Les installations des étudiants introduisent une culture artistique dans une région rurale |
Dossier réalisé par Dominique GAÜZIN-MULLER |
Lors du colloque sur l’apprentissage expérientiel de Lyon en octobre 2016, Juan Román a commencé son intervention par des photos donnant l’ambiance de la région du Maule, au centre du Chili : une charrette tirée par un cheval, des marchands ambulants, un paysan en poncho, un bus, une fête votive, des barres de logements en béton devant les sommets enneigés de la cordillère des Andes… C’est là , à Talca, ville de 230 000 habitants et capitale d’une province rurale au climat méditerranéen, qu’il a choisi d’ouvrir une école d’architecture fondée sur le faire, avec des moyens matériels minimums. Cette utopie concrétisée en 1999 a été couronnée par plusieurs distinctions internationales, dont le Global Award de l’architecture durable en 2015. Par ailleurs, le projet de diplôme de Patricio Merino Mella, un pavillon de production viticole artisanale en terre et paille sur une ossature bois, était l’un des 40 finalistes du Terra Award 2016.
La matière d’abord !
L’expérience pédagogique de Juan Román à l’université de Valparaiso ayant convaincu les autorités, il a profité d’une grande liberté lors de la création de la nouvelle école. Ce pédagogue courageux et optimiste est en empathie avec le territoire du Maule et ceux qui l’habitent, mais le chemin original qu’il a emprunté comportait de nombreux risques. Ses étudiants de Talca n’étaient pas issus de l’élite sociale chilienne : enfants de paysans pour la plupart, ils n’avaient aucune culture artistique ni architecturale. Juan Román a donc décidé d’appuyer son enseignement non pas sur la perception abstraite de l’espace, mais sur l’expérience de la matière, la poésie des paysages et l’analyse des constructions vernaculaires et de leur mise en œuvre. La première année est consacrée à ces aspects tactiles, manuels et artisanaux : un atelier sur les matériaux, une expérimentation sur les mesures du corps et une intervention à l’échelle 1. Le processus se prolonge par des workshops de quatre à cinq semaines, organisés au mois d’août afin de pouvoir recruter ponctuellement des professeurs invités. L’équipe de Talca s’est aussi peu à peu enrichie de jeunes diplômés de Santiago ou de Valparaiso, qui ont contribué à l’élaboration du programme. Le cursus se termine par un projet de fin d’études réalisé pour et avec une communauté, qui valorise souvent des matériaux de récupération : palettes, bois flottés, etc.
Les ateliers de première année
L’atelier du Cube est né en mars 1999 d’une intuition de Juan Romà n, alors qu’il se tenait face à ses 80 premiers étudiants : « Apportez un cube de 25 centimètres de côté, fabriqué en matériaux de Talca. » Cette demande inattendue a donné aux participants l’opportunité d’échanger ensuite longuement sur le mode constructif, les relations entre les différents éléments constitutifs et leur composition dans l’espace. L’expérience a montré que les intentions développées dans le projet final étaient souvent déjà présentes dans le cube réalisé six ans plus tôt… L’atelier du Corps, lui, se rapproche d’une performance artistique. Il est issu de l’urgence de créer de l’espace à partir de ce qui se trouve à portée de main : les mouvements sont ainsi figés dans un « contenant ». Cet exercice révèle des expériences vécues par les étudiants avant leur entrée à l’université, et instaure un lien entre l’identité de chacun et les caractéristiques spatiales de l’architecture. La première année se clôt par une intervention à l’échelle 1, réalisée avec des composants légers et bon marché afin de limiter les dépenses. « Dans un groupe de 80 étudiants, explique Juan Román, les réponses se répètent inévitablement. Le travail de l’enseignant est de dire non quand c’est nécessaire, et d’insister sur l’utilisation de formes innovantes et de matériaux variés. Il doit aussi expliquer la différence entre une école d’architecture et une école de construction, et cette vieille histoire que tout professeur de projet doit raconter pour obtenir une réponse novatrice1. » Tous ces exercices sont très proches de la méthode appliquée en première année par Patrice Doat et ses disciples à l’École d’architecture de Grenoble.
Les ateliers d’août
Le Taller de Obras rassemble chaque année au mois d’août des groupes d’environ 30 étudiants autour d’un enseignant, avec environ 300 euros à disposition. Cette sobriété matérielle appelle une abondance d’intelligence et d’astuce, comme cette trame de câbles d’acier portant des parapluies rouges, qui a servi d’action marketing à l’entreprise qui les fabrique. Juan Román ne fait pas dans l’angélisme : « L’atelier d’août n’est ni une œuvre sociale, ni un cours de construction. C’est un exercice académique qui aspire à la complexité. Depuis 2004, les étudiants partent chaque année vers des lieux où ils interagissent avec les habitants, les matériaux et le site. Tous ces ateliers partagent la même hypothèse simple : l’intelligence et l’enthousiasme sont des ressources qui compensent le manque de l’autre ressource clé, l’argent. Les étudiants construisent des places, grandes et petites, éphémères ou permanentes, abstraites ou concrètes. Des places qui sans eux n’existeraient tout simplement pas2. » Les aménagements publics ainsi créés rapprochent les membres de la communauté et renforcent leur sentiment identitaire.
Les ateliers de diplôme
L’approche de Juan Román pour le diplôme est tout aussi pragmatique : « Les plans et les maquettes, qui sont traditionnellement au centre d’un projet de fin d’études, coûtent à chaque étudiant au moins 2 000 dollars et finissent généralement à la poubelle. Il semble peu pertinent de jeter autant d’argent par la fenêtre. Par ailleurs, dans un pays économiquement sous-développé comme le Chili, cette somme peut permettre de construire environ 10 m2, soit un petit projet représentant un problème suffisamment complexe pour confirmer que l’étudiant est prêt à devenir architecte3. » Développé à la fois au sein de l’école et hors les murs, le processus oscille entre principe de précaution et prise de risques, réflexion et action, recherche de qualité et banalisation. La plupart des diplômes sont des interventions dans le paysage : abris, terrasses, belvédères, pavillons pour pique-nique, observatoires de la nature, etc. Ils sont souvent réalisés en bois, parfois en combinaison avec de la terre, mais aussi en béton armé ou en cannettes d’aluminium recyclées, fixées sur une résille métallique afin de former une salle de classe au volume organique. L’université, qui ne joue là qu’un rôle de facilitateur, considère ces aménagements comme une contribution envers la société. Mais elles bénéficient également aux étudiants en leur donnant accès à un petit réseau de décideurs locaux, d’artisans et d’entreprises, qui les aident souvent à décrocher leur première mission en tant que professionnel. Et comme Juan Román l’a fait remarquer lors de sa conférence : « Leur travail fait aussi l’objet d’une médiatisation sans qu’ils aient besoin de dépenser un centime. »
Et maintenant ?
Certains projets n’étaient qu’éphémères, plusieurs ont été détruits par les ravages du temps, mais d’autres, que les habitants se sont appropriés, sont toujours en usage. Leur dissémination a créé peu à peu dans la vallée une culture architecturale contemporaine. Mais Talca se trouvait à proximité de l’épicentre du séisme qui a détruit en 2010 la majeure partie de son centre historique et entraîné d’autres dégâts considérables, physiques et psychologiques. Juan Román, qui va quitter son école pour devenir doyen de l’université, est conscient qu’un premier cycle s’achève. Alors qu’un débat interne assez riche est en cours sur l’évolution de la méthodologie mise au point il y a quinze ans, il a invité plusieurs personnalités à donner leur avis. Marie-Hélène Contal, directrice du développement culturel à la Cité de l’architecture et du patrimoine et co-organisatrice du Global Award, a visité Talca en septembre 2016 dans ce cadre. Elle confirme : « Certains paramètres ont beaucoup changé depuis les débuts. L’urbanisation, l’origine sociale des étudiants ainsi que les conséquences terribles du tremblement de terre sur la région et son économie motivent les enseignants à faire évoluer leur modèle initial, tant pédagogique que professionnel. » Fidèle à l’esprit de Juan Román, l’équipe saura certainement donner un nouveau souffle à l’École de Talca, et participer à la revitalisation du territoire qui l’entoure.
Trois citations de Juan Román (traduites de l’anglais ou de l’espagnol par Dominique Gauzin-Müller) sont tirées de Talca, Cuestión de educatión / Matter of education, ouvrage collectif sous la direction de Miquel Adrià , paru en 2013 aux éditions Arquine : note 1 p. 61, 2 p. 63, 3 p. 99.
Lisez la suite de cet article dans :
N° 250 - Décembre 2016
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