Le décalage entre l’importance qu’accordent les architectes au rôle de leur art dans la société et celle que celle-ci leur accorde leur a toujours paru incommensurable. Ce malentendu se manifeste dès l’enseignement de la discipline : un élève en école nationale supérieure d’architecture coûte par exemple beaucoup moins cher à l’État qu’un étudiant en sciences humaines (réputées mal dotées) à l’université. Dès 2012, la ministre de la Culture Aurélie Filippetti avait pourtant lancé une ambitieuse consultation sur l’enseignement de l’architecture. Rendu en 2013, le rapport qui en était issu pointait la nécessité d’une réforme visant à aligner le système des études d’architecture sur celui de l’Enseignement supérieur, refondant la gouvernance des écoles en leur octroyant plus d’autonomie et plus de postes d’enseignants titulaires ou associés. Il instituait surtout le statut ̶ donc les missions – d’enseignant-chercheur, à qui l’on demandait ainsi de mener des travaux de recherche. Ce faisant, il était prévu qu’il assure annuellement, comme ses collègues de l’enseignement supérieur, 192 heures de cours et non plus 320 heures, comme ce qui se faisait (soit 30 % de plus). En février 2018 étaient publiés les décrets d’application de cette réforme tant attendue.
Las, deux ans plus tard, la situation a empiré. La réforme conférait aux écoles de nouvelles missions, pour être plus en prise avec leur environnement (collectivités territoriales, établissements d’enseignement supérieur et de recherche, profession, formation permanente, nouvelles formations spécialisées, lutte contre les discriminations) et de s’ouvrir à l’international, notamment en renforçant les échanges Erasmus. Cette mise à niveau est très exigeante, notamment au regard des critères du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCÉRES), qui évalue et accrédite (ou non) les écoles. À ce chantier chronophage s’ajoute, avec la réforme, la suppression du concours national annuel de recrutement des enseignants titulaires au profit de jurys locaux, école par école, avec toutes les difficultés que représentent la constitution et la tenue de sessions respectant des contraintes de composition quasi irréalisables (le système est prévu pour l’université, dont la masse critique est cent fois plus importante). Le problème est que, malgré des engagements précis (en nombre de postes d’enseignants et de personnel contractuel, de locaux et de subventions), l’État est loin d’avoir tenu ses promesses.
Situation inédite dans l’enseignement de l’architecture depuis 1968, devant l’impossibilité de remplir leurs nouvelles missions, tous les conseils pédagogiques et scientifiques des 20 ENSA et le CNECEA1 se sont mis en grève administrative depuis la mi-février ; les AG se multiplient dans les écoles et des actions ont lieu, comme celle qui a vu des étudiants et leurs enseignants brûler des maquettes devant le ministère de la Culture le 4 février dernier.
Le gouvernement aurait pourtant tout intérêt à montrer qu’on peut lui faire confiance sur les moyens qu’il dit engager pour l’application des lois et décrets qu’il avance, à l’heure de la levée de boucliers contre la réforme des retraites. L’enjeu de l’enseignement de l’architecture peut certes paraître moins crucial, mais en commençant par tenir ses engagements au lieu de brandir systématiquement le spectre de Bercy, le ministère pourrait commencer à endiguer la terrible vague de suspicion dont il est aujourd’hui l’objet, et montrer concrètement que, oui, la France considère l’architecture comme un bien public.
1. Conseil national des enseignants-chercheurs des écoles nationales supérieures d’architecture, instance paritaire qui assure le suivi de la présélection puis la carrière des enseignants-chercheurs.
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