Un livre, de multiples lectures
par Christian Sumi
Ce livre qui réunit les textes de Bruno Reichlin sur Le Corbusier est le résultat de longues années de recherche, mue par sa curiosité insatiable et son impertinence à vouloir voir les choses telles qu’elles sont – et non telles qu’on voudrait qu’elles soient. Deux volumes à paraître seront consacrés aux textes qui abordent des thèmes fondamentaux de l’architecture du XXe siècle : la spatialité, la fonction et la tectonique et réunira, entre autres, ses textes sur Eileen Gray, Jean Prouvé, Max Bill, Philip Johnson, les frères Perret ou encore Carlo Mollino ou Luigi Moretti.
L’architecte Bruno Reichlin est l’un des théoriciens de l’architecture les plus influents de ces dernières années. Lors de ses collaborations successives avec Fabio Reinhart, puis avec Eraldo Consolascio, Marie-Claude Bétrix et Santiago Calatrava, il a également construit des bâtiments reconnus par la critique internationale : la casa Tonini à Torricella (1972-1974), la transformation et l’extension de l’usine Sferax à Cortaillod, le bâtiment industriel Berani à Uster (1982) ou encore le centre de distribution d’Ernsting’s family à Coesfeld (1985).
En parallèle, Reichlin a théorisé sans complaisance, au plus près de la profession. Les méthodes de projet sont analysées en tant qu’instruments critiques, elles sont généralisées, étayées par un édifice théorique largement fondé dans la critique artistique et littéraire et dans les sciences humaines. Il a ainsi incité toute une génération d’architectes à se confronter à des questions théoriques.
Le titre de l’ouvrage, la « solution élégante », renvoie au mathématicien Henri Poincaré (1854-1912). Une démonstration mathématique est élégante lorsqu’elle emprunte le chemin le plus court, sans détour superflu. La notion d’« œuvre ouverte » empruntée à l’écrivain et sémioticien Umberto Eco (1932-2016) décrit la relation de l’œuvre d’art à son récipiendaire. Dans un sens plus étroit, transposé à l’architecture, cela signifie par exemple le passage d’une structure contraignante à une structure ouverte. Le concept d’intertextualité est lui emprunté à la critique littéraire et notamment aux essais de Roland Barthes (1915-1980). Bruno Reichlin applique ce concept à l’architecture et démontre que l’œuvre « s’inscrit toujours dans le contexte d’autres artefacts », comme dans le cas de l’hôpital de Venise, projet pour lequel l’intertextualité recouvre non seulement la pratique autoréflexive de Le Corbusier, mais aussi l’ensemble de son atelier et de ses jeunes collaborateurs et de leur proximité au Team 10.
L’œuvre elle-même est mise « au centre » dans le discours de Reichlin, elle exige donc qu’on s’y engage, qu’on l’écoute, qu’on s’y perde. Cela relativise le classement référentiel et la comparaison transversale contextuelle des projets. Finalement, la somme des analyses et les différents modes d’existence de l’objet architectural doivent être « architecturés » en un tout, au sens traditionnel du terme.
Ce texte est un extrait d’une recension publiée en allemand dans la revue Werk, Bauen+Wohnen, n° 3, 2023.
Oui, et pour plusieurs raisons : la critique architecturale telle qu’elle était pratiquée à l’ETH à Zurich manquait de fondement. Elle relevait de discours impressionnistes, était établie sur de nombreux clichés issus du modernisme et renvoyait à des critères stylistiques qui m’échappaient. Il y avait peu de place pour la réflexion et la rationalité. Bernhard Hoesli, le compagnon de route de Robert Slutzky pendant les années des Texas Rangers, était la seule exception avec ses critiques aussi incisives que féroces. Son approche m’a marqué durablement.