L'architecture des agences d'architecture

Rédigé par Maryse QUINTON
Publié le 04/05/2020

L'agence de SelgasCano à Madrid (2007), immergée dans le paysage

Dossier réalisé par Maryse QUINTON
Dossier publié dans le d'A n°280

Depuis plusieurs années, l’aménagement des bureaux s’est imposé comme un territoire d’expérimentation des nouveaux modes de travail. Qu’en est-il des agences d’architecture ? Que nous apprennent ces lieux où les bâtiments sont pensés, dessinés et conçus ? Si le travail d’un architecte s’appréhende avant tout par sa production, découvrir l’endroit où il exerce son métier n’en est pas moins instructif pour décrypter une pratique, décoder un fonctionnement, éprouver leurs convictions et, dans le meilleur des cas, saisir leur définition de l’architecture.

En 2015, nous nous sommes rendus à Haldenstein dans les Grisons pour interviewer Peter Zumthor. Cette visite fut l’occasion de découvrir, totalement imbriqués, son atelier et sa maison sans limite véritablement marquée. L’architecte suisse, précédé d’une réputation d’ermite, insaisissable et n’aimant pas parler aux journalistes, accueillait donc chez lui, et mêlait allègrement vie privée et vie professionnelle sans étanchéité aucune. Même ses petits-enfants étaient de la partie ce jour-là, jouant au ballon dans le jardin. « C’est comme dans une ferme où la vie et le travail ne font qu’un. Quand je travaille, je vis et quand je vis, je travaille. C’est un luxe que je peux m’offrir Â», confiait-il.

Depuis, il a construit à quelques pas un nouveau bâtiment pour installer ses bureaux, l’occasion de mettre un peu de distance ? Le hiatus entre image renvoyée au monde entier et réalité de son quotidien était pour le moins étonnant. Et semble faire figure d’exception. Car les surprises sont finalement rares tant une agence d’architecture en tant que lieu de travail raconte assez littéralement son, sa ou ses propriétaires, conférant parfois à la caricature. Les agences les plus importantes sont chics et bien rangées. Les jeunes ateliers sont home made et plus détendus. C’est cliché, mais c’est souvent ainsi. Depuis quatre ans, le photographe Marc Goodwin (Archmosphères) essaye de tordre le cou à cet adage. Aux quatre coins du monde, il immortalise les agences renommées mais aussi moins connues (voir interview et portfolio dans les pages suivantes) et s’est fixé comme objectif d’établir un atlas mondial en la matière. Et certaines d’entre elles pourraient bien apparaître sur tous les continents. Un seul exemple : en 2020 (avant la crise du Covid-19), Foster + Partners employait 1 500 collaborateurs répartis dans 18 villes dans le monde, dont 1 200 à Londres dans son navire amiral au bord de la Tamise.

 

Canapés, rooftop et tables de ping-pong

S’il est un métier où accueillir les clients dans un endroit fidèle à l’image que l’on souhaite donner de soi-même, c’est bien celui d’architecte. Mais les cordonniers ne sont pas, on le sait, les mieux chaussés. À quoi ressemblent les lieux où les projets sont pensés et élaborés ? C’est ce que nous avons essayé de découvrir dans ce dossier. Depuis quelques années, les agences d’architecture sortent quelque peu des conventions, efficientes et répétitives, qui ont longtemps dominé dans le domaine tertiaire. Le domaine du bureau est en pleine mutation et, bien que l’on soit encore loin des ambiances surfaites des start-up, les agences n’y échappent pas et questionnent leur propre fonctionnement. Il n’est plus rare d’y voir des tables de ping-pong, des canapés confortables, des « espaces informels pour encourager la créativité Â» ou encore des cuisines collectives pour que les salariés bénéficient de repas équilibrés à faible coût… et ne perdent pas trop de temps le midi. Les rooftops se multiplient tandis que les fêtes sont l’occasion de comparer qui a la plus belle terrasse, le plus beau jardin ou la plus belle vue.

Certaines agences sont devenues célèbres pour leur production mais sont aussi pour leurs locaux. À Gênes, l’agence de Renzo Piano se déploie en belvédère au-dessus de la Méditerranée et accessible par un funiculaire. À Paris, l’ambiance est plus urbaine mais l’agence RPBW peut néanmoins se targuer d’une spécificité bien à elle : son atelier maquettes, ouvert sur la rue des Archives. Il y a quelque temps, l’architecte italien a dû batailler et payer le prix fort pour conserver cette vitrine très convoitée par les enseignes de luxe dans ce quartier très prisé, lorsque le bail est arrivé à échéance. À Madrid, SelgasCano a construit ses propres bureaux en 2007. Photogénique et calibré pour Instagram avant l’heure, le bâtiment semi-enterré immerge les collaborateurs dans la forêt environnante et fait son effet lorsqu’il s’agit de recevoir des clients. Plus récemment, MVRDV a déménagé dans un bâtiment spectaculaire de 2 400 m2 à Rotterdam, entièrement réaménagé par les architectes afin d’exprimer « l’ADN de la famille MVRDV Â». Autre ambiance à Tokyo pour l’Atelier Bow-Wow. Depuis une quinzaine d’années, Yoshiharu Tsukamoto et Momoyo Kajima sont installés dans un bâtiment tout en verticalité qui abrite à la fois leur maison et leur agence. Invisible depuis la rue, il offre des espaces ouverts et illustre l’essentiel de leurs préoccupations d’architectes.

Une agence dit ainsi beaucoup de ses occupants, de son ambition, de sa philosophie, de l’image qu’elle souhaite renvoyer, de l’importance de la hiérarchie, du mode de fonctionnement. Ici, les dirigeants n’ont pas de bureau attitré et partagent l’open space avec tous les collaborateurs. Ailleurs, les associés s’attribuent les espaces les plus prestigieux. L’adresse n’est jamais anodine. Quand TVK a déménagé en 2019 dans le 19e arrondissement parisien aux portes du périphérique, à hauteur de voies ferrées, Pierre Alain Trévélo et Antoine Viger-Kohler ont fait le choix d’une immersion au cÅ“ur de leurs sujets de prédilection. Rien n’est plus instructif que de rendre visite aux architectes sur leur lieu de travail, lequel exprime une philosophie, un rapport au monde et un statut social. Il s’est d’ailleurs imposé comme un moyen de communication au même titre qu’un book ou que le site web.

 

De la nécessité d’un lieu « physique Â»

Qui se ressemble s’assemble : naissent ainsi des rues et des clusters d’architectes : le quartier de la Création à Nantes, la cour des Petites-Écuries à Paris ou encore les Chartrons/Bassins à flot à Bordeaux. Certains s’installent dans des icônes du patrimoine architectural : Martinez Barat dans les « Ã‰toiles Â» de Jean Renaudie et Renée Gailhoustet à Ivry-sur-Seine ou Corinne Vezzoni qui, si elle a déménagé récemment, a longtemps travaillé au sein de la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille.

D’autres ont fait le choix plus radical de s’installer à la campagne, comme Simon Teyssou dans le Cantal ou Bernard Quirot dans le petit bourg comtois de Pesmes. La façon la plus simple d’échapper à la pression foncière mais aussi d’expérimenter de nouveaux territoires. Mais la crise sanitaire actuelle que nous traversons montre, si cela était nécessaire, que le télétravail a ses limites dans le domaine de l’architecture. Tous les architectes s’accordent à dire qu’une fois réglées les affaires courantes, les situations de blocage sont désormais leur quotidien malgré la généralisation du numérique. Manipuler des plans, des échantillons de matériaux, fabriquer des maquettes, échanger en équipe : difficile de faire l’impasse sur un lieu « physique Â» pour mener à bien un projet.

Dans les pages suivantes, nous vous présentons six agences françaises situées à Paris, Lille, Bayonne, Toulouse et Le Rouget, chacune ayant développé une spécificité propre : l’autoconstruction chez BAST, une architecture manifeste chez Simon Teyssou/Atelier du Rouget, une bâtiment-outil pour ChartierDalix, une agence-cuisine pour Lemoal Lemoal, l’importance de l’extérieur et de la transformation chez Béal & Blanckaert et l’intérêt pour la périurbanité chez Patrick Arotcharen. Autant d’illustrations de ce que peut être une agence d’architecture lorsqu’elle est appréhendée autrement qu’un simple lieu de travail.

 

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