Portrait de Sophie Delhay |
Sophie Delhay est maintenant clairement identifiée dans le paysage architectural français. La livraison des logements en début d’année dans l’Écocité Jardin des maraîchers à Dijon est une bonne occasion de revenir sur une démarche aussi exigeante que cohérente. |
Feuilletons pour commencer le recueil de
projets de l’agence. Des logements, réalisés ou non, se dispersent sur une
grande partie du territoire français : de Lille à Saclay, de Nantes Ã
Dijon, de Rouen à Paris. Ils se présentent souvent en plan comme de véritables
trames génératives, accompagnées de simulations très précises mettant en
évidence leurs multiples possibilités d’occupation. Comme s’il fallait
souligner que le travail de l’architecte n’était pas prescriptif, mais avant
tout permissif...
L’une des constantes de ces projets, c’est la mise en exergue de la pièce : ample, carrée, haute sous plafond et polyvalente. Le plan de l’habitation de l’ancien régime avec ses enfilades de salles sans affectation précise semble ainsi faire retour et remiser les typologies figées depuis la fin du XIXe siècle avec leurs longs couloirs distribuant des espaces spécialisés.
Dans les nombreux cas que nous allons analyser, notamment les immeubles d’habitation à Nantes et à Dijon, l’organisation du logement se retourne ainsi comme un gant. Elle ne reprend plus le schéma binaire opposant les salles communes et les chambres : il s’agit d’une organisation multipolaire où les pièces à vivre ont toutes la même valeur et sont capables, par leur dimensionnement, de muter et de changer d’affectation en permanence. Le repas peut devenir le séjour, le séjour peut devenir chambre des parents ou des enfants, la chambre peut devenir bureau ou espace de coworking. Et le jardin privatif, la terrasse ou le balcon, eux-mêmes considérés comme des pièces à ciel ouvert, entrent dans le jeu des interrelations et peuvent trouver de nouvelles destinations.
Un travail de déconstruction qui témoigne aussi d’une vraie culture. Une culture dont les racines sont à chercher aussi bien dans le minimalisme américain, les Supersurfaces de Superstudio ou la No-Stop City d’Archizoom, les générateurs sociaux de Moïse Guinsbourg, les expérimentations d’Herman Hertzberger, les opérations participatives menées par Alvaro Siza à Porto à la fin des années 1970 et l’utopie nomade de Constant, que dans les règles génératives de l’Oulipo.
La chambre et la ville
Mais qui est donc cette architecte qui a réussi à convaincre de nombreux maîtres d’ouvrage d’abandonner leurs idées reçues et de la suivre ? Sophie Delhay a passé son enfance dans la ville nouvelle de Villeneuve-d’Ascq, parmi les réalisations expérimentales des seventies. Ses parents architectes – François Delhay et Marie Caille – ont œuvré à Euralille dans le sillage de Rem Koolhaas et d’OMA, notamment comme associés pour la réalisation du Grand Palais mais aussi en construisant le Crowne Plaza à proximité de la gare TGV. Son père – décédé en 2017 – avait enseigné à Grenoble avant de rejoindre l’ENSAP de Lille. Très charismatique, il a sans doute été l’un des mentors de toute une génération de jeunes concepteurs révélés par les grands chantiers de la métropole lilloise.
Sans vraiment avoir à choisir sa destinée, Sophie est passée du lycée à l’école d’architecture et de l’agence de ses parents à sa propre structure, avec quelques incursions notamment dans les agences de Patrice Mottini et de Manuelle Gautrand.
Sa production garde quelque chose de spontané et de ludique. On pense aux grilles de loto ou de sudoku. Ses plans pourraient, en effet, être lus comme des cases d’un jeu d’arcade qui ne cesseraient de se modifier. Mais elle reflète aussi des convictions très profondes. Ainsi son diplôme développait-il déjà une réflexion sur une chambre à soi, une bulle creusée dans un bloc inerte, qui pouvait trouver directement ses extensions dans les espaces offerts par toute agglomération urbaine. Une grotte ouverte sur les parcs, les places publiques, les piscines, les cafés, les restaurants, les cinémas, les salles de concerts, les bibliothèques, les musées et les galeries d’exposition. Comme si le logement traditionnel n’était plus qu’un intermédiaire dépassé et inutile entre la chambre et la ville.
Entrons maintenant dans cette œuvre qui peut s’appréhender chronologiquement comme une recherche par le projet, une thèse sur la pièce. Ainsi, dès la première réalisation à Nantes, les logements sont-ils considérés comme autant de fédérations de chambres libres et autonomes agglomérées entre leur jardin privatif et leur cour commune. La seconde à Lille reconsidéra les espaces collectifs de la barre d’habitation. Et fera de la circulation verticale un parcours sensuel et ludique, enrichi d’une collection d’espaces appropriables. Tandis nous retrouverons ces espaces collectifs dans le projet de concours non retenu pour Rouen qui, cette fois, se développeront comme des extensions des appartements. Quant aux deux projets pour Dijon, l’un reviendra sur les combinatoires et les possibilités offertes par la grille, l’autre, en articulant la double hauteur du séjour à de vastes balcons, abordera la question de l’importance des espaces de réception et de représentation.
Une démarche qui est restée centrée sur le logement mais, il faut le souligner, qui reste parfaitement extrapolable à d’autres programmes. Un confinement subi, seulement explicable par la paresse de la commande qui choisit ses architectes en fonction de leurs références.
ÉVOLUTIVITÉ
55 logements locatifs sociaux expérimentaux à ZAC de la Bottière, Nantes, 2008, Boskop Architectes (François Delhay, Sophie Delhay, Franck Ghesquière, David Lecomte, Laurent Zimny)
Commençons par le premier projet. Elle est appelée par son père, avec lequel elle a souvent collaboré, qui a repéré à Nantes un concours intéressant. Les équipes doivent réfléchir sur des logements expérimentaux urbains et denses qui conserveraient des liens avec la maison individuelle. Elle monte un collectif – Boskop architectes – et l’aventure commence. C’est sa première réalisation mais c’est sans doute aussi paradoxalement la plus aboutie et la plus mature. Le concept est très simple, mais il se complexifie rapidement de manière exponentielle.
L’opération s’inscrit à l’est de la ville, dans le quartier de la Bottière, sur une parcelle rectangulaire s’élevant en pente douce d’un espace paysager vers une zone pavillonnaire plus constituée. La parcelle est découpée par 19 bandes de 4,60 mètres de large et de 55 mètres de long, alternativement vides et pleines, qui montent du sud-ouest vers le nord-est au-dessus du parking enterré. Les parties construites sont composées d’alignements de pièces carrées de 15 m2 superposées sur deux, voire trois niveaux. Mis à part les cases contenant l’escalier et les toilettes ou la cuisine, les autres peuvent indifféremment accueillir toutes les activités du logis et permettre à chacun d’habiter comme il l’entend.
Mais la grande innovation, c’est que ces logements s’étendent dans les toutes les directions de l’espace. Ils occupent une barre sur deux niveaux mais aussi, dans celle d’en face, une pièce supplémentaire en rez-de-chaussée. Ce qui leur permet d’encercler et de parfaitement privatiser les petits jardins qui leur sont affectés. Une appropriation du vide intermédiaire renforcé par le porte-à -faux de la salle de bains du premier étage qui vient partiellement le recouvrir.
Quant aux entrées, elles s’effectuent par trois étroites venelles qui partent des deux bandes publiques et perforent les barres sur toute la longueur de la parcelle pour desservir les logements. Un dispositif qui donne à cet ensemble toutes les caractéristiques d’une ville dans la ville. Duplex en étage desservis par des escaliers extérieurs et terrasses accessibles donnent à cette matrice à la géométrie implacable des airs syncopés de favela brésilienne.
FLUIDITÉ
53 logements collectifs et espaces partagés, 83 rue de Lannoy, Lille, 2014
L’opération se situe à Fives, un ancien faubourg populaire de Lille. Un quartier en mutation, strié de longues rues minérales desservant des rangées de maisons ouvrières, et scandé de hauts bâtiments industriels en déshérence.
Deux immeubles perpendiculaires à la rue de Lannoy se font face autour d’une cour plantée. Le premier, plus bas, contient des duplex et permet l’ancrage de l’opération dans le tissu existant. Il pousse le second à prendre de l’ampleur en montant à 21 mètres pour répondre à un axe piéton prévu par la ville qui le longera à l’est.
Cette dernière construction se pose comme un manifeste et reprend d’une certaine manière la recherche nantaise d’un logement intermédiaire oscillant entre collectif et individuel. Mais, cette fois, c’est la rue et ses équipements qui montent en spirale autour de la barre pour desservir des logements de plain-pied et les individualiser. Cette barre est en effet ponctuée en diagonale de vastes espaces communs ouverts sur le paysage et dédiés à l’art, au cinéma ou à l’écriture… De double hauteur, ils contiennent les volées escaliers qui irriguent à chaque niveau les coursives alternativement placées en porte-à -faux sur l’une ou l’autre façade pour desservir des logements traversant placés tête-bêche.
Un principe qui permet d’éviter la spécialisation des façades et la diffusion de l’animation des circulations à l’ensemble du volume et qui peut à certains égards rappeler l’organisation des logements d’Alvaro Siza dans le quartier Bouça à Porto (1973-1977).
COMMUNAUTÉ
Concours pour 28 logements collectifs en accession libre et espaces partagés, ZAC Luciline, Rouen, 2012
Un projet de concours non retenu pour la ZAC Luciline dessinée par Christian Devillers dans un îlot partagé avec d’autres architectes.
Il s’agit d’une petite tour compacte de 20 par 24 et 28 mètres de haut qui assure l’articulation urbaine à un angle de la parcelle. Une proposition intéressante qui reprend l’idée maîtresse du projet précédent. En effet, nous retrouvons l’association des circulations verticales et des espaces communs creusés à chaque étage dans la masse du bâtiment. Mais les cartes ont été mélangées et redistribuées. Ici, les escaliers ont été placés au centre de la tour et desservent des paliers-loggias double hauteur qui tournent à chaque étage pour cadrer différemment le paysage et desservir les appartements. Des appartements, dont des fenêtres n’hésitent pas à épier ces lieux publics, et qui se constituent d’enfilades de pièces carrées polyvalentes intégrant une loggia de mêmes dimensions. Une partition qui à son tour annonce le projet suivant.
FLEXIBILITÉ
40 logements modulables, écoquartier Via Romana, Dijon, 2019
Cette opération marque l’extrémité de l’écoquartier « Via Romana » qui longe l’avenue de Stalingrad au nord-est de Dijon. Elle forme une construction d’angle dont l’arête est creusée d’une puissante loggia urbaine, ouverte à tous les habitants, et dont les extrémités se délitent en terrasses pour assurer la transition entre l’urbanisation dense de l’avenue et les constructions plus basses disséminées à l’arrière. Un passage découpé dans la masse du bâtiment permet d’en marquer l’accès piéton sans ambiguïté. Il se ramifie ensuite en deux coursives flottant au-dessus des parkings en demi-sous-sol pour desservir directement les appartements du rez-de-chaussée et les entrées des parties les plus hautes, tandis que les logements des extrémités sont accessibles par leurs terrasses en gradins.
Les façades et leur rythme régulier de grandes baies identiques appuyées çà et là par de profondes loggias sont en totale cohérence avec les coupes et les plans qu’elles permettent presque de deviner de l’extérieur.
À l’intérieur, nous retrouvons les pièces polyvalentes de Nantes, amples et hautes sous plafond qui s’organisent sans hiérarchie pour composer un espace multipolaire. Comme si à l’appartement traditionnel correspondant à la tribu patriarcale répondait un nouveau modèle plus en phase avec les transformations récentes de la cellule familiale – monoparentale ou recomposée – et des comportements, plus centrés sur l’individu.
L’architecte a procédé à l’ablation chirurgicale de tous les organes jugés superfétatoires – couloirs, corridors et dégagements – pour obtenir de parfaites combinaisons de pièces carrées de mêmes dimensions. Des espaces unitaires qualifiés par des bandes servantes kahnienne : alignement d’équipements de cuisine, toilettes, salle de bains, placards entourant les fenêtres…
CONVIVIALITÉ
32 logements et espaces partagés, écocité Jardin des maraîchers, Dijon, 2020
Ces logements sont situés au sud-est de Dijon dans un écoquartier coordonné par Nicolas Michelin. Ils définissent une composition fragmentée autour d’un jardin partagé triangulaire qu’ils délimitent sur deux côtés : un plot en marque la pointe suivie d’une bande de cinq maisons individuelles tandis qu’une barre de six étages part à angle droit pour fermer la figure.
En interprétant le règlement d’urbanisme de cette zone, Sophie Delhay est parvenue à convaincre ses maîtres d’ouvrage de créer un espace supplémentaire : une double hauteur inhabituelle dans les séjours. Ce supplément opère un déplacement, une sortie hors de l’économie stricte du logement social, comme si l’architecture jouait ici pour elle-même plus encore que dans les opérations que nous venons d’analyser.
Cet espace en double hauteur associé à un espace extérieur se décline ainsi dans chaque typologie. Dans les maisons individuelles, ils s’ouvrent ainsi sur un patio planté et sont surplombés par la distribution des chambres à l’étage comme dans un atrium d’hôtel. Dans les logements intermédiaires et collectifs, ils se poursuivent par de vastes balcons carrés non superposés et flottant dans le paysage. Véritables pièces à ciel ouvert, ces derniers permettent aisément de manger en famille ou d’interpeller ses voisins.
Les logements du plot, dont l’organisation s’apparente à celle de la tour de Rouen, peinent à trouver leur plénitude. La double hauteur du bas, qui grève chaque niveau, en rend la résolution aussi ardue que celle d’un Rubik’s Cube. Mais il n’en est pas de même des logements collectifs.
La grande façade orientée au sud-ouest avec ses grandes baies en quinconce brouille magistralement les échelles, comme s’il s’agissait d’un palais classique. Les hauts séjours trouvent ici leur orientation optimale et offrent des espaces de convivialité et de réception largement ouverts sur la ville, qui restent exceptionnels pour du logement social.
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