Dominique Marchais |
Le titre que le réalisateur a donné à son film est issu d’un poème de John Donne, compatriote et contemporain de Shakespeare : « Nul homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie… » Belle manière de poser un sujet à la fois politique et éthique, autour de la solidarité, de l’économie, des territoires. En explorant par l’image des situations parallèles en Sicile, dans la province de Catane, en Suisse, dans les Grisons, et au Vorarlberg, en Autriche, Dominique Marchais rouvre des questions cruciales sur ce que peut être bâtir ensemble un monde habitable. |
Déjà , dans Le Temps des grâces,
son premier long métrage sorti en 2010, Dominique Marchais s’interrogeait sur
le devenir de la campagne et du monde agricole, soumis à la modernité
industrielle, à travers les témoignages de paysans de différentes générations.
Avec La ligne de partage des eaux (2014), il suivait les
eaux du bassin versant de la Loire, et rencontrait au long de cette pente
géographique les divers acteurs des territoires traversés, chacun suivant le
fil de son discours sans qu’aucune parole ne croise vraiment celle de l’autre.
Ces enquêtes auraient été seulement documentaires si l’image et le montage ne
les avaient déplacées vers la peinture, la littérature et la poésie qui tous
alimentent le regard et la compréhension de ces mondes. Plus qu’avancer un
propos, ils relevaient d’une attention et d’une écoute pour que puisse se
formuler et se représenter ce qui ne se voit ni ne se dit trop d’eux. Si leur
dimension était politique, c’était au meilleur sens, celui de
l’intellection : soit à ouvrir et comprendre des problématiques, plutôt
que de ramener les problèmes à des discours qu’ils auraient appuyés ou
illustrés. Et s’ils se répondaient, c’est qu’ils étaient tendus par une commune
inquiétude face à l’évolution du cours rural des choses.
Il en va autrement avec Nul homme
n’est une île, troisième volet d’une trilogiein progress.
Dominique Marchais prend parti et s’engage à sa manière auprès de personnes
entièrement impliquées dans les territoires dans lesquels elles vivent et
qu’elles défendent. En Sicile, près de Catane, ville qui dévore, au nom du
profit à courte vue, les terres agricoles parmi les plus belles et les plus
fertiles de la Méditerranée, au pied de l’Etna, là où s’est constituée une
coopérative de producteurs locaux qui ne veulent pas lâcher les leurs. En
Suisse, dans un village montagnard des Grisons, où un architecte et des élus
proposent des lieux et des édifices pour des activités qui se substituent Ã
celles qui disparaissent. Et en Autriche, dans le Vorarlberg, bien connu des
architectes, où une industrie coopérative du bois tourne pour le mobilier et le
bâtiment et où s’expérimentent des formes inédites de démocratie et d’avenir.
GUERRE ET PAIX
Ces situations, ces acteurs, ces histoires
partagent tous des idées présentées dans le prologue du film. Il se situe Ã
Sienne, dans le Palais communal. C’est dans la salle du Conseil qu’en 1338 le
peintre Ambrogio Lorenzetti a élaboré la fresque du bon et du mauvais
gouvernement. Une allégorie, en même temps qu’un portrait de Sienne et de son
territoire, placée sous les yeux de leurs responsables. Sur les parois se
répondent la ville en paix et la ville en guerre. Ici les hommes s’adonnent Ã
leurs travaux et à leurs plaisirs – aux champs et dans la cité. Là règnent
le feu et la destruction, la haine et le malheur, ruines et dévastations. De
même se confrontent deux allégories, l’une du mauvais, l’autre du bon
gouvernement, l’un entouré des vices, l’autre des vertus qui les caractérisent.
La première a un visage, hideux, qui rappelle celui des despotes d’aujourd’hui.
L’autre celui du Bien commun, vers lequel se dirige la cohorte des citoyens
tous au même rang, tous tenant ensemble la corde donnée par laConcordia et
rattachée aux plateaux de la Justitia, l’une distributiva,
l’autrecommutativa, la distributive qui compense les inégalités et la
commutative qui règle les échanges entre égaux.
L’historien Patrick Boucheron, dans Conjurer
la peur, livre qu’il a consacré à ces fresques, en situe les enjeux au XIVe siècle :
le gouvernement communal était menacé par le pouvoir des seigneurs qui
convoitaient la cité (et qui s’en empareront). Dans le film, une autre
historienne, Chiara Frugoni, commente les images, en souligne l’actualité et
insiste sur l’idée qu’avec cette œuvre, pour la première fois, le paysage, le
paysage temporel et non spirituel, devient narratif. LÃ est en
effet la clef du film de Dominique Marchais.
On sait la notion de paysage associée à la
construction des images et à la narration de l’histoire. Pareille
représentation pourrait n’être qu’affaire d’esthétique. Avec les fresques de
Sienne, on comprend qu’avant tout, le paysage est une écographie,
la résultante de l’économie et de l’écologie des territoires qui le façonnent
et lui donnent forme. L’oikos grec signifie le monde que l’on
habite, celui qu’il faut gérer. L’écrire ou le peindre (-graphie), le
connaître (-nomie), le raisonner (-logie) renvoient à la
nécessité de vivre et de vivre ensemble dans un lieu donné avec les ressources
qu’il propose. Habiter le monde, c’est habiter ensemble un territoire, ce qui
pose une question politique et interroge la nature de la démocratie. Voilà pour
le propos de Nul homme n’est une île.
Quant à la forme qui lui donne existence,
il s’agit pour Dominique Marchais, à l’instar d’Ambrogio Lorenzetti, de
raconter par l’image en mouvement, avec le pinceau de sa caméra, les situations
qu’il a choisies, les histoires qu’il a recueillies et la fable morale qu’elles
dessinent. Les plans qu’il assemble dans le film sont de natures différentes.
Les uns sont des tableaux, composés et cadrés comme tels. Ils sont fixes,
immobiles, ne frémissent qu’au passage du vent. On pourrait les dire
archaïques. Ils renvoient à la peinture, et rappellent nombre de plans des
films de Pier Paolo Pasolini, construits eux aussi comme des peintures.
PLANS FIXES ET PANORAMAS
Dans une émission de 1974 pour la
télévision italienne (Pasolini et la forme de la ville) le cinéaste se
montre en train de cadrer un plan de la ville d’Orte, dans le Latium. Comme
toutes les villes d’origine étrusque, elle est en situation défensive, et
épouse la forme du promontoire rocheux sur lequel elle est établie. Pasolini
explique que, pour peu qu’il cadre serré, son image montre la ville dans la
perfection absolue de sa forme. Mais s’il dézoome et élargit le cadre, les
immeubles récents qui l’entourent la défigurent et ruinent cette perfection. La
construction de l’image est signifiante. Marchais, dans ses paysages composés,
montre des tableaux contemporains, où la beauté antique des territoires
travaillés de main d’homme est rongée par les artefacts contemporains. C’est unconstat,
sans autre sujet que la disposition des choses.
D’autres plans sont de longs panoramiques
latéraux : ils balaient un territoire qui n’est plus composé comme peut
l’être un tableau perspectif, rapporté à celui qui le construit de son point de
vue. Il ne s’agit plus de paysage, mais de panorama contemporain. La caméra
accompagne le regard qui glisse en suivant une automobile, un camion, un
avion : tous objets qui signifient le mouvement, l’irruption de l’ailleurs
dans l’ici, et la fuite de l’ici vers l’autre part. À l’image de l’économie
contemporaine, où les échanges, déterritorialisés, sont à l’échelle des
continents. Ces plans-là exposent la réalité contemporaine.
C’est le balancement entre ces deux types de plans, fixes et mobiles, qui
explicite visuellement les logiques économiques contradictoires qui sont
l’objet du film : les unes, solidaires, à la fois ancrées, locales et
tissées entre elles, européennes, les autres, mortifères, indifférentes aux êtres
et aux lieux.
Viennent les témoins, qui parlent de leur
vie, de leurs actes, de leurs engagements. La caméra se fait alors mouvante, Ã
l’épaule, elle les montre, les accompagne, les suit, se tourne vers ce qu’ils
désignent, dialogue avec ces interlocuteurs. Ceux-ci sont les mangeurs de pain
d’Homère, de vraies personnes, prises dans les nécessités de leur vie, et
animées par le bien commun. Pour eux, pour nous, nul homme n’est une île. Le
film se clôt comme il a commencé : par un panoramique sur la fresque de la
cité et de la campagne en paix, où les personnages sont solidaires et non
solitaires. Et le mouvement qui les anime et entraîne la caméra vient de la
ronde qu’ils dansent en musique, comme les a peints Lorenzetti.
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