Comment le CO2 est en train de refonder la discipline architecturale sur elle-même

Rédigé par Philippe RAHM
Publié le 13/12/2019

Principe de maison passive

Dossier réalisé par Philippe RAHM
Dossier publié dans le d'A n°277 Les fondements climatiques de l’urbanisme de Vitruve à Alberti

Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’urbanisme et l’architecture étaient traditionnellement basés sur la santé et le climat. Dans les traités de Vitruve du Ier siècle avant J.-C., ou chez Leon Battista Alberti, au XVe siècle, l’architecture, dans sa forme la plus classique, est avant tout climatique. Il faut analyser l’humidité et les températures d’un lieu avant d’y fonder une ville, s’appuyer sur l’exposition au vent, l’orientation au soleil pour positionner et dessiner le tracé des rues, la forme des places et des bâtiments, comprendre la flore et la géologie pour choisir les matériaux de construction en adéquation avec les ressources locales.

On citera ainsi quelques considérations climatiques d’Alberti concernant l’urbanisme, comme celle de recommander pour le tracé des rues en ville des voies ni trop étroites ni trop larges : « Tacite écrit que l’élargissement des voies par Néron avait rendu la ville de Rome plus chaude et de ce fait moins saine. » Il préconise alors « des rues qui s’infléchissent comme des rivières : en hiver les voies y sont toute la journée éclairée par le soleil. Mais, en été, elles ne seront jamais dépourvues d’ombre, sans qu’aucune habitation soit toutefois privée de la lumière du jour. En outre la ville sera bien aérée : en effet, d’où il souffle, l’air trouvera une voie de passage directe et en grande partie dégagée. Pour autant, la ville ne connaîtra jamais de vents hostiles, grâce aux murs qui leur font obstacle et les brisent immédiatement ».

Alberti continue avec des recommandations concernant l’architecture, où il décrit les caractéristiques des édifices en relation au vent, au soleil, à l’orientation, telles que celles-ci : « L’ombre et une bonne ventilation conviendront aux pièces d’été, et les rayons du soleil aux pièces d’hiver… Les chambres pour l’hiver seront petites, basses de plafond, avec de petites fenêtres. Les chambres pour l’été seront, au contraire, hautes, larges, spacieuses et ouvertes aux brises fraîches mais pas au soleil ni à l’air chaud venant du sud. Une grande quantité d’air enfermé dans une vaste chambre, c’est comme une grande quantité d’eau : ce n’est pas facile à chauffer. »

 

Comment le pétrole et les antibiotiques retirèrent à l’architecture ses fondements climatiques et astronomiques

Ces causes et moyens climatiques fondamentaux de l’urbanisme ont été ignorés au cours du XXe siècle grâce à l’énorme utilisation d’énergie fossile par les pompes hydrauliques, moteurs thermiques, réfrigérateurs, systèmes de chauffage et de climatisation artificielle, éclairages électriques permettant de s’affranchir de toutes contraintes physiques et naturelles, de toutes considérations concernant le climat naturel, le cours du soleil et la distribution des vents. Grâce au charbon et aux antibiotiques, on a pu construire des villes en plein désert et des immeubles en verre.

C’est certainement pour cela qu’avec Colin Rowe, Robert Venturi ou Aldo Rossi, les architectes à partir des années 1960 cessèrent de s’intéresser au climatique et à la santé, pour se concentrer sur le culturel et l’esthétique. Cette architecture postmoderne, propre aux années 1960-1980, a perdu de vue ses raisons d’être initiales, s’est décentrée de son autonomie disciplinaire, oubliant la bienséance vitruvienne, oubliant le climat et la santé, pour se tourner vers des disciplines extérieures à l’architecture, notamment sociologiques et esthétiques.

Mais les énergies issues du carbone que l’on a brûlées massivement au cours du XXe siècle, malheureusement, provoquent aujourd’hui le réchauffement climatique, une pollution de l’air et un effet d’accentuation de la chaleur en ville.

Parce que le secteur du bâtiment est responsable de près de 50 % des émissions des gaz à effet de serre, parce que ce réchauffement climatique multiplie d’année en année les épisodes caniculaires dans les villes, parce que la pollution aux particules fines PM2,5, résidu volatile de la combustion des énergies fossiles, devient un enjeu de santé publique, architectes et urbanistes se doivent aujourd’hui de réintégrer le contexte climatique local et celui des ressources énergétiques renouvelables comme moteur du développement urbain et dans la conception des espaces publics pour faire baisser la consommation des énergies fossiles, le dégagement de particules fines et la température des villes, dans une lutte contre le réchauffement climatique, contre la pollution de l’air, contre les effets d’îlot de chaleur urbain.

Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est baser les plans directeurs urbains sur la géographie, sur les vents, sur le mouvement du soleil, sur le déplacement des polluants afin de diminuer la consommation d’énergie, le réchauffement climatique, la chaleur urbaine et la pollution de l’air. Ce qu’il faut, c’est penser une ville moins dépendante des énergies fossiles en améliorant le confort de l’espace public, en construisant sans énergie des microclimats favorables à la vie des hommes. Ensuite, il faut aussi repenser l’architecture elle-même, les immeubles selon des préconisations et règlements qui permettent de baisser la consommation d’énergie à l’intérieur des logements et des bureaux.

 

Comment le charbon et le pétrole provoquent le réchauffement climatique

Car pour retirer l’énergie du carbone solide, on doit le brûler, transformant ainsi le carbone en gaz sous forme de CO2. Celui-ci s’accumule alors dans l’atmosphère. S’il est transparent pour les rayonnements électromagnétiques dans les longueurs d’onde visible de la lumière, transparent pour les rayons incidents du soleil dans le spectre du visible, il est opaque dans l’invisible, pour les infrarouges, et notamment pour les rayonnements électromagnétiques réémis par la terre vers l’univers, lesquels, cognant sur les molécules de CO2, se transforment alors en chaleur, élevant la température chimique de l’atmosphère et, par conduction, de toute la Terre.

C’est le phénomène d’effet de serre, à savoir que la chaleur qui arrive depuis le Soleil sur la Terre est comme prisonnière à l’intérieur de l’atmosphère terrestre. Elle ne peut plus être évacuée par radiation et donc, en s’accumulant dans l’atmosphère, provoque le réchauffement climatique. L’opacité du CO2 dans les infrarouges a été découverte en 1859 par le savant irlandais John Tyndall et reste à la base du modèle de corrélation entre dégagement de gaz à effet de serre et réchauffement climatique tel qu’on peut le mesurer aujourd’hui, et qui fait dire aujourd’hui au GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) que c’est le CO2 émis par les activités humaines qui est responsable du réchauffement climatique : « Les émissions anthropiques (d’origine humaine) de gaz à effet de serre, qui ont augmenté depuis l’époque préindustrielle en raison essentiellement de la croissance économique et démographique, sont actuellement plus élevées que jamais, ce qui a entraîné des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d’oxyde nitreux sans précédent depuis au moins 800 000 ans. Leurs effets, associés à ceux d’autres facteurs anthropiques, ont été détectés dans tout le système climatique et il est extrêmement probable qu’ils aient été la cause principale du réchauffement observé depuis le milieu du XXe siècle. »

 

Pourquoi l’architecture est la cause principale du réchauffement climatique mais aussi le moyen principal de la lutte contre celui-ci

« Le chauffage et la climatisation dans nos bâtiments et notre industrie représentent la moitié de la consommation d’énergie de l’Union européenne. » En suivant les accords de la COP21, la France s’est engagée le 30 novembre 2015 à lutter contre le dérèglement climatique en réduisant de « 40 % ses émissions de CO2 d’ici 2030

C’est ici qu’intervient l’architecture : mauvaise isolation thermique de l’enveloppe du bâtiment, ventilation des locaux faisant rentrer beaucoup trop d’air neuf quand on n’en a en réalité vicié qu’un tout petit peu. Ainsi, il avait été calculé en Suisse qu’il fallait une dépense de 671 MJ (mégajoules) d’énergie par mètre carré pour un bâtiment mal isolé, avec du simple vitrage, tels ceux construits jusque dans les années 1970. Or aujourd’hui on peut facilement réduire la dépense énergétique à 110 MJ par mètre carré. Et on sait aller beaucoup plus loin, en profitant plus des apports d’énergie solaire passifs et actifs (panneaux solaires pour produire de l’eau chaude, panneaux photovoltaïques pour produire de l’électricité) et de la géothermique, pour arriver à des bâtiments neutres en carbone, voire à énergie positive, c’est-à-dire ne dégageant dès lors plus de CO2.

 

Comment en se chauffant on pollue l’air

Le 17 octobre 2013, à Lyon, le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), dépendant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), annonça qu’il classifiait les particules fines PM2,5 comme cancérogène certain (groupe 1) pour l’homme. Les chiffres annoncés de la mortalité causée par cette pollution et la baisse de la durée de vie sont alarmants. Ainsi, les derniers chiffres annoncés par l’OMS en mai 2018, fondés sur une étude publiée dans The Lancet, parlent de 7 millions de morts par année au niveau mondial à cause de la pollution de l’air. Dans le monde entier les villes souffrent d’une pollution aux particules fines PM2,5. Celles-ci opacifient l’air, créant ces effets de brouillard gris ou jaune que l’on peut voir à Paris ou à Pékin, ont été classées en 2013 dans la catégorie « cancérigène certain ».

 

Pourquoi l’urbanisme peut participer à dépolluer la ville

Pour limiter cette pollution, il faut évidemment agir sur sa cause, c’est-à-dire limiter l’émission de particules fines en supprimant les moteurs diesel ou en filtrant mieux les émissions de l’industrie. On peut, de façon secondaire, agir sur la forme et la texture de la ville pour diluer, disperser ou attraper ces particules fines. Il faut ainsi éviter les rues en cul-de-sac, pour laisser le vent naturellement filer à travers toutes les voies, sans interruption, pour entraîner avec l’air les particules fines, ce qui d’une part en diluera la concentration et d’autre part permettra au final de les emporter hors de la ville. On peut ainsi attraper ces particules dans les branches des arbres. Les essences d’arbres plantés pour les capturer sont avant tout les conifères – lesquels, grâce à leur résine, attrapent les particules fines – et quelques feuillus, aux feuilles au relief marqué et particulièrement poilues.

 

Pourquoi l’urbanisme peut participer à rafraîchir la ville

Pour lutter contre le phénomène d’îlot de chaleur urbain, pour faire baisser la température de l’air dans les villes, il faut agir selon deux principes. La première mesure à prendre et la plus efficace contre la chaleur en ville concerne l’albédo, la réflectance de la lumière du soleil, autant dans le spectre visible que dans les infrarouges, afin d’éviter que l’énergie des rayonnements électromagnétiques ne se transforme en chaleur en touchant les surfaces de la ville. Pour contrer ce phénomène, il faut augmenter l’albédo des toitures et des routes, c’est-à-dire que toutes les surfaces horizontales de la ville doivent être les plus claires possible, voire blanches pour refléter, faire rebondir les rayons du soleil et les renvoyer vers le ciel. De plus, pour éviter un échauffement dans les infrarouges, le matériau doit posséder une basse émissivité, afin qu’il n’absorbe pas ces infrarouges, mais les renvoie comme un miroir. Quant aux surfaces verticales, elles doivent être plus sombres en haut des immeubles et progressivement s’éclaircir en descendant, afin de bloquer les excès de lumière et de chaleur en hauteur, en les absorbant là où il n’y a personne, afin que l’air chaud, qui est toujours plus léger que l’air froid, s’évacue dans le ciel. Il s’agit d’une certaine façon de créer un piège à chaleur, tout en haut des immeubles, d’attraper les rayons du soleil et d’en piéger la chaleur avant qu’elle ne descende vers le bas de la rue, vers les piétons dans la rue et sur les places.

Pour lutter contre l’augmentation de la chaleur en ville en été, la seconde mesure la plus efficace après l’augmentation de l’albédo et la diminution de l’émissivité est de provoquer, d’amplifier des refroidissements convectifs, c’est-à-dire inventer des vents urbains. Il faut créer des brises, lesquelles déplacent l’air d’une partie plus froide vers une partie plus chaude, balayant la ville, permettant d’évacuer la chaleur qui s’accumule et monte en température par manque de mouvement d’air. Nous savons aujourd’hui que le refroidissement convectif est, avec l’albédo, le moyen le plus efficace pour lutter contre l’effet d’îlot de chaleur urbaine, comme cela a été démontré dans les plus récentes études, ce qui reviendrait notamment à accentuer la rugosité des surfaces, en alternant arbres, arbustes et broussailles pour complexifier le relief.

 

Comment réchauffement climatique renouvelle la discipline architecture et l’urbanisme

Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que depuis 2010 la majorité des plans d’urbanisme et de paysagisme ainsi que l’architecture des bâtiments intègrent la question climatique dans leur projet ; voire qu’ils en font la base de leur design dans la lutte contre la chaleur urbaine, contre la pollution de l’air, contre le réchauffement climatique. De là, il y a une vraie sortie du postmodernisme, encore très présent au début du XXIe siècle. Ce que l’on constate, c’est qu’à nouveau l’urbanisme et l’architecture se reconnectent sur les fondements vitruviens de leur discipline, réintégrant le climat, la course du soleil, le passage des vents. L’architecture et l’urbanisme retrouvent leur rôle original : être « l’art et l’industrie qui remédient à ce que la nature du lieu a d’incommode, et qu’en chaque région on procure une température convenable aux habitations par une exposition appropriée à leur position sur la terre ».

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