Eric Tabuchi et Nelly Monnier / Atlas des régions naturelles, Vol. 1

Rédigé par Jean-Paul ROBERT
Publié le 09/12/2021

Article paru dans d'A n°295

Une exposition au Centre d’art GwinZegal de Guingamp, dans le Trégor, rend compte de fragments de l’entreprise abyssale dans laquelle s’est lancé ce couple de plasticiens : inventorier par la photographie les choses construites, sans discrimination aucune mais toujours représentatives des régions qu’ils explorent une à une. Le premier volume d’un atlas – sur une trentaine prévue – est publié à l’occasion. Il en ressort un drôle de portrait de notre pays d’aujourd’hui.

En s’arrêtant sur ce que nous avons sous les yeux mais que bien souvent nous ne savons voir ou que nous négligeons de regarder, la photographie joue de sortilèges temporels. Parce qu’elle fixe ce qui est voué ou tend à disparaître et capte ce qui apparaît ou est advenu. Il en est ainsi d’un lieu comme d’une personne. C’est sur ce constat qu’ont été lancés les Observatoires photographiques du paysage par diverses institutions régionales. Ceux-ci missionnent des artistes chargés de déterminer des points de vue qui seront reconduits année après année afin de mesurer changements ou permanences. Ce dont s’écartent Eric Tabuchi et de Nelly Monnier de plusieurs façons. Parce qu’elle se penche sur des objets construits, non sur des paysages. Parce que leurs arrêts sur image pointent un moment donné, un présent chargé de durées. Parce que leur mission ne relève que d’eux-mêmes, selon des règles et un protocole qu’ils élaborent au fur et à mesure de son avancement – sans modifier pour autant le cap qu’ils ont déterminé.

EFFACEMENTS

Cette vacillation temporelle se retrouve dans la notion qu’ils avancent de « régions naturelles Â». Régions dont ils ont dressé carte, et qui correspondent à des unités historiques ou géographiques anciennes. Elles n’ont pas d’existence administrative ni de frontières ni même de définition bien arrêtée. Elles viennent d’un vieux pays lui-même composé de « pays Â». Ce mot qui désigne aussi bien une entité territoriale que ceux qui se reconnaissent entre eux pour y habiter ensemble. Un terroir, donc, avec tout ce que ce mot porte d’ancrage à un sol et une histoire, et une population, forgée par une économie et une culture dépendant de ses conditions de subsistance.

Le couple a placé sa carte des régions sur fond de géologie, manière de rappeler que les constructions dépendent des pays qui les portent, qui les ont produites et qu’elles caractérisent. Si ces régions sont en cela « naturelles Â», elles n’en restent pas moins culturelles. Force est de constater qu’elles sont issues de cultures qui s’estompent, emportées par d’autres échelles, d’autres modes d’échanges.

Ces régions naturelles sont des pays perdus. Bien souvent les objets et les constructions qui les habitent sont des vestiges, des ruines, des choses construites fanées ou fermées, déprimées ou abandonnées. Ils jonchent un territoire comme des témoins du passé, oubliés ou négligés. Pourtant ils demeurent, même quand les raisons pour lesquelles ils ont été produits ont disparu ou que l’économie à laquelle ils répondaient s’est éteinte. Ainsi des matériaux, marqueurs reconnaissables de telle ou telle région, mais depuis déjà longtemps remplacés par des artefacts sans caractère de leur origine. Ainsi encore des fonctions auxquelles ils répondaient – par exemple moulin, minoterie, magnanerie, grange, usine – qui s’effacent quand elles ne sont pas remplacées. Tandis que la production d’aujourd’hui ne relève plus de l’arrangement avec un lieu et du génie d’une région. Elle se pose ici et là avec indifférence, ne cherche plus à durer, se périme rapidement. Son destin est de devenir déchet.

 

EN PIED, À CONTRE-PIED

Nelly Monnier et Eric Tabuchi travaillent avec méthode. Ils cherchent des objets isolés, qu’ils photographient en pied, sous une lumière égale. Si leur point de vue est très élaboré, ils ne portent cependant aucun jugement de valeur sur la matière qu’ils recueillent. C’est là le principal mérite de leur œuvre. Ils donnent à voir un hors-champ du regard, des choses disparates, des choses si banales que nous ne leur prêtons pas attention, ou bien des singularités étonnantes, stupéfiantes, ou déplacées. Leur atlas se parcourt avec bonheur, tantôt relevé typologique, tantôt cabinet de curiosités. Tour à tour tendre, malicieux, étonnant, instructif, il fouette le regard et prend discours, habitudes et certitudes à contre-pied. Abouti dans sa forme, inépuisable quant au fond, il est à la fois achevé et inachevable, ainsi que l’est la réalité.

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