Au-delà du Rationalisme (2/2) : Trois remarques sur la situation contemporaine

Rédigé par Dominique LYON
Publié le 17/10/2021

OMA, Jussieu, Two Libraries, Paris, 1992.

Dossier réalisé par Dominique LYON
Dossier publié dans le d'A n°293

Premièrement, les matériaux communément utilisés sont moins riches et leurs possibilités d’assemblage sont limitées par de strictes prescriptions techniques et par la faiblesse des budgets qui laisse peu de place à l’intelligence constructive. La base expressive de l’architecte rationaliste en est réduite d’autant. Certains prennent acte de cette réduction de registre pour transformer leur architecture en leçon de « réalisme Â» ou de « frugalité Â». Ils courent le risque que le moindre geste échappant à la stricte économie paraisse superflu et que l’appauvrissement soit considéré comme un surcroît de vertu. Si le dépouillement prend comme argument de coller à la réalité nue pour en tirer des raisons imparables, il trouvera avantageux de réduire le réel à sa plus simple expression, de le dépouiller de sa complexité.

Deuxièmement, la question se pose de la présence de l’ornement. Traditionnellement, il est un contrepoint qui enrichit le message du rationalisme. Or plus aucune convention ne règle ce vocabulaire autrefois savant, riche et relativement convenu. Savons-nous aujourd’hui concevoir un tel ajout qui approfondisse le sens du bâtiment ? Sommes-nous capables d’ajouter à une architecture un motif, qui enrichisse sa perception et contribue à son attrait ? Trop souvent les inscriptions – formules, titres ou textes â€“ apposées sur les bâtiments sont hors de propos et les images ou les formes adjointes paraissent artificielles et maladroites. Il y a là une perte de savoir-faire dont le rationalisme pâtit.

Ce registre expressif mérite d’être repensé pour éviter que l’architecture s’en remette à l’abstraction, à une métaphysique de l’espace qui pose l’architecte en « créateur Â», en détenteur de la puissance du vide ; posture qui limite l’intelligibilité de son bâtiment, à rebours de l’ambition première du rationalisme.

Troisièmement, l’état de notre société, réputée fragmentée, est devenu insaisissable. On la sonde mais on ne se risque plus à lui fixer un horizon. Tout mouvement architectural théorise son rapport à la société et aspire à améliorer ses conditions d’existence. Il le fait en lui offrant des avantages, du confort par exemple, mais aussi des représentations qui valorisent l’image qu’elle se fait d’elle-même. La modernité des années 1950-1960 et le renouveau architectural en Espagne et aux Pays-Bas dans les années 1990 y ont réussi. Toute architecture témoigne du souci que nous prenons à notre établissement et contribue ainsi à la connaissance de nous-même. Néanmoins, il arrive souvent qu’une part active de la société n’adhère pas à ces préoccupations et que le politique retranscrive cette résistance dans des règles ou des slogans qui heurtent l’intelligence architecturale. On comprend alors que certains d’entre eux, par une sorte d’orgueil, se replient sur une position élevée d’où ils dispensent des exemples de raison claire et constante correspondant à une société raisonnable.

Mais si ces architectures portent peu d’attention aux attentes contradictoires qui se manifestent dans l’instabilité sociale, ne risquent-elles pas de perdre une part essentielle de leur raison d’être ? Elles suggèrent que notre société fragmentée demande à être réconfortée par la répétition de formes simples formant repères. Est-ce bien le cas ? Ne revendique-t-elle pas, au contraire, la remise en cause des représentations dominantes et une meilleure prise en compte des différences ?

Face à ces contradictions, si l’on veut faire évoluer l’idée du rationalisme, sans se départir de sa rigueur intellectuelle, il convient de revisiter ses principes, après en avoir nommé les limites.

 

Les limites du système de justification

En citant des archétypes, en aspirant à des formes supposées « objectives Â» et en évoquant la nécessité constructive, les architectes rationalistes cherchent des raisons profondes d’avoir raison. Cependant, en trouvant des justifications dans ces notions surplombantes, ils les entourent d’une « aura Â» qui tient plus de la métaphysique que de la rationalité. Car la raison est moins une abstraction qu’un processus : un exercice toujours renouvelé qui se pratique en élaborant des arguments sensés et en les articulant suivant une chaîne quasi logique d’arguments. Elle est stérile quand elle se limite à appliquer des présupposés disciplinaires, utile quand elle se pose des problèmes. Par exemple, si l’architecte questionne le rôle des principaux éléments architecturaux (la structure, l’enveloppe, les circulations, les éléments servants, les fluides, etc.) jusqu’à reconsidérer leur potentiel, il peut trouver de nouvelles raisons de faire qui relèveront l’intérêt de l’architecture.

Deux illustrations de ce processus. D’abord, de manière sans doute trop ironique pour notre sensibilité actuelle, James Stirling à fait de ce questionnement un jeu savant, plein d’intelligence, d’humour et de sensualité. Ses bâtiments, notamment la Neue Staatsgalerie de Stuttgart, articulent des éléments marqués par différents moments de l’histoire de la discipline (le mur, la colonne, l’ossature, le remplissage, la fenêtre, la rampe…) et ils les confrontent aux conditions contemporaines afin de créer des distorsions. L’ensemble montre une grande force plastique, affiche une belle cohérence intellectuelle, questionne le goût moderne qui valorise l’abstraction et constitue un récit.

Rem Koolhaas fait preuve quant à lui d’une raison plus froide quand il interroge le rôle des éléments architecturaux. Pour son projet de la BNF, les espaces servants (les magasins) ne sont plus des éléments subordonnés. Ils déterminent le principal de l’architecture et les parties nobles de la bibliothèque y creusent leur place. Le projet renverse la hiérarchie courante. Dans sa proposition pour la bibliothèque de Jussieu, le sol, les circulations verticales et les plafonds forment une surface continue, alors qu’ils sont généralement organisés en plans distincts. Dans l’ambassade des Pays-Bas à Berlin, l’escalier principal ne magnifie aucun grand hall d’entrée comme les conventions l’imposeraient ; il disparaît en tant qu’élément autonome. Il fuit pour courir à travers la masse bâtie puis il reboucle sur lui-même et toutes les pièces du programme s’y greffent.

Ces manipulations purement architecturales sont issues de démarches parfaitement articulées où l’exercice de la raison vient déranger l’ordre des lieux communs, qui sont l’endroit même où la raison s’épuise. Sans doute l’avenir du rationalisme passe-t-il par la remise en cause des notions d’archétype, de nécessité et d’objectivité.

 

Les limites de l’indifférence au travail de la forme

Dans notre société hautement organisée et contrôlée, toute forme architecturale qui réussit à être bâtie dans l’espace public a le pouvoir d’exprimer, à un moment donné, notre intelligence collective. Elle livre un état de nos aptitudes. Cette responsabilité, l’architecte la partage avec son client, son producteur.

Par exemple, le Centre Pompidou à Paris donne l’impression d’une société ouverte, portée à se renouveler en s’engageant dans un projet ambitieux. Projet que ses architectes et les institutions culturelles ont su formuler. Le Centre Pompidou à Metz, qui partage la même ambition, réussit moins bien à communiquer cette dynamique et peine à constituer une référence dont on puisse se prévaloir. La ville, ses habitants peuvent s’estimer frustrés d’un potentiel inexploité.

Les formes architecturales sont révélatrices elles informent sur notre système. Les connaissances qui peuvent être tirées de ces productions ne se limitent pas à la compréhension de problèmes strictement architecturaux. Quand des architectes et des producteurs font le choix de la rigueur architecturale et de la retenue expressive, quelle idée de notre société donnent-ils ?

Pour répondre, aidons-nous d’une comparaison. Considérons l’opération de logements des Hautes-Formes, livrée en 1979 par Christian de Portzamparc et la RIVP. Ses formes variées composent une sorte de théâtre. Elles veulent offrir, en réduction, l’expérience inépuisable de la ville dense. L’image que ce bâtiment donne de nous-même, a contrario de celle, plus uniforme, promue par le mouvement moderne, est celle d’une société faite de différentes possibilités de vie qui cohabitent et forment un tout. Ici, pas de trame génératrice qui installe le neutre au motif qu’il rend tout possible. Il s’agit plutôt, à l’échelle de cette opération, d’augmenter raisonnablement les possibilités d’expérimenter la condition urbaine. Assumer des différences, marquer des singularités, c’est, quand il s’agit de loger les gens, une manière d’accorder de l’importance à l’intimité, en garantissant le pouvoir d’être soi, plutôt que tout.

Pareillement, Balzac a donné l’image saisissante de la société de son temps, cette « comédie humaine Â», en décrivant les différents types qui la constituaient, en s’attachant aux différentes formes de vie, aux différentes apparences, en les opposant pour en restituer la vitalité conflictuelle, sans en idéaliser aucune.

En regard, l’architecture rationnelle dépouillée donne l’idée d’une société qui se satisfait de formes simples, communes, relativement neutres. Une société qui ne chercherait pas à investir dans de nouveaux récits, mais plutôt à vivre librement et également sans qu’on lui raconte des histoires.

Une société qui voudrait concilier les différences.

Un modèle vient à l’esprit. Celui du gratte-ciel new-yorkais que décrit Rem Koolhaas : une enveloppe indifférente, purement pragmatique, capable d’abriter toute l’énergie de la ville par l’empilement des programmes les plus divers. Des lieux transformables aussi afin de sécuriser la rente immobilière. Cette figure architecturale est produite par une société américaine violente, portée par un capitalisme survitaminé, dérégulé, où les différences extrêmes se côtoient sans s’effacer, où une grande liberté d’établissement est permise.

L’architecture rationnelle se garde de faire référence à ce modèle de société. Plus consensuelle, elle fait néanmoins une promesse similaire : le pragmatisme pur, qui exige la neutralité formelle et la réversibilité, offre les conditions bien suffisantes pour que la vie s’installe sans contrainte, sans rien perdre de sa dynamique.

Reste que, dans notre société très organisée, remplir de vie l’architecture dépend moins du laisser-faire ou de la spontanéité sociale que d’une compétence spécialisée, adossée au politique : l’ingénierie sociale. Cette expertise est nécessaire à l’architecture rationnelle dépouillée, qui valorise le neutre et l’indéterminé, plus qu’à aucune autre. Ce d’autant qu’elle est transparente, qu’elle laisse transparaître « la vie Â» et que le politique, organisateur du social, a besoin de visibilité. L’image visée est celle d’une société créative et pacifiée. Pacifiée parce que sublimant ses différences en diversité. Pacifiée parce que créative. Pour satisfaire cette image idéale, on va jusqu’à inventer des programmes où la participation et l’échange sont de rigueur, au risque de créer une sociabilité artificielle : locaux partagés, potagers participatifs, maison des projets…

Dépasser la rationalité, c’est accepter les conflits. C’est reconnaître que les différences réclament des formes. C’est nommer les tensions, décrire les dissemblances, puis les constituer en un récit sensé. C’est toute une histoire.

 

Les limites de la recherche de raisons communes

Implicitement, l’architecture rationnelle dépouillée adresse un message politique : ses formes claires sont conçues pour ne pas gêner la fabrique du social. Elles rendent possible l’appropriation, l’auto-organisation, et restent ouvertes aux évolutions sociétales du fait de leur réversibilité. Cette position évoque une société « inclusive Â», adepte du consensus, capable de gérer les tensions causées par des ambitions divergentes et par des différences de culture ou de styles de vie. Une société qui n’a pas besoin de trop d’autorité supérieure pour s’organiser dans la durée, qui a appris à réguler ses passions et qui serait donc rationnelle, à l’instar de l’architecture.

Cette position politique est illustrée par des images de simples constructions légères évoquant la spontanéité, cohabitant dans de grands espaces isotropes, transparents, ponctuées de plantes en pot et de mobilier sans prétention. Une vie légère, un bonheur communicatif, une grande liberté. Sans doute, si la société n’est pas arrivée à ce stade d’harmonie, il est dans la nature même du métier d’architecte d’estimer que ses réalisations peuvent influer heureusement sur les comportements.

Pour autant, aucun architecte n’ignore que le corps social remet en cause les manifestations de l’autorité, relativise les savoirs et reste traversé par des tensions. Il constate que des groupes, constitués en minorités, exigent d’être reconnus selon leurs spécificités. Cette tendance vers plus de diversité réclame d’enrichir nos représentations. Elle concerne donc l’architecte qui doit intégrer ces tensions dans le registre de ses arguments.

Est-il suffisant de définir l’idée du commun à partir de la neutralité, au motif qu’elle ne contraindrait personne ? Ne faut-il au contraire enrichir le vocabulaire des formes architecturales pour satisfaire la multiplicité des attitudes et des situations ? Quoi qu’il en soit, l’architecture rationnelle dépouillée adopte une position intéressante : face à des demandes contradictoires, à la complexité croissante, à l’incertitude, elle s’en remet à une structure générale, moderne, qui nous est familière, plutôt qu’à l’attitude postmoderne qui exploite les particularités, au risque de la confusion.

 

Le général est préférable au particulier, c’est l’argument fort du rationalisme. Il se trouve que cette opposition peut être dépassée dans le cadre même du rationalisme. Il suffit de changer de posture en cessant de considérer la société à partir de généralités.

La société n’a pas besoin qu’on la considère en général : elle s’exprime très bien en particulier et ne manque pas d’interroger directement l’architecte. Pour entendre ce qu’elle formule, il suffit de considérer attentivement la situation précise dans laquelle l’architecte est placé à chaque projet. Toute une manière d’être de la société s’y révèle crûment à travers le programme, les réglementations, l’état de l’espace public et du patrimoine, le budget, l’attitude des différents acteurs et leurs ambitions… Le réel se manifeste là, et c’est toujours différent, toujours particulier ; mais dans le même temps cela forme un ensemble suffisamment fourni pour constituer l’expression d’une part significative de la société, du général.

Cette expression est la seule que l’architecte puisse entendre précisément, la seule dont il peut parler en connaissance de cause. S’il ne discerne pas ce qui se joue là de conflits, d’absurdités, de potentiel et de poésie ; s’il n’y voit pas la possibilité intrinsèque d’un réarrangement, d’une actualisation ; s’il n’y trouve pas les moyens de satisfaire une demande latente de changement ; s’il ne saisit pas la part de vitalité propre à la société qui s’y manifeste ; s’il n’en tire pas directement et exclusivement ses raisons d’agir, alors les raisons qu’il se donne n’auront rien de général. Elles pourront se référer à des préconceptions, à un ordre préétabli, à la discipline architecturale par exemple, mais ne sauraient être fondées en général, vis-à-vis de la société.

Un architecte attentif à sa situation, à cet état de la société auquel il est confronté, peut nommer ce qui s’y joue de tensions et d’opportunités. Il acquiert ainsi des connaissances pouvant être considérées comme suffisamment objectives pour que les raisons d’agir qu’il en tire soient fondées dans une part de réalité. L’architecture qui procède de cette intelligence échappe au flou des lieux communs et trouve les moyens de dépasser les conditions ordinaires qui sont si prégnantes. Elle est proprement stimulante. Elle est curieuse du général et s’en inspire pour produire une expérience particulière.

Ce processus fondé sur la raison (l’observation conduit à la connaissance, qui offre des raisons d’agir) produit une double critique : celle du rationalisme (il ne se soumet pas à sa discipline) et celle de l’organisation sociale (il la débarrasse des faux-semblants pour l’épanouir). Il s’agit alors d’un rationalisme critique. Ses arguments ne sont pas utilitaristes (le neutre permet tout, la réversibilité garantit l’avenir, la frugalité est une nécessité…), ils sont par nature politiques parce qu’ils interprètent ce qu’ils comprennent d’une dynamique sociale.

Toutefois, le caractère général des arguments que se donne l’architecte se trouvera confirmé uniquement si ses raisons peuvent être débattues. Les arguments architecturaux doivent pouvoir être discutés et évalués par des personnes intéressées, informées des complexités de la situation, préoccupées par l’intérêt général et éventuellement dotées d’une responsabilité politique. Pour alimenter le débat, les raisons de l’architecte ne reposeront sur aucune métaphysique (le beau, l’espace, l’ordre, l’archétype, la vérité…), sur aucun impératif disciplinaire qui passerait pour incontestable et elles éviteront de reprendre les éléments de langage que le politique aime produire et que trop d’architectes s’approprient trop vite. Si ses arguments, ses mots correspondent aux choses qu’il dessine et s’ils alimentent les débats d’idées, alors son architecture s’en trouvera objectivée, elle ne sera pas réductible à la subjectivité de l’architecte.

 

Les limites du principe de rigueur

Le rationalisme, qui donne l’idée de la rigueur, repose nécessairement sur une méthode constante, qui par la répétition en assoit le principe. Les formes qui en résultent ne subissent ni les caprices de l’actualité ni ceux des affects. Elles s’installent dans un temps long et valorisent le sentiment de permanence, où résident, idéalement, des vérités premières. Et comme la simplicité de ses formes l’éloigne de ce qui pourrait être pris pour de la séduction trompeuse, il passe pour détenir une part de ces vérités.

Pourtant, on peut avancer, sans être relativiste, qu’en dehors des sciences exactes – dont l’architecture ne fait pas partie â€“ il y a plusieurs modes possibles d’exposition de la vérité. La vérité d’une architecture, ou plutôt son absence de tricherie, ne doit pas grand-chose à l’idée de permanence. Elle dépend de la justesse de son argumentation et du rapport exact entre la forme et ces arguments.

L’argumentation est juste si elle sait intégrer les éléments du réel qui s’imposent à l’architecte. Elle est rigoureuse si elle donne un sens à ces éléments en les articulant dans une sorte de récit cohérent. Les formes « vraies Â» expriment cette construction intellectuelle et comme elles ne dépendent pas du vocabulaire resserré du rationalisme, elles peuvent surprendre : en témoignent les réalisations de Kazuo Shinohara dernière période, et celles d’OMA.

A contrario, la part de vérité que revendique le rationalisme tient dans ce qu’il ne crée pas de surprise et repose principalement sur ce qui est considéré comme solidement établi, remontant d’une fondation. Au point que certaines architectures rationnelles nous touchent particulièrement quand elles sont établies profondément au sein d’un état précédant toute forme de récit articulé, dans une sorte d’innocence ou de non-engagement. Elles appartiennent au registre des « formes fortes Â» qui sont ancrées dans notre normalité, dans notre quotidien, et composent la matière de nos souvenirs communs. Des formes issues d’un monde fortement organisé : celui du travail, de l’industrie, de la ville urbanisée. Des formes pragmatiques, qui composent une réalité nue, dont la présence impressionne sans jamais renvoyer à la dimension individuelle mais se réfère à une force supérieure à la fois pesante et désirée, à un destin commun, au sein duquel se reposer.

L’attirance que ces formes exercent aujourd’hui auprès des architectes est paradoxalement liée au potentiel que conserve dans nos esprits la part vive de fantaisie que nous savons être en nous et que nous préférons contraindre. Leur attrait viendrait autant de leur présence simple et incontestable que de la discipline que nous nous imposons de ne pas exprimer notre singularité alors même qu’elle nous remue toujours. D’où le recours au concept psychanalytique « d’inquiétante étrangeté Â» que certains (Diener & Diener, Peter Märkli, Éric Lapierre) utilisent pour qualifier ces formes « archétypiques Â» quand ils leur font subir une légère déformation, une subtile aberration, une déviation mesurée dont ils attendent un effet de coup de tonnerre dans le cours de la normalité consentie.

La rigueur serait ce qui subsiste quand on coupe ce qui pourrait surgir depuis notre for intérieur. Reste à savoir si à la rigueur de l’expression correspond la rigueur intellectuelle. Pour l’esprit rigoureux, rien ne va de soi, tout est problématique et l’architecture, mise sous tension, fait bouger les lignes.

 

Les limites du plan libéré

Le plan libre est une promesse paradoxale. Celle de vivre libre sans la contrainte du plan. Pour s’alléger, le plan libre se marque d’une trame légère de points porteurs et se débarrasse des murs, des clôtures, afin que les occupants se confrontent moins à des formes qu’à eux-mêmes, sans pour autant s’attacher à des lieux qui sont conçus pour être réversibles.

Ces plans, rendus dynamiques par un jeu de lignes fines, prennent une belle qualité graphique. Des biais, des courbes tendues produisent des tensions dans la régularité de la trame et préfigurent des zones d’intensité, des secteurs de condensation sociale : des zones plutôt que des formes. En contrepartie, ce sont les occupants, par les figures qu’ils composent, qui constituent le corps de l’architecture en donnant de la chair au plan. Le concepteur adopte ici une attitude bienveillante, son pouvoir s’exerce à distance, sous une forme neutre pour ne pas gêner cette animation.

Ces dispositions peuvent correspondre à notre époque, qui est à la recherche de nouvelles formules démocratiques : consultations citoyennes, participation, référendum, etc. Ce plan libre est-il libératoire ? Rompt-il les cadres qui nous brident ? À ces questions de très belles réponses ont été apportées.

Le plan libre de Le Corbusier est une scène vidée, un plateau nu qui rend possible la construction de machines architecturales spectaculaires. La libération par le théâtre des émotions. Le plan libre de Mies est un lieu cérémoniel qui vise au sublime. La libération par l’élévation. Le plan libre de Cedric Price préfigure les grandes machines de l’industrie des loisirs et de la culture. La libération par la communion festive. Le plan libre de Superstudio est une abstraction. Des personnages oisifs qui ne participent à aucun système le parcourent. Ils passent, et leur assemblée se limite au noyau familial, à la cellule primitive. La libération par le retour à un en deçà de la culture. Le plan libre de Constant, trop imposant, indispose l’irascible Debord qui lui préfère la dérive dans les mille replis de la ville historique, continuum d’expériences encore ouvert aux marges. La libération par l’esprit de révolte et par l’alcool. Le plan libre de l’architecture rationnelle dépouillée ne vise aucun au-delà, ne célèbre aucun désordre, ne témoigne d’aucun excès. Il est avant tout pragmatique, réaliste : à la neutralité il associe la liberté d’établissement et le désencombrement de l’esprit. C’est une opération troublante.

N’est-ce pas des lieux communs dont il faut se libérer ? N’est-ce pas la diversité des expériences architecturales qui stimule l’esprit ?

Comment un projet, éclairé par la raison, peut-il aboutir à une formule générale face à la multiplicité des circonstances dont il est entouré, alors que c’est bien l’humain qui est le moteur des circonstances ? La vocation humaniste de l’architecture ne consiste-t-elle pas à mettre l’humain, le sensible, leurs variations, au centre du projet, plutôt que la raison constructive ?

Comme si notre intelligence architecturale ne nous portait pas, avant toute autre considération, à résister à l’uniformisation du monde, aux formes vides que le système économique produit en toute puissance et dont s’accommode trop souvent le politique. Toute-puissance du vide. Nécessité d’y opposer des récits et des formes.

Pour illustrer un lien possible entre plan libre et diversité des formes, considérons le plan de la banque d’Angleterre à Londres, conçu par John Soanes entre 1791 et 1833. La richesse de ses dispositions offre une palette d’expériences architecturales et, pourtant, c’est l’idée d’un tout qui s’impose. L’impression qui prévaut est celle d’un bâtiment qui ne s’épuise pas. Son plan continu composé de formes multiples rejoint l’idée première des plans tramés : « tout est possible Â». Mais ici la liberté est liée à la variation, à la stimulation des sens. Elle n’est pas une abstraction, c’est une métaphore de la vie.

On peut objecter que ces formes particulières sont encombrantes quand le plan libre promet d’être réversible à souhait. Tout bâtiment est transformable, la plupart ont été transformés. Mais, que gagne-t-on à la transformation ? Le neutre, le générique se transforme en même ; le gain est économique.

Transformer un bâtiment marqué par des formes « dépassées Â» n’offre-t-il pas aux fonctions qui les investissent la possibilité de sortir des normes ? Ce que l’on gagne, ce sont des expériences nouvelles, qui dépassent l’ordinaire.

 

Dépasser le rationalisme

Avant de se manifester dans un objet architectural, le rationalisme est un discours. Les raisons qu’il se donne relèvent d’une construction intellectuelle, d’une narration, qui emprunte à la rhétorique afin de raconter sa part de vérité : ici, il s’agit de convaincre de la possibilité de réguler notre environnement et les passions qui s’y rattachent, à partir des principes généraux qui viennent d’être évoqués. Trouvant en elle-même ses propres justifications, cette proposition rappelle le discours militant qui entretient un rapport engagé avec la réalité et comme détaché de ses éléments contradicteurs. Ce strict récit est affaibli par ce biais, comme il l’est du fait qu’il ne saurait s’appuyer fermement sur des vérités tangibles, ou des nécessités premières (les domaines de la construction et de la durabilité sont évolutifs et restent fortement dépendants des circonstances).

La première qualité du rationalisme consiste à faire correspondre discours articulé et formes architecturales. On apprécie et l’on apprend du rationalisme quand on réalise que l’architecture gagne à procéder d’une narration, d’une stratégie narrative. Dépasser le rationalisme oblige à changer l’élaboration de son discours.

 

Pourquoi vouloir dépasser le rationalisme ?

Pour ouvrir le registre des arguments fondant les formes, en toute rigueur. On fait évoluer le rationalisme si, en conservant sa rigueur déductive, on intègre dans la narration des faits et des circonstances pris, non pas dans le corpus limité qui constituerait le dedans de l’architecture, mais autour de l’architecture, au sein de la situation où elle baigne, précisément, et à laquelle il faut bien attribuer le nom de réalité. Pas la réalité en général, mais celle qui se manifeste au plus près de l’architecte et dont il s’agit de produire une représentation cohérente, qui fasse tenir les faits ensemble, dans une sorte de destin commun que l’on imagine stimulant.

Le mode narratif donne un sens aux modalités du réel, qui paraissent triviales, fluctuantes et contradictoires. Il les articule dans une suite raisonnée, construit des enchaînements, établit un ordre, une logique, et produit des raisons qui gagnent en objectivité dès lors qu’elles sont tirées des situations réelles.

La qualité d’une architecture vient de l’intelligence du récit qu’elle porte et des récits qu’elle inspire. Les architectures muettes sont sans qualité, leur platitude ou leur vanité déprime l’esprit : on préfère ne pas en parler et ce silence nuit à l’architecture.

L’architecture dépend du langage : de ce que l’on raconte de ce que l’on sait de ce qui nous entoure et nous presse. Le langage est l’outil créatif le plus souple et le mieux adapté pour établir les raisons d’être de l’architecture en conformité avec notre situation, avec notre état dans le monde. Il ouvre un registre infini aux dispositions architecturales.

Faire dépendre l’architecture de l’ordre du discours, de l’expression verbale logiquement construite, garantit contre les approximations et les lieux communs, évite le recours à la métaphysique et rend inopérante la redondance propre aux convictions militantes. L’échange des idées architecturales est ainsi rendu possible ; le débat peut s’engager, qui sert la promotion de la culture architecturale et affermit l’autorité de l’architecte face à ceux qui la contestent ou l’ignorent.

Cette dynamique intellectuelle rigoureuse constitue un rationalisme critique, car c’est bien de la réalité dont elle fait le récit, et si elle ne critique pas la réalité, elle trouvera peu à dire.

 

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