La terre coulée, un matériau local et frugal

Rédigé par Matthieu FUCHS
Publié le 01/03/2020

Chantier

Dossier réalisé par Matthieu FUCHS
Dossier publié dans le d'A n°278

L’architecte Matthieu Fuchs, spécialiste des matériaux à faible énergie grise, a déjà réalisé au sein de l’agence nancéenne Mil Lieux plusieurs bâtiments avec des murs en terre : pisé pour la maison de santé de Badonviller et l’IUT de Tarbes ; terre coulée pour la maison des associations de Manom et l’école de Saint-Antonin-Noble-Val. Il partage avec nous son expérience et sa vision de l’avenir de cette technique prometteuse.

D’a : Terre coulée, béton d’argile, béton de terre… qu’est-ce qui se cache derrière ces différents termes ?

Tous expriment la même volonté : proposer un nouveau procédé de mise en Å“uvre de la terre crue au côté des techniques traditionnelles. L’objectif est de simplifier la technicité pour trouver un système constructif adapté à un nombre plus important d’entreprises. En effet, le pisé, très apprécié pour ses qualités esthétiques, nécessite de la part des artisans un savoir-faire important, et cette haute qualification est difficilement compatible avec les contraintes actuelles de budget et de calendrier.

Derrière les questions sémantiques se cachent des pièges pouvant prêter à confusion. Ce qui est important, ce n’est pas le terme, mais la philosophie qui est derrière. Nous cherchons à proposer un produit proche du béton, mais avec un impact écologique réduit. Cela s’inscrit dans un questionnement plus global sur les notions de circuit court, de matériaux locaux et de réduction de l’énergie grise. L’utilisation du terme « béton d’argile Â» ou « béton de terre Â» laisse supposer que le simple remplacement d’un béton de ciment gris par un béton ocre avec un peu de terre solutionnerait la plupart des problèmes. Ce n’est pas le cas. Croire qu’à travers cette technique, on va pouvoir continuer à « bétonner Â» nos villes comme avant est une erreur. Je préfère donc utiliser le terme de « terre coulée Â». Par ailleurs, comme l’explique très justement Romain Anger, directeur scientifique d’amàco, certains industriels à travers le monde se rachètent aujourd’hui une virginité en proposant des produits qu’ils appellent « bétons de terre Â», mais dont la formulation prouve qu’ils sont loin d’être vertueux. 

 

D’a : Quels sont les enjeux autour de la terre coulée ?

Avant de répondre à cette question, il est important de rappeler certains chiffres. À l’échelle mondiale, 7 % des émissions de gaz carbonique proviennent des cimenteries. Environ 40 % de ces émissions sont liés à l’énergie consommée pour la production (la température du four atteint 1 500 Â°C), mais 60 % sont des « Ã©missions de procédé Â» irréductibles : lorsque le calcaire (CaCO3) est chauffé, il libère des atomes de carbone (CaCO) et produit du CO2. Par ailleurs, le volume des sables et graviers dans le béton est d’environ 60 %. Considéré pendant longtemps comme illimité, le sable est aujourd’hui en deuxième position dans les ressources les plus utilisées à l’échelle planétaire, après l’eau. Sous la pression démographique et le besoin en construction neuve, la Chine a utilisé en cinq ans autant de sable que les États-Unis en un siècle.

Ensuite, lorsqu’on parle d’impact global, il ne faut pas oublier la déconstruction et le recyclage des matériaux en fin de vie. Le béton, en particulier s’il est armé, est très difficile à traiter, notamment à cause des armatures métalliques. Le principal enjeu autour de la terre coulée est donc de produire une matière permettant de réduire à la fois la part de ciment et la quantité de sable, tout en proposant un matériau qui redevient un tas de terre en fin de vie du bâtiment. Les recherches sur la terre coulée se concentrent sur ces trois axes de développement.

 

D’a : Pourquoi couler la terre plutôt que la piser ?

Parmi les méthodes de construction en terre crue, le pisé est la technique reine. Il véhicule une histoire, un savoir-faire, voire le génie de l’artisan. Mais la durée de réalisation est longue, il est coûteux (500 à 900 euros/m2 de mur) et dépendant de la météo quand il est réalisé sur site, car il craint le gel. Piser un mur nécessite aussi une main-d’œuvre qualifiée avec une formation spécifique.

Si le pisé est la technique reine, la terre coulée est la technique démocratique. Elle permet d’utiliser tous les outils et procédés employés aujourd’hui par les entreprises de gros Å“uvre traditionnelles : banches, camion-toupie, malaxeur et aiguilles vibrantes. Seule la composition du mélange coulé change. Pour des entreprises de taille moyenne soucieuses de développer un nouveau marché, c’est une formidable ouverture vers des techniques de construction vertueuses. Le temps de mise en Å“uvre est similaire à celui du béton armé et le prix n’est pas beaucoup plus élevé : 200 à 300 euros/m2 contre 120 à 150. Cependant, même si la qualification nécessaire en phase chantier est limitée, la terre coulée demande une connaissance spécifique en phase d’étude, en particulier pour caractériser la terre et réaliser la formulation. Le sourcing pour trouver la matière est une autre étape primordiale. Si on souhaite utiliser une terre de site ou locale, Il faut prévoir 10 000 à 15 000 euros pour le travail de formulation et un mur d’essai.

 

D’a : La terre coulée va-t-elle se substituer à terme au béton de ciment ?

Penser la terre coulée comme un substitut universel au béton est à mon avis une erreur fondamentale. En revanche, c’est la technique de terre crue la mieux à même de réduire l’hégémonie du béton. Il ne faut pas penser la terre coulée comme un produit standardisé, mais comme la valorisation d’une ressource locale. C’est un vecteur de développement d’un territoire avec ses artisans, ses PME, ses gisements et ses centrales à béton existantes, qui peuvent préparer le mélange terre/sables/graviers/eau. On peut établir un parallèle avec la valorisation du bois local, qui dynamise toute une région. La structuration d’une filière de terre coulée locale peut servir à terme d’autres techniques comme le pisé, les BTC ou les enduits. Nous sommes encore trop dépendants des transports. Pour réduire l’impact carbone des bâtiments, limiter l’énergie grise des matériaux est essentiel. Et bien souvent, il suffit de se baisser pour trouver la ressource.

 

D’a : Toutes les terres sont-elles adaptées au coulage ?

Les terres sont composées, en proportions variées, de cailloux, graviers, sables et particules fines appelées silts et argiles. L’idéal serait d’utiliser la terre des excavations du site, mais il faut souvent la retravailler pour adapter la formulation. Le mélange disponible n’étant pas toujours optimal, il peut nécessiter une reformulation de la base, par exemple avec un ajout de sables ou de graviers. Caractériser la terre dès la phase études est donc essentiel. C’est une mission spécifique. La question est celle de la limite : quand est-il justifié de modifier complètement une terre d’excavation si celle-ci ne convient pas ? N’est-il pas préférable d’étendre la recherche pour trouver un autre gisement plus adapté à la technique de construction retenue ?

Nous avons déjà testé deux pistes en considérant un autre aspect de l’écoresponsabilité : la valorisation des déchets. Dans le cadre du chantier de la maison des associations de Manom, nous avons utilisé un déchet de carrière non valorisé : des fines argileuses. Elles ont été incorporées au mélange sables/graviers/eau, à la sortie des camions-toupies. La deuxième solution est d’employer des terres d’excavation de chantier, autoroutier par exemple, ce que nous avons fait pour un bâtiment en pisé à l’IUT de Tarbes. On estime aujourd’hui que ces déblais sont trois fois plus importants que les déchets de démolition, et leur mise en décharge est très onéreuse. Il existe un véritable gisement qu’il faudrait exploiter, comme les terres des chantiers du Grand Paris.

 

D’a : Dans quelles conditions la terre coulée est-elle un choix pertinent ?

L’emploi du béton sera toujours nécessaire pour des ouvrages très spécifiques ou nécessitant une forte résistance à la compression : fondations spéciales, etc. En revanche, il ne faut pas hésiter à employer la terre coulée sous forme de voile intérieur, par exemple pour des murs de refend entre logements. Grâce à l’inertie, le positionnement en cÅ“ur de bâtiment apporte un net confort hygrothermique. Il ne faut cependant pas oublier que la résistance à la compression d’un mur en terre coulée (3 à 5 MPa) est environ dix fois inférieure à celle d’un mur en béton armé (30 MPa), ce qui le rapproche d’un mur en parpaing ou en pierre de taille. Pour compenser cette résistance plus faible, les parois sont généralement plus épaisses.

La maxime « la juste quantité du bon matériau au bon endroit Â» n’a jamais été aussi pertinente qu’en cette période de crise écologique. La terre coulée n’est pas un substitut au béton, mais une technique qui doit accompagner une nouvelle manière de concevoir l’architecture. Le but est de valoriser le béton dans les ouvrages où il est indispensable, et de donner sa place à la terre coulée au côté d’autres matériaux vertueux comme le bois ou la pierre.

 

D’a : Quels sont les domaines d’application ?

Aujourd’hui, 90 % des exemples utilisant de la terre coulée la mettent en Å“uvre sous forme de voiles, porteurs ou non. Martin Pointet, de BETerre, l’utilise aussi sous forme de dalles non porteuses. Dans un bâtiment à Lausanne, il a réalisé une dalle de 10 cm d’épaisseur, armée par une toile de coco noyée dans la masse, avec une chape de mise à niveau de 4 cm et un enduit de finition terre-plâtre. Dans un chalet savoyard, il a incorporé à la dalle une nappe de chauffage de sol. Une solution de plancher bois-terre remplaçant la traditionnelle chape de compression en béton par de la terre coulée pourrait aussi s’avérer intéressante.

 

D’a : Comment se déroule le chantier ?

La terre est acheminée sur site dans des camions-toupies et coulée entre des banches de coffrages classiques. Puis les bulles d’air sont chassées à l’aide d’une aiguille vibrante, comme pour un béton ordinaire. On laisse ensuite sécher le mur au minimum deux à trois jours avant de décoffrer. Pour que le liant hydraulique fasse prise, il convient de mettre l’ouvrage « sous cure Â» à l’aide de bâches polyane. Quelques précautions doivent être respectées. Bien qu’elle soit moins sensible au gel que le pisé, il est déconseillé de mettre en Å“uvre la terre coulée entre novembre et mars : la température nécessaire pour respecter les règles de l’art est de 5 Â°C. Par ailleurs, l’eau est l’ennemie de la terre, comme du bois. Il est donc impératif de poser les voiles sur des rehausses en béton ou en terre coulée chargée à la chaux. Il faut aussi protéger les murs tout au long du chantier, notamment contre le ruissellement, tout en laissant la matière respirer pour éviter le développement de champignons de surface.

 

D’a : Toutes les entreprises de béton peuvent-elles faire de la terre coulée ?

À condition qu’elles soient motivées pour se former et changer leurs habitudes, il n’y a aucune raison pour qu’une entreprise de gros œuvre ayant l’habitude du béton de ciment ne puisse pas mettre en œuvre de la terre coulée. La difficulté, à mon avis, ne se situe pas dans les entreprises mais plutôt dans les centrales à béton. C’est là que se trouve le véritable enjeu, car il faut les convaincre de s’engager dans une nouvelle démarche et d’inscrire une nouvelle formule dans leur process industriel. C’est comme pour les scieries autour de la question du bois local, quand elles doivent apprendre à travailler une nouvelle essence, par exemple le hêtre, alors que pendant des années elles n’ont scié que du résineux.

 

D’a : La stabilisation de la terre coulée avec du ciment est-elle indispensable ?

Le ciment n’est pas ajouté à la terre coulée pour améliorer sa résistance mécanique, mais pour lui permettre de se « tenir Â» après décoffrage. Sans lui, la prise ne se ferait pas, et il faudrait attendre plusieurs semaines pour que le mélange sèche. La part de ciment varie aujourd’hui de 3 à 5 %, soit environ trois fois moins que dans le béton classique, pour une densité quasiment équivalente. Sur le plan strictement comptable, et par rapport aux objectifs énoncés plus haut, c’est déjà très satisfaisant. Il est possible de couler de la terre sans ciment, mais il convient alors de mettre en place une cage d’armatures. Des expérimentations sont menées actuellement pour la médiathèque Jean-Quarré à Paris sur des voiles en terre coulée fibrée, sans ciment ni autre additif, avec des armatures en ganivelles. Sur une proposition de Martin Pointet, les murs seront préfabriqués en atelier, et coulés puis séchés à l’horizontale pour permettre le décoffrage.

 

D’a : La préfabrication est-elle une option intéressante ?

Elle ouvre de nouvelles perspectives de développement en permettant, entre autres, de s’affranchir des contraintes météorologiques. Comme pour le pisé ou le bois, elle offre une meilleure maîtrise des détails, des coûts et de la synthèse entre corps d’état, ainsi qu’une amélioration des conditions de travail des artisans.

 

D’a : Sera-t-il bientôt possible de couler la terre sans ciment et sans armatures ?

Des recherches sont actuellement menées par l’équipe de Guillaume Habert à l’École polytechnique de Zurich (ETH), ainsi que par les acteurs historiques : amàco, CRAterre-ENSAG et INSA Lyon. Certains utilisent des dispersants chimiques (de type plastifiant pour ciment) afin d’obtenir au moment du coulage une terre liquide avec un faible volume d’eau, en empêchant la coagulation des particules d’argile. Un de ces adjuvants minéraux est le silicate associé à l’oxyde de magnésium, qui a la propriété de précipiter le dispersant quelques heures plus tard, accélérant la consolidation de l’argile. D’autres chercheurs travaillent sur des additifs organiques, comme les tanins ou les alginates. L’enjeu est de trouver le bon couple dispersant-solidifiant.

 

D’a : Quelles sont les finitions et textures que l’on peut obtenir ?

Comparée à un mur en pisé, dont la matérialité est forte, une terre coulée est lisse après décoffrage et ne présente pas de lecture en couches successives. En revanche, le concepteur peut apporter sa touche personnelle en proposant un travail sur les banches et en apportant une matrice de finition, comme pour le béton de ciment. On peut également sabler le mur après décoffrage, afin d’obtenir une finition plus rugueuse et brute, ou le travailler comme une sculpture.

 

D’a : Quels sont aujourd’hui les freins à l’essor de la terre coulée ?

Comme pour toutes les techniques innovantes, le premier frein à l’essor de la terre coulée est l’absence de règles professionnelles et d’avis techniques, qui crée une frilosité de la part des organismes de contrôle et des assureurs. Mais la situation évolue sous l’impulsion de différents essais de chantier et d’ATex. Des réticences sont aussi sensibles chez certains acteurs traditionnels de la filière terre, qui considèrent la terre coulée comme une forme de compromission. Cette attitude me semble dangereuse, car ils laissent ainsi le marché aux majors du BTP, qui n’hésiteront pas à déposer un brevet et à proposer une formulation toute faite. Le matériau perdrait alors ses qualités locales et frugales.

 

Abonnez-vous à D'architectures
.

Réagissez à l’article en remplissant le champ ci-dessous :

Vous n'êtes pas identifié.
SE CONNECTER S'INSCRIRE
.

> L'Agenda

Novembre 2024
 LunMarMerJeuVenSamDim
44    01 02 03
4504 05 06 07 08 09 10
4611 12 13 14 15 16 17
4718 19 20 21 22 23 24
4825 26 27 28 29 30  

> Questions pro

Quel avenir pour les concours d’architecture ? 4/6

L’apparente exhaustivité des rendus et leur inadaptation à la spécificité de chaque opération des programmes de concours nuit bien souvent à l…

Quel avenir pour les concours d’architecture ? 3/6

L’exigence de rendus copieux et d’équipes pléthoriques pousse-t-elle au crime ? Les architectes répondent.

Quel avenir pour les concours d’architecture publique 2/5. Rendu, indemnité, délais… qu’en d…