Orphisme au jardin d’acclimatation
Lorsque les dividendes coulent à flot, d’aucuns investissent dans un yacht aux îles Caïmans lorsque d’autres préfèrent se payer une "folie" et la partager avec tous ceux qui désirent en profiter. Comme chez les Condottieres florentins ou sous Louis XIV, on peut y déceler une forme de mégalomanie, voire d’indécence à l’heure de la crise, mais regrette-t-on Versailles ou les palais des Médicis ? Et si le secteur privé semble désormais prendre l’initiative sur la puissance publique en matière culturelle, est-ce vraiment à lui qu’il faut le reprocher ?
Avec l’ouverture de la fondation Louis-Vuitton dans le Bois de Boulogne, tous les questionnements économiques et sociaux qui animent quotidiennement les architectes paraissent éludés. Mais faudrait-il pour autant réduire le bâtiment de Frank Gehry à la bulle spéculative de la starchitecture et se priver non seulement d’un plaisir d’architecture mais aussi d’une réflexion sur l’art de construire ? La puissance de la technologie est certes aujourd’hui telle que tout paraît désormais possible si l’on y met le prix. Toute notion de rationalité constructive ou d’échelle en est-elle pour autant abolie ?
À l’encontre des a priori que la fondation Louis-Vuitton ne manquera pas de susciter, sa découverte révèle une dimension high-tech inattendue, une telle exacerbation des forces et des articulations qui l’animent qu’elles en font un moment d’architecture inouï. Si le projet naît bien d’une série de maquettes en papier froissé, comme si toute idée de constructibilité en était d’emblée exclue, le résultat ne se réduit pas à l’agrandissement de ces premières esquisses comme si une photocopieuse 3D en avait généré une copie monumentale. Plutôt que de contraindre la constructibilité à une forme arbitraire, les meilleures œuvres de l’architecte canadien semblent davantage relever d’une forme d’idéal : de la beauté des formes, une rationalité constructive, un langage peuvent être déduits. Gehry, le dernier des poètes orphiques ?
Emmanuel Caille