Architecture et climat : du défi technologique à la refondation disciplinaire

Rédigé par Antoine PICON
Publié le 13/12/2019

Carte d’origine des matériaux utilisés pour la construction de l’Empire State Building

Dossier réalisé par Antoine PICON
Dossier publié dans le d'A n°277

En moins d’une décennie, au fur et à mesure qu’achevait de se révéler une crise environnementale sans précédent, la question des rapports entre architecture et environnement, architecture et climat, longtemps reléguée à la périphérie de la discipline architecturale, s’est retrouvée propulsée au rang de préoccupation majeure. Matériaux biosourcés, empreinte carbone, bâtiments à énergie positive font désormais partie d’un paysage professionnel en évolution rapide. La multiplication des prises de position et surtout le nombre élevé de réalisations expérimentales les concernant s’accompagne toutefois d’ambiguïtés persistantes concernant l’orientation générale qu’il convient d’adopter afin de promouvoir une architecture satisfaisante d’un point environnemental.

La première ambiguïté concerne l’objectif visé lorsque l’on cherche à mieux prendre en compte les questions environnementales dans le champ de l’architecture. S’agit-il de promouvoir une meilleure qualité de vie dans le droit fil de cet « environnement bien tempéré » dont l’historien anglais Reyner Banham s’était fait autrefois le propagandiste, ou de contribuer à diminuer l’empreinte carbone des bâtiments qui, entre leur construction et leur exploitation, correspondent aujourd’hui à plus du tiers des émissions de gaz à effet de serre ? On pourrait croire ces deux visées identiques, mais un examen plus attentif révèle qu’il n’en est rien  Si la climatisation représente par exemple un indiscutable élément de confort dans des zones comme les pays du Golfe ou le Sud-Est asiatique, son impact environnemental se révèle, on le sait, désastreux. À l’inverse, de nombreux bâtiments à énergie positive fonctionnent l’hiver à des températures d’ambiance que leurs usagers peuvent trouver insuffisantes.

Une seconde source d’ambiguïté tient à la façon d’évaluer les performances environnementales des bâtiments. L’évaluation intègre nécessairement des externalités négatives et positives. Jusqu’où convient-il d’aller dans leur prise en compte ? Ainsi que l’a montré l’architecte américain Kiel Moe à propos de l’Empire State Building, la construction et le fonctionnement d’un bâtiment mettent en jeu un ensemble de circuits techniques et économiques à des échelles très différentes qu’il est impossible de suivre finement dans leur totalité. Toute évaluation comporte une part d’arbitraire ; celle-ci s’avère particulièrement élevée dans le cas des bilans carbone des constructions.

Le principal problème en suspens tient toutefois à la coexistence de deux approches des questions environnementales en architecture. La première entend miser sur une modélisation poussée du comportement thermique des bâtiments ainsi que sur les technologies les plus avancées afin d’améliorer leurs performances. Le Center for Green Buildings and Cities d’Harvard fondé par Ali Malkawi se rattache clairement à cette perspective qui a d’ores et déjà conduit à des résultats intéressants. Elle permet notamment de mieux comprendre les échanges de chaleur dont les constructions sont le siège. Elle contribue également à faire reculer des idées reçues comme celle qui veut que les immeubles de très grande hauteur consomment des quantités d’énergie hors de proportion avec les activités qu’ils abritent. On peut en réalité concevoir des tours aussi « vertes », à leur échelle bien sûr, que de petits immeubles collectifs.

 

Repenser les fondamentaux

Une seconde approche tend à faire passer les apports de la modélisation numérique au second plan en préférant se concentrer sur des outils plus spécifiquement architecturaux, comme le soin tout particulier accordé au choix des matériaux, l’organisation d’une ventilation naturelle pleinement intégrée à la conception des espaces, ou encore le stockage et la restitution de la chaleur au moyen de combinaisons de murs et de parois vitrées. Il y a quelque chose de quasi vitruvien dans ce désir de se recentrer sur la conception plutôt que de reposer sur des technologies en quelque sorte extérieures au noyau dur de la discipline architecturale. L’architecte espagnol Iñaki Ábalos, le Français Philippe Madec, ou encore Kiel Moe font partie des représentants de ce courant qui peut avoir parfois quelque chose d’un peu trop doctrinaire dans son souci de préserver les prérogatives de l’architecte, mais qui n’en conduit pas moins à des réalisations intéressantes.

Comment concilier respect de la planète et qualité de vie dans les bâtiments ? Jusqu’où convient-il de pousser l’analyse de l’empreinte carbone de ces derniers ? Dans quelle proportion convient-il de faire appel aux technologies de pointe et à une approche plus low-tech ? Comment articuler en particulier expérimentations numériques et recherches plus spécifiquement architecturales ? Si les réponses apportées à ces questions varient considérablement, on l’a dit, il semble difficile de faire l’impasse sur le travail de refondation de la discipline architecturale qu’elles appellent. Car la relation entre architecture et climat n’est pas qu’une question technique parmi d’autres. Elle conduit à réexaminer quelques-unes des dimensions les plus fondamentales de l’architecture.

C’est cette refondation à laquelle entend contribuer Iñaki Ábalos lorsqu’il évoque la nécessité de penser le glissement qui semble s’opérer sous nos yeux de la pensée structurelle classique, fondée sur la mécanique, à une approche thermodynamique accordant la priorité à la considération des échanges d’énergie. Il convient toutefois de noter que ce glissement n’est pas uniquement imputable à la montée en puissance des enjeux climatiques. L’évolution des programmes et la diffusion des outils numériques ont également contribué à renforcer l’importance de l’enveloppe et des échanges dont elle constitue le siège, au détriment de l’importance accordée traditionnellement à la structure interne. Le « retour » de l’ornement constitue un bon indicateur de cette émancipation du cadre contraignant de la pensée tectonique traditionnelle et de ce que ce phénomène doit aux mutations programmatiques et au numérique.

 

Au-delà du plein et du vide

Une telle refondation passe par le réexamen de la question de l’habiter. Il faut notamment rompre avec une approche des rapports entre extérieur et intérieur fondée sur une conception réductrice de la question de l’isolation thermique. Mais au-delà de l’abandon d’idéaux technicistes simplificateurs, il s’agit de renouer avec une approche plus floue, poreuse, « météorologique », des relations entre extérieur et intérieur, ainsi que le suggèrent plusieurs des auteurs réunis dans ce dossier. L’intérieur doit être quant à lui conçu suivant une autre dialectique que celle du plein et du vide, des masses bâties et de l’espace, afin de ménager une sensibilité nouvelle aux gradients de température et d’humidité, à des effets lumineux empruntant au temps qu’il fait et à son instabilité fondamentale. L’heure n’est plus à l’architecte sculpteur de lumière qu’avaient théorisé des concepteurs aussi différents qu’Étienne-Louis Boullée ou Le Corbusier. À sa certitude de tout contrôler doit succéder une saisie plus modeste de paramètres d’ambiance sur lesquels la maîtrise ne peut être que partielle.

De projet en projet, qu’il s’agisse de mettre en scène la gradation subtile des températures à l’intérieur du logement, ou encore d’explorer les possibilités de vivre différemment qu’elle suggère – à différentes hauteurs par exemple puisque l’air chaud tend à monter tandis que l’air froid descend –, Philippe Rahm s’est fait le promoteur inlassable d’un nouvel habiter contemporain de la prise de conscience anthropocène. On ne peut que le suivre dans ses explorations, ou encore lorsqu’il suggère de se poser constamment la question de ce que fait l’architecture plutôt que de s’obséder à lui assigner une essence. Mais un tel performalisme justifie-t-il que l’on suspende la question du symbolique au nom d’une effectivité et d’un plaisir en rupture avec tous les codes de la discipline ? C’est peut-être oublier que l’habiter met en jeu bien d’autres choses que la vertu climatique et les sensations dont s’accompagne une présence attentive aux phénomènes météorologiques, ne serait-ce que parce qu’il se joue à différentes échelles, de la demeure au sens étroit du terme à la planète tout entière. Ultimement, l’habiter pose la question du sens de l’existence, un sens à la fois éminemment local et inévitablement global, ainsi que le soulignait Martin Heidegger dans son célèbre essai « Bâtir, habiter, penser ». Peut-on du même coup faire abstraction de la question du symbolique dans la refondation de l’architecture ? L’une des fonctions du symbole en architecture est de faciliter précisément l’articulation entre les échelles spatiales et temporelles, de signifier l’existence de courts-circuits entre l’ici et l’ailleurs, le local et le global.

 

Redéfinir l’environnement matériel

Peut-être convient-il d’emprunter dans ce cas une voie un peu différente en prêtant attention à ce qui s’opère concrètement au travers de la question du climat : une redéfinition profonde de l’environnement matériel dont nous parle l’architecture. Il ne s’agit plus seulement de prêter attention à la pierre, à la brique et au béton, mais aussi à des phénomènes comme la fraîcheur ou la sécheresse de l’air, ou comme les variations instantanées de la lumière. Tout se passe comme si les limites du tangible reculaient pour accueillir des dimensions jusque-là maintenues aux lisières de la discipline architecturale. La notion même de matérialité se distend afin de les incorporer.

Dans un essai paru récemment sur la matérialité de l’architecture, nous avons cherché à explorer les liens qui unissent ce qu’une société considère comme tangible à un moment donné de son évolution et la façon dont cette même société conçoit l’humain. Être humain, c’est se définir au contact et de manière complémentaire à toutes ces choses et ces phénomènes tangibles que tente de maîtriser l’architecture sans jamais y parvenir complètement. En nous parlant de ces choses et de ces phénomènes, l’architecture nous parle de ce que nous sommes. La question climatique n’est pas du même coup réductible à un performalisme qui viendrait réconcilier respect de l’environnement et qualité de vie. Elle nous engage dans ce que nous croyons être. Habiter, c’est se définir en tant qu’humain. Par-delà l’importance du comportement des usagers dans les performances thermiques et climatiques des bâtiments, il convient de garder présent cette dimension qui engage encore la fois la question du sens de l’existence et des symboles qui contribuent à l’entretenir.

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