour installer l’éclairage. Le problème se serait évidemment réglé facilement, mais nous n’avons pas agi de la sorte. Nous avons préféré faire de l’électricien, responsable de cet oubli, un acteur du projet. Nous lui avons montré les photos des éclairages proposés par Sigurd Lewerentz dans le kiosque à fleurs (Blomsterkiosk, Malmö, 1969) et lui avons proposé : « Vous allez devenir l’auteur de l’éclairage. » Avec des tubes IRO en plastique, des douilles et des ampoules, nous avons dessiné avec lui des dispositifs de luminaires apparents pour les trois endroits qui posaient problème dans le bâtiment. Ces éclairages n’étaient pas du tout prévus ainsi à l’origine. Ils font désormais partie de l’histoire du projet. Et l’électricien éprouve une certaine fierté à les avoir réalisés.

D’a : C’est aussi une manière d’impliquer les compagnons différemment et de s’affranchir du strict rapport de donneur d’ordre à exécutant, rapport prédominant sur le chantier…
Absolument, cette attitude participe des bonnes relations avec les entreprises. D’autant plus que nous-mêmes ne sommes pas à l’abri d’oublier parfois certaines prestations. Le chantier, c’est de la négociation. Être dans le dialogue est essentiel. Cela passe par des choses aussi évidentes que de saluer les compagnons, de leur demander comment ils vont et de considérer leur travail. Il est plus facile d’obtenir le meilleur d’un compagnon en le respectant plus qu’en hurlant sur tout le monde. Impliquer les compagnons, prendre le temps des explications crée des relations forcément différentes. Lorsqu’ils ont décoffré le grand escalier à Marcq-en-Barœul, les compagnons étaient très fiers du travail accompli. Ils se sont pris en photo avec leur téléphone comme s’ils avaient gagné un trophée. Ce sont des moments de chantier magiques.

D’a : Y a-t-il des chantiers sans problème ?
Non. Un chantier est une affaire humaine qui comporte donc une marge d’erreur. Sans compter les aléas de la météo. Et je dois reconnaître que le fait de continuer à concevoir sur le chantier déroute parfois certaines maîtrises d’ouvrage.

D’a : Pour quelle raison ?
Dans un marché public, ce qui représente l’essentiel de notre activité, toute modification doit passer par un avenant, tout est contractualisé administrativement. Quand nous négocions de cette manière sur le chantier, en direct avec l’entreprise, cela échappe complètement au cadre du contrat passé avec le maître d’ouvrage. Nous venons de livrer un petit café estaminet en bord de Deûle, dans un village en périphérie de Lille, 8 mètres sur 8 mètres au sol, 250 000 euros de budget. Nous n’avons jamais fait autant de documents administratifs sur un projet pour contractualiser le moindre petit changement.

D’a : Vous travaillez en Belgique et en France, vous observez une différence importante qui est la dégradation de la qualité de la main-d’œuvre…
Nous sommes nombreux à le constater. Aujourd’hui les entreprises n’arrivent plus à recruter. Et la déqualification de la main-d’œuvre est une réalité avec laquelle nous devons composer. Comment, en tant qu’architecte, pallier ce problème ? Probablement pas en ne mettant pas les pieds sur le chantier !
C’est une des raisons pour lesquelles nous travaillons souvent des matérialités laissées apparentes, comme des murs de maçonnerie en parpaings qui ne demandent pas de qualification particulière, qui supportent mieux les défauts de mise en œuvre. Et, en contrepartie, le savoir-faire intact des menuisiers par exemple permet de contrebalancer cet état de fait par des ouvrages excellemment bien réalisés en bois.

D’a : La maquette est un outil de travail privilégié de l’atelier que vous utilisez également sur le chantier…
Face à la déqualification, nous constatons aujourd’hui que, sur un chantier, la décomposition des tâches est bien plus importante qu’avant. Les fondations sont faites par une première équipe de maçons, à qui vont être donnés uniquement les plans des fondations. Le plaquiste, lui, reçoit les plans des cloisons à poser. Le menuisier, ceux des meubles… Et à aucun moment, ces différents corps de métier n’ont pas une vision globale du projet. Le maçon par exemple ne voit jamais le bâtiment fini et, très souvent, il ne sait pas ce qu’il construit. Seul le peintre sait s’il est en train de peindre un cinéma ou un collège. 
Avec Heleen, nous sommes convaincus de l’importance de considérer les compagnons (je parle bien des compagnons, pas des chargés d’affaires), de leur expliquer pourquoi ils sont là. C’est pourquoi nous installons systématiquement une maquette au 1/50 dans la baraque de chantier, non pas pour décorer la base vie, mais pour leur donner accès à la connaissance et à la finalité du projet. Et, c’est aussi un très bon outil de travail. Quand il y a un problème en réunion de chantier, il est plus simple d’aller voir la maquette que le plan. Car tout le monde ne sait pas forcément lire un plan, même au sein des entreprises ou des compagnons. Nous avons découvert cela chez Pierre Hebbelinck, mais aussi chez Didier Debarge et Pierre Bernard. Les maquettes ne reviennent d’ailleurs très rarement à l’atelier. À la fin du chantier, elles sont détruites ! Bien au-delà d’être un outil de représentation, elles sont pour nous des outils de conception durant les études mais aussi sur le chantier.

1. Réalisé avec l’agence belge V+, le projet a obtenu le Grand Prix d’architectures 10+1 en 2021.

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