Terreneuve : Architectes "inclassables"

Rédigé par Rafaël MAGROU
Publié le 01/10/2015

Olivier Fraisse et Nelly Breton - Terreneuve

Article paru dans d'A n°239

Depuis la fondation de l’agence Terreneuve le 1er janvier 2000, ses associés Nelly Breton et Olivier Fraisse ont su patiemment développer un savoir-faire dans la réalisation de programmes diversifiés et nourrir leur démarche par des incursions régulières en terres étrangères. Ils s’y nourrissent de la confrontation de leurs compétences à celles des autres cultures, porteuses d’un apprentissage continu. Des échanges Sud-Nord bénéfiques tant dans leurs regards que dans leurs conceptions. 

À peine diplômés de l’École d’architecture de Paris-Tolbiac au début des années 1990, Nelly et Olivier enchaînent d’abord les concours avant de travailler séparément sur des programmes muséographiques et des projets urbains, en agence et en libéral. À l’issue d’un concours, en 1994, ils prennent simplement le nom de la rue du 20e arrondissement de Paris où est situé leur atelier et se baptisent Terreneuve. Il s’agit d’un projet de centre conchylicole (traitement des coquillages), pour lequel ils sont lauréats. Une première approche attentive à un territoire sensible, ici celui de la baie de Somme, annonciatrice d’une posture systématique. Depuis, ils n’auront de cesse de « faire émerger des thèmes liés à l’urbain, au naturel, et de trouver dans chaque lieu ce qui peut nourrir le projet », explique Olivier, relayé par Nelly : « La géographie au sens large du terme est une des choses les plus importantes pour nous. » 

 

VU DE L’INTÉRIEUR 

Les architectes prennent souvent une attitude très critique par rapport au programme, en témoigne le concours gagné pour la Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé d’Aubusson, dont le maître d’ouvrage préconisait un bâtiment neuf à construire à côté de l’actuelle École nationale des arts décoratifs, monument en béton mal-aimé de la sous-préfecture de la Creuse. Troisième concours lancé sur ce programme, dernière chance pour les Aubussonnais : Terreneuve a pris le contrepied de la demande avec une intervention dans et sur l’existant, profitant de la trame structurelle et des hauts vitrages du bâtiment des années 1960 pour y incorporer en douceur (et avec économie de moyens) le programme qui associe école, atelier du Mobilier national et auditorium. « Il s’agissait pour nous de faire basculer la signification du bâtiment dans la ville, par la transformation de son image », précisent les architectes. Le chantier est en cours, la Cité ouvrira avant l’été 2016. Forte des compétences muséographiques de Nelly Breton (elle a été architecte-conseil à la direction des musées de France durant dix ans), l’agence imagine des réalisations ingénieuses dans des contextes parfois très ingrats. C’est le cas pour le restaurant d’entreprise CNP dans la gare Montparnasse où, dans des espaces aveugles, ils installent un long mur de lumière qui donne une illusion de paysage lointain. La scénographie est immersive grâce aux visuels de la graphiste Margaret Gray, procurant des ambiances différentes selon les emplacements. L’expérience du centre de documentation des Invalides est curieusement moins réjouissante : là où ils pensaient pouvoir révéler les structures en solives et ainsi valoriser l’identité du lieu, ils se sont trouvés confrontés à des réglementations qui pénalisent leur parti, d’autant que le programme est éclaté en quatre espaces distincts. 

 

L’ÉTRANGER COMME TERRE NOURRICIÈRE 

C’est à l’étranger que l’équipe de Terreneuve trouvera le goût de l’aventure, ces expériences tant recherchées, cette volonté de ne jamais répéter deux fois la même chose. « L’étranger permet de voir les choses que l’on fait ici, d’avoir une vision distanciée. Les contraintes techniques sont moins prégnantes sur l’architecture et nous avons affaire à des interlocuteurs qui ont une culture différente. De plus, ces contextes n’ont pas d’architectures remar- quables, explique Olivier Fraisse. Il y a des choses à apprendre, car les modèles sont mal copiés et ils sont à la recherche d’une légitimité. » Ce contact avec l’étranger s’est fait spontanément, il y a dix ans, pour accompagner un projet associatif d’école au Sénégal (à Dagana), qui égraine ses bâtiments au fur et à mesure des opportunités. La possibilité pour eux d’expérimenter des solutions bioclimatiques et de travailler avec les savoir-faire locaux. Pas réellement une démarche à la Francis Kéré, qui est originaire du pays où il édifie, mais l’ouverture vers des échanges constructifs, « un des éléments que nous maîtrisons le mieux », avancent-ils. Nelly Breton précise : « Le chantier est beaucoup plus riche là-bas. Ici, en France, le projet en bénéficie rarement, car on se contente d’exécuter les documents techniques. Plus créatives, les adaptations sont fréquentes dans ces contrées, en fonction des moyens que l’on trouve sur place. Sans compter sur une réactivité décisionnaire incomparable. »  

 

TROPISME SOUS LES TROPIQUES 

D’ailleurs, que ce soit à Mayotte où ils commencent le chantier d’un collège, ou à Dakar pour le groupe scolaire Jean-Mermoz (voir l’article publié dans d’a n°197) qu’ils ont réalisé en 2010 (grand prix AFEX 2011), les architectes s’investissent à 100 % lorsqu’ils sont sur place. À Dakar, le projet a servi localement de modèle puisqu’il réintroduit des solutions techniques, d’aération notamment, qui avaient été oubliées. La typologie, composée d’une coursive ombragée et de doubles murs ventilés rafraîchissant les parois, a réveillé des techniques qui avaient basculé dans une amnésie locale. De plus, l’écriture que Terreneuve a mise en oeuvre est en rupture avec ce qui se fait actuellement, tout en se rapprochant de la culture locale. André Ravéreau n’est pas loin… Sur l’île volcanique de Mayotte, il fallait composer entre zone sismique – quoiqu’épargnée par les cyclones (l’île est située entre Madagascar et le continent africain) – et deux saisons : l’une chaude et sèche, l’autre très chaude et extrêmement humide. Le programme de collège de 1000 élèves à Ouangani (Mayotte), majoritairement issus de l’immigration des Comores voisines, bénéficiait toutefois de l’un des terrains les plus « plats » de l’île. Terreneuve remporte le concours par une écriture très tenue, qui puise sa source dans les lignes de la villa kyotoïte Katsura. Ce sont en effet trois cours successives qui prennent appui sur les courbes de niveau, sans mur de soutènement. Cette inscription en douceur trouve son équilibre dans les faibles mouvements de terre, remblais et déblais, envisagés dans le projet. Le vide conditionne les bâtiments, organisés en équerres, avec coursives conviviales, angles de vision optimisés pour les usagers et articulations spatiales enrichies par une végétation luxuriante qui s’immisce dans les interstices. Manguiers et cocotiers organisent un véritable parc dans lequel s’insère – ou serait-ce l’inverse ? – le collège.  

 

UN DÉCONDITIONNEMENT VITAL 

Ces excursions en terres lointaines forment autant de déconditionnements pour Nelly et Olivier : elles éloignent des tentations des clichés ou des réflexes systématiques. Aucune formule prédéfinie n’accompagne les projets abordés. Géographie, culture, population sont autant de motifs à réinterroger la matière programmatique, et donc les espaces qu’ils mettent en oeuvre. « De même que Mayotte, Morsang-sur-Orge est étranger à Paris… » À seulement 20 kilomètres au sud de la capitale, ils y réalisent 35 logements sociaux en composant avec de vieilles pierres. Étrangement, à Aubusson, ils ont retrouvé la même qualité relationnelle qu’à Dakar : « C’est un peu un projet africain… », s’accordent-ils à dire. En témoigne l’anecdote de la technique du carreau cassé en revêtement : elle a pu être réintroduite par le père du carreleur, retraité, afin d’atteindre un niveau de résolution à la fois satisfaisant mais aussi cohérent avec le budget, très serré. Plus concentrée sur la posture mentale que sur l’écriture elle-même, l’agence Terreneuve privilégie les qualités d’usage. La cohérence de l’ensemble prime. « L’essentiel réside dans l’idée de redonner du sens à ce que l’on fait, et nos projets à l’étranger accompagnent cet objectif », résume Nelly Breton. L’exemple du campus diplomatique français à Nairobi (Kenya) illustre admirablement ce propos : une figure qui conjugue une forte exigence de sécurité et l’accueil des ressortissants dans un chapelet d’ouvrages compacts formant un enclos protecteur avec le paysage. Toujours cet équilibre entre pleins et vides, architecture et nature. Ici, les ondulations de façade accompagnent cette interpénétration avec la végétation. Au-dessus d’un socle en pierre, les lames de bois tempèrent les regards comme les rayons du soleil, tout en offrant une identité forte à cet ensemble dont le chantier vient de commencer. 

 

« NOUS SOMMES INCLASSABLES » 

Dans leurs projets, la question du style est écartée d’emblée, puisqu’ils travaillent à deux au minimum, avec des personnalités très différentes, ce qui donne un ensemble construit qui n’est pas aussi évident à identifier en comparaison avec d’autres agences. Toutefois, une parenté existe entre le lycée français de Dakar et l’espace culturel de Magnanville (Yvelines). Il y a quelque chose dans l’unité de matière : un rouge apparemment uniforme pour Dakar, en réalité trois teintes d’ocre brun rouge rappelant la terre chargée d’hydroxyde de fer, des variations de planches de mélèze non rabotées, colorées par pigments naturels pour le second. D’un point de vue volumétrique, la démarche est aussi la même : Terreneuve aime travailler par soustraction, comme en témoigne la bibliothèque Louise-Michel à Paris, rue des Haies (20e arrondissement). Cet équipement public de quartier s’inscrit sur un parcellaire en lanières autorisant les architectes à révéler des lumières, à dégager des cadrages et à créer un rythme vertical adapté à l’échelle du bâtiment. L’effet massif est transcendé par la brique mise en oeuvre en double mur, apportant une texture signifiante dans ce quartier réputé difficile. Enfin, pour Paris Habitat, ils réalisent actuellement avec l’agence TOA 94 logements sociaux dans le quartier Masséna. Ces derniers sont répartis en trois bâtiments avec une seule et même brique : une règle du jeu qu’affectionnent ces architectes ayant plaisir à jongler avec les contraintes données, quitte à en rajouter pour pimenter l’exercice. Leur dernière tentation : aller travailler en Inde. Ils ont dernièrement fait le voyage jusqu’à Mumbai, visité le Studio de Bijoy Jain, afin de prospecter pour participer à des réflexions constructives sur place. À suivre… toujours plus loin.  

 

BIOGRAPHIES 

 

> 1990 : Nelly Breton (née en 1966) est diplômée de Paris- Tolbiac. 

> 1989 : Olivier Fraisse (né en 1964) est diplômé de Paris- Tolbiac. 

> janvier 2000 : fondation de l’agence Terreneuve architectes. Depuis 2005, ils construisent à l’étranger. 

> 2007 : crèche et centre PMI Hérold, Paris 19e. 

> 2008 : Maison de la musique, Châteauneuf-sur-Loire. Grand Prix Équipements publics, palmarès de la construction bois, région Centre. 

> 2011 : bibliothèque Louise- Michel, Paris 20e. Prix Livres Hebdo des bibliothèques. 

> 2012 : groupe scolaire français Jean-Mermoz à Dakar, Sénégal. Lauréat du Grand Prix AFEX. 

> 2013 : salles culturelles et centre de loisirs, Magnanville. Lauréat prix Partenaires CAUE 78. 

> Février 2014 : lauréats pour le concours du campus diplomatique français de Nairobi, Kenya. Livraison : 2017. 

> 2016 : livraison de la Cité de la tapisserie à Aubusson et d’un collège à Ouangani, Mayotte.  

 

 

CITÉ INTERNATIONALE DE LA TAPISSERIE ET DE L’ART TISSÉ, AUBUSSON 

[Maîtrise d’ouvrage : Syndicat mixte de la Cité Internationale de la Tapisserie et de l’Art Tissé, Société d’Équipement du Limousin, AMO – Surface : 4000 m2 restructurés, 1000 m2 neufs – Coût : 6,2 millions d’euros ht – Calendrier : Concours, 2012 ; livraison, mi 2016 ]  

 

RESTAURANT D’ENTREPRISE CNP, PARIS 15E 

[ Maîtrise d’ouvrage : CNP Assurances – Surface : 1800 m2 (1 550 repas/jour) – Coût : 1,6 million d’euros HT – Calendrier : concours, 2002 ; livraison, 2004 ]  

 

GROUPE SCOLAIRE FRANÇAIS JEAN-MERMOZ À DAKAR, SÉNÉGAL 

[ Maîtrise d’ouvrage : AEFE ; Ministère des affaires étrangères ; Ambassade de France à Dakar, conducteur d’opération – Maîtrise d’oeuvre associée : Adam Yedid, architecture et climat – Shon : 15000 m2 – Coût : 14,5 millions d’euros ht – livraison : 2010 ]  

 

COLLÈGE DE OUANGANI, MAYOTTE 

[ Maîtrise d’ouvrage : vice-rectorat de Mayotte ; DEAL (Direction de l’Environnement et de l’Aménagement et du Logement) de Mayotte, conducteur d’opération – Maîtrise d’oeuvre associée : JVO3 architecte – Shon : 9600 m2 – Coûts : 19 millions d’euros HT – Livraison : fin 2016 ]  

 

 CAMPUS DIPLOMATIQUE FRANÇAIS DE NAIROBI, KENYA 

[ Maîtrise d’ouvrage : Ministère des affaires étrangères ; Ambassade de France au Kenya – Maîtrise d’oeuvre associée : Pharos – Surface : 3500 m2 – Coût : 6 millions d’euros HT – Livraison : fin 2016 ]  

 

 CENTRE DE LOISIRS ET SALLES CULTURELLES, MAGNANVILLE 

[ Maîtrise d’ouvrage : Ville de Magnanville – Shon : 900 m2 – Coûts : 1,6 million d’euros HT – Livraison : 2011 ]    

 

 BIBLIOTHÈQUE LOUISE-MICHEL, PARIS 20E 

[ Maîtrise d’ouvrage : Ville de Paris, DAC/DASCO – Shon : 850 m2 – Coût : 1,6 million d’euros HT – Livraison : 2010 ]  

 

94 LOGEMENTS SOCIAUX, ZAC MASSÉNA, PARIS 13E 

[ Maîtrise d’ouvrage : Paris Habitat – Maîtrise d’oeuvre avec TOA architectes – Shon : 9152 m2 – Coût : 12275 millions d’euros HT – Calendrier : concours, 2008 ; livraison, 2016 ]  

 

35 LOGEMENTS SOCIAUX, MORSANG-SUR-ORGE 

[ Maîtrise d’ouvrage : Immobilière 3F – Surface : 2100 m2 – Coût : 2,9 millions d’euros HT – Calendrier : concours, 2012 ; livraison, fin 2015 ]  

 

11 LOGEMENTS SOCIAUX, RUE VILLIERS-DE-L’ISLEADAM, PARIS 19E 

[ Maîtrise d’ouvrage : Paris Habitat – Maîtrise d’oeuvre : Terreneuve architectes, GEC ingénierie – Surface : 900 m2 – Coût : 1,84 million d’euros HT – Calendrier : livré en 2014 ] 

 

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