Bâtiment ERDEN Werkhalle de Martin Rauch |
Dossier réalisé par Maryse QUINTON |
En 1957, Marcel Lods prophétisait la disparition pure et simple du chantier, prêchant pour sa paroisse – celle de la préfabrication – et assénant : « Le bâtiment de demain sera fait en usine. On verra disparaître, dans toute la mesure du possible, ce qui ne subsiste actuellement que dans le seul bâtiment, c’est-à-dire “le chantier”. Qu’est-ce que le chantier ? C’est un lieu situé en plein vent, assez généralement sans sol fini (d’où gadoue totale à moindre pluie) dans lequel les ouvriers œuvrent sans abri contre l’eau et le froid, en constituant de toutes pièces, puis en les assemblant, des éléments réalisés sur place dans des conditions d’inconfort telles qu’aucun rendement raisonnable ne saurait être espéré. Il suffit d’avoir pratiqué professionnellement le chantier durant quelques décades pour se rendre compte que l’on ne peut guère croire à la possibilité de son évolution profonde. […] Gâchis d’argent, gâchis d’énergie, détérioration par une profession du travail des autres… Le chantier doit disparaître, remplacé par un atelier de montage. On ne “maçonnera” plus, on assemblera1. » Soixante-cinq ans plus tard, force est de constater que le chantier n’a pas disparu. Il est devenu polymorphe, ses limites dans le temps étant de moins en moins définies, jusqu’à être ouvert au public chez Patrick Bouchain qui en a fait « un acte culturel2 ». Ce que Marcel Lods n’avait pas prévu, c’est que la présence de l’architecte ne serait plus une condition sine qua non de la réalisation d’un projet. Si la loi MOP n’autorise pas cette éviction, faisant de la mission complète – de l’esquisse jusqu’à la réception des travaux – la règle, il n’est plus rare, en maîtrise d’ouvrage privée, que le champ d’intervention de l’architecte se limite à la conception et au permis de construire, et que le chantier soit ensuite confié à quelqu’un d’autre. Une prise de distance assez symptomatique de la mise à mal de la profession.
Il existe cependant
deux catégories d’architectes. Ceux pour qui être exclus du chantier est une
hérésie et qui affirment haut et fort la nécessité d’en être, refusant sans
tergiverser toute mission partielle. Et les autres, pas forcément mécontents de
se débarrasser de cette phase chronophage, ingrate, complexe et source de
conflits juridiques, qu’ils délèguent ainsi sans état d’âme, au risque de
perdre le contrôle de leur propre projet. Au-delà de cette opposition
manichéenne, une question naïve subsiste : si l’on considère le chantier
comme faisant partie intégrante du temps du projet, là où se prennent des
décisions cruciales face à l’imprévu, là où se joue le respect de ce qui a été
dessiné, de l’intégrité de la conception, comment l’architecte a-t-il pu être
écarté d’une de ses missions premières, l’art de construire ?
La plus-value de l’architecte sur le chantier
Véritable désaveu, l’éviction
de l’architecte sur le chantier n’est plus un tabou, voire se systématise. Les
premiers coups de canif sont venus de la promotion immobilière. Un sujet qui
demeure épineux tant cette question touche à l’essence même du métier. Pour Éric
Wirth, ancien vice-président
du Conseil national de l’Ordre des architectes, « il y a
deux métiers pour l’architecte sur le chantier : celui du
concepteur qui veille au respect architectural, technique, environnemental de
son projet. C’est la mission de VISA des plans d’exécution et de la mise au
point des détails techniques avec l’entreprise, c’est la validation des
matériaux proposés, ainsi que le contrôle de la qualité de l’exécution et de
leur conformité au projet et aux règles de l’art. Et celui du
directeur de travaux, c’est-à-dire le management du chantier, des intervenants,
du suivi administratif et économique du chantier, plus proche de l’OPC. Le premier
constitue l’essence de notre métier, mais les maîtres d’ouvrage n’en mesurent
pas la portée et font l’amalgame avec le management de chantier, où les
architectes ne sont malheureusement pas toujours les meilleurs, ce qui pose la
question de leur formation. Pour beaucoup de maîtres d’ouvrage, un bon
architecte est celui qui gère bien son chantier, qui sait se faire respecter
des entreprises et sait faire respecter ses instructions. Ils occultent tout le
volet architectural du chantier. C’est pourquoi ils sont convaincus qu’un bon
maître d’œuvre suffit3 ».
Cet aveuglement est
nourri par la difficulté à faire valoir concrètement la plus-value de l’architecte
sur le chantier. Façonnée d’échanges informels, de relations avec les
entreprises, de décisions qui échappent au cadre contractuel, de réactivité nécessaire
face à l’imprévu, cette présence n’est pas quantifiable à travers un tableau
Excel. Dans les différentes phases d’un projet, encadrées par des acronymes
normalisés, la phase de chantier apparaît comme autonome et indépendante,
hermétique à ce qui est advenu avant. Or, il n’en est rien. Raisonner ainsi
signifierait que tout a été absolument anticipé en amont, que la fortuité n’existe
pas, encore moins les bonnes ou mauvaises surprises. Il serait présomptueux d’envisager
les choses ainsi dans le cadre d’une construction neuve mais, dans le domaine
de la réhabilitation, c’est tout bonnement impossible. De même, la question du
réemploi, amenée à se généraliser, ne saurait être menée sans l’architecte.
Propice au basculement, le temps du chantier repose ainsi sur un équilibre
instable où est engagée la responsabilité de l’architecte, non pas uniquement
légale, mais envers le projet qu’il a dessiné. Pour Pierre Bernard, « la
conception vise l’activité de construire ; la visée, c’est construire – plus
intensément encore que de réaliser tel ou tel programme (un théâtre, une
maison, etc.). Mais le plus important, c’est qu’il n’y a pas de linéarité
temporelle entre concevoir et construire. Construire devient aussi la condition
de concevoir. Le chantier est le moment d’une expérience unique qui nourrit la
conception. Le projet, qui est la forme “figée” de la conception, ne la
contient pas tout entière. L’effort de l’architecte portera donc aussi sur la
nécessité de dépasser le projet pour continuer à développer une pensée
constructive, au sein des rapports de production, dans l’interprétation de la
chose qui advient et dans l’épuisement de la condition qu’est le projet4 ».
Le chantier comme lieu d’apprentissage
Si un chantier
peut, en théorie, ne pas être suivi par l’architecte, il n’en demeure pas moins
un perpétuel lieu d’apprentissage. De projet en projet se façonne une culture
constructive éprouvée in situ sur le chantier. Elle s’affine au gré
des déconvenues comme des bonnes surprises. « L’architecte
est naturellement appelé à diriger les travaux des projets qu’il conçoit, affirme
Jean-Claude Martinez, président de la MAF.
Parce qu’il ne peut consolider ses connaissances techniques sans les confronter
au terrain ; sans mettre ses projets à l’épreuve des savoir-faire des
entreprises ; sans observer et conduire la main du compagnon lorsque c’est
nécessaire. Mais ce chantier d’enrichissement mutuel des connaissances,
longtemps cité en exemple comme la meilleure formation continue, est ignoré des
maîtres d’ouvrage. Ces derniers écartent le concepteur pour lui substituer un
maître d’œuvre d’exécution au moment de passer à l’action sur le chantier.
Leurs motivations sont multiples : confier l’exécution à plus costaud, à
moins exigeant, à moins disant parfois… quand ils ne font pas que répondre tout
simplement à la demande de l’architecte qui refuse de diriger le chantier5. »
Une expérience d’autant
plus nécessaire que ce n’est pas dans les ENSA que se forge cette expérience.
La question du chantier est largement absente des études, souffrant
naturellement d’un manque d’enseignement tant il est complexe de transmettre
cette culture hors site. Certes, un stage ouvrier et/ou chantier est désormais
obligatoire en cycle licence (arrêté de 20 juillet 2005). Ce n’était pas
le cas avant la mise en place la réforme LMD. Cette immersion dans le milieu
professionnel à travers les réalités du chantier rencontre un certain succès
chez les étudiants qui témoignent généralement d’une appétence à se confronter
à la construction. Ils y découvrent les relations entre maître d’œuvre et entreprises, l’organisation des tâches
et leur succession dans le temps. « Je trouve dommage que de plus
en plus d’architectes soient dessaisis du chantier. C’est une phase importante
et le stage ouvrier nous l’a bien montré, explique Lucas Debonnet, fraîchement
diplômé de Malaquais. On en ressort en ayant conscience qu’on ne peut pas
dessiner n’importe quoi et de la difficulté de faire. C’est clairement
insuffisant même si c’est un bon début. La première réunion de chantier, ça
surprend tout de même6 ! »
Quant à Mathilde Cornu, diplômée de l’ESA, architecte chez SRA, elle retient de
ce stage « une meilleure appréhension de la chaîne globale, un rapport à
la fabrication plus aigu. Et aussi une réalité sur les limites humaines. Et
aussi qu’un projet n’est pas une grande maquette, si j’ose dire, que toute la
chaîne de fabrication influe sur le bâtiment livré7 ».
L’architecte, garant de l’intégrité du projet
« La réunion de chantier sert à résoudre des problèmes, des
problèmes nouveaux, des vieux problèmes que l’on répète chaque semaine, des
problèmes que l’on croyait résolus, résume Anna Legrand, cheffe de projet chez
Compagnie Architecture, qui a suivi le chantier du Quai M. Il est
impossible de prendre en compte tous les paramètres en phase d’études. Une
autre source de problèmes est la réalité des matériaux et leur tolérance de
mise en œuvre, différente pour chaque corps d’état. Enfin, on peut avoir à
régler des problématiques très techniques, telles qu’un changement de
réglementation8. » Autrement dit, la
présence de l’architecte demeure à ce jour la meilleure façon pour que soient
prises les décisions les plus justes.
S’il est une réalité communément admise, c’est que le chantier est un
moment âpre, source de tensions, de conflits, de haussements de ton et de
claquements de porte. Les joies partagées également. C’est le lieu des
négociations et des arbitrages où se joue la plus-value liée à la présence de l’architecte.
Un espace-temps où il apprend à ne rien lâcher, notamment l’intégrité de son
projet qui, sans sa présence, peut vite être revu à l’économie. Car c’est bien là
que le bât blesse. Quand l’architecte n’est pas présent sur le chantier, c’est
généralement l’aspect financier à court terme qui préside à toute décision.
Une vision
qui fait généralement fi de la qualité architecturale. Lorsqu’il est présent,
il peut argumenter et expliquer ses choix. C’est en effet durant cette phase
cruciale du chantier que les entreprises et les maîtres d’ouvrage peuvent s’entendre
pour proposer des alternatives qui vont presque toujours vers un
appauvrissement du projet. Chasser la complexité peut être tentant pour les
maîtres d’ouvrage qui ne veulent pas s’embarrasser avec ce qu’ils considèrent
souvent comme des caprices d’architecte. Pour beaucoup d’entre eux, avoir la
mainmise sur l’entreprise, sans intermédiaire, leur donne l’illusion que tout
ira plus vite et au prix où ils l’ont décidé. « Pour eux, le souci du détail recherché par l’architecte n’apparaît
pas comme prioritaire, poursuit Jean-Claude Martinez. La garantie d’un ouvrage
livré à temps, à coût et délais garantis, les obsède. Ces maîtres d’ouvrage ont
besoin de “machines de guerre” pour surmonter l’épreuve du chantier, dont le
fouillis les laisse aussi perplexes que désemparés9. »
L’absence de l’architecte anéantirait ainsi toute la sérendipidité du chantier,
comme l’évoque Mathieu Berteloot dans les pages suivantes, à savoir la faculté de « prêter attention à un fait ou
une observation surprenante et à en imaginer une interprétation pertinente10 », selon la
définition moins convenue qu’en donne Sylvie Catellin.
Repenser le rapport sachant-exécutant
Le chantier est
également le lieu où se cristallise la réputation de l’architecte, où s’exprime
avec plus ou moins de diplomatie le rapport sachant-exécutant, architecte-ouvrier,
dans une méfiance réciproque. Un sujet sensible qui se raconte entre deux
portes, les uns étant connus pour leur mépris affiché envers ceux qui
fabriquent, les autres, salués pour leur capacité à établir le dialogue. Le
rapport aux entreprises est pourtant essentiel dans la réussite d’un projet.
Les architectes n’hésitent pas à signaler une entreprise au comportement délétère
mais louent régulièrement le savoir-faire de tel ou tel corps de métier qui a
su magnifier leur bâtiment. Car le meilleur projet du monde ne vaut rien sans
une réalisation soignée, n’en déplaise à celles et ceux qui, advienne que
pourra, pensent que leur travail peut s’arrêter à la conception. « Le travail sur le chantier est très important,
résumait Alvaro Siza. Je perds… non, je gagne beaucoup d’heures sur le chantier
en changeant des détails. Mais je pense qu’on ne peut modifier le projet avec
sûreté que si celui-ci est au départ très rigoureux. C’est indispensable pour
pouvoir suivre le processus de conception architectonique pendant la
construction. D’autre part, chaque fois que c’est possible, je laisse dans le
projet des points particuliers, qui ne sont pas totalement résolus, en sachant
qu’il faudra les résoudre sur le chantier pour aller au fond du problème. Ce
qui est difficile est de déterminer quels sont les points à isoler dans le
projet. Dans la maison de la culture à Helsinki de Aalto, par exemple, il y a
un passage couvert qui ne fut dessiné qu’après la construction. […] Je pense
que tout a été très contrôlé, et que le dessin de la passerelle était tellement
exigeant qu’il l’a consciemment laissé de côté pour s’en occuper après la
construction11. »
Être présent sur le
chantier n’est pas une simple mission de représentation, tant s’en faut. Celles
et ceux qui l’entrevoient ainsi ont assurément préparé le terrain pour se faire
écarter, au gré de comportements abusifs voire de manquements en termes de
compétences. De même qu’en acceptant de franchir la ligne blanche – quitter
le chantier –, les architectes ont créé les conditions de la
déconsidération de leur valeur ajoutée.
Six expériences
Marcel Lods s’était
donc trompé. Le chantier n’a pas disparu et, malgré les progrès techniques,
demeure ce moment aussi fascinant que complexe où tout se joue. « Le
chantier s’automatise et se dématérialise davantage, mais il résiste également
toujours à sa dématérialisation, au fantasme récurrent d’une industrialisation
qui supprimerait les aléas, résume Marie-Hélène Contal, commissaire associée de
l’exposition “L’art de construire”. Sauf à recouvrir le monde d’une cloche de
verre, comme la Springfield City des Simpson, le chantier reste le lieu où il
faut composer : avec le climat, la logistique des acheminements, avec la
ville déjà là, avec les métiers qui se rencontrent, les uns merveilleux – charpentier,
grutier –, les autres éreintants – le chantier, tour de Babel des
migrants du travail – et d’autres encore qui s’inventent sous nos yeux, à
la croisée des technologies les plus avancées et d’une matière qui demeure,
elle, sous l’emprise de la gravité12. »
Les six témoignages présentés dans les pages qui suivent racontent comment le
temps de la construction peut être envisagé autrement que la réalisation stricto
sensu d’un ouvrage. En quoi le chantier est encore un temps d’expérimentation.
Qu’il s’agisse de l’autoconstruction comme enseignement pédagogique avec Jean
Bocabeille, de la programmation en temps réel et collective avec Lacol, de la
nécessaire acceptation des imperfections avec Mathieu Berteloot, des travaux comme
temps d’appropriation d’un projet culturel avec Compagnie Architecture, de l’expérimentation
physique durant le concours avec François Brugel ou du chantier comme lieu de
la transformation matérielle avec Martin Rauch, toutes ces expériences vécues ont
en commun de défendre l’évidence impérieuse pour l’architecte d’être là, et de
la plus-value manifeste qu’apporte sa présence, sans quoi le projet en pâtira inévitablement. Dans un monde
globalisé, plus que jamais financiarisé, judiciarisé, où plus rien ne semble
définitivement acquis, le métier d’architecte – et surtout ses conditions
d’exercice – est devenu fragile. Si la signature du permis de construire
est le dernier rempart légal pour maintenir sa légitimité, il doit également recouvrer
son pendant pratique, à savoir sa place sur le chantier qu’il y a urgence à
reconquérir.
1. Marcel
Lods, « Le problème : produire industriellement des bâtiments,
dessiner le pays », Techniques & Architecture, novembre 1957.
2. « Le
Lieu Unique : le chantier, un acte culturel / Nantes »,
Christophe Catsaros, Actes Sud, 2006.
3.
« La valeur ajoutée de l’architecte sur le chantier », Livre blanc 2.0, Éric
Wirth, architecte, vice-président
du Conseil national de l’Ordre des architectes, 2020.
4. « Le
chantier », conférence, Pierre Bernard, Criticat n° 2,
septembre 2008.
5. « L’architecte
ne peut se passer de chantier », Jean-Claude Martinez,
président de la MAF, XXXX.
www.maf.fr/actualite/jean-claude-martinez-larchitecte-ne-peut-se-passer-de-chantier
6. Propos recueillis le 21 octobre 2022.
7. Id.
8 Écouter, assembler. Quai M, un chantier habité par compagnie architecture à
La Roche-sur-Yon, Édith Hallauer et Julia Vallvé, Éditions B42, octobre
2022.
9. Jean-Claude Martinez, ibid.
10. Sérendipité. Du
conte au concept, Sylvie Catellin, Seuil,
2014.
11. Alvaro Siza, entretien avec Christine Rousselot et
Laurent Beaudoin dans AMC, n° 44, février 1978.
12. L’art du
chantier, Marie-Hélène Contal,
commissaire associée, catalogue d’exposition sous
la direction de Valérie Nègre, Éditions
Snoeck/Cité de l’architecture & du patrimoine, 2018.
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