Marché couvert de Saint- Dizier (Haute-Marne), Studiolada architectes. Cintre en bois lamellé-collé des grands arcs des pignons du marché couvert |
Dossier réalisé par Stéphane BERTHIER Deux chantiers de construction en pierre massive en cours de réalisation montrent, par leurs programmes différents, un aperçu assez complet des enjeux du renouveau du matériau dans le contexte de production contemporain. Ils mettent en relief les atouts et les limites d’un mode constructif à la fois ancien et nouveau. |
Deux projets éclairent nos problématiques de construction en pierre : l’un est situé dans les Yvelines, l’autre en Haute-Marne. L’Agence Eliet&Lehmann réalise, en tant qu’architecte et promoteur, un immeuble mixte constitué de 59 logements, de bu- reaux et d’une maison médicale à Versailles, près de la gare des Chantiers. Leur démarche constructive est proche de celle de Fernand Pouillon qui revendiquait simplicité et efficacité. À Saint-Dizier, Studiolada termine un marché couvert qui s’inscrit dans un programme urbain de revitalisation du centre-ville. Ses arcades en pierre renouent avec une tradition ancienne d’édifices d’exception au cœur des villes. Les grands arcs des pignons présentent une portée exceptionnelle de 23 mètres qui a nécessité des études d’ingénierie poussées pour se réapproprier et actualiser un savoir quelque peu tombé dans l’oubli.
Ces deux chantiers ont en commun d’avoir rapidement posé la question de la disponibilité de la ressource et de la capacité de la filière pierre à répondre aux exigences de calendrier d’une opération de construction contemporaine, dont le rythme est habituellement défini par les outils industriels de la filière du béton et de la disponibilité immédiate de ce matériau. Le temps de production de la pierre massive, de son extraction en carrière à la fabrication de blocs taillés sur leurs six faces, impose une nouvelle forme d’anticipation.
Un approvisionnement tendu
À Saint-Dizier, les architectes de Studio-lada ont bénéficié d’un stock de blocs marchands déjà extraits des carrières d’Euville et de Savonnières, propriété de Rocamat, pour approvisionner les 335 m3 du chantier. Par chance, ces deux carrières situées dans l’est de la France, relativement proches du chantier, correspondaient à la volonté des architectes de réaliser leur édifice en circuit court. À Versailles, Eliet&Lehmann ont fait appel aux carrières de Noyant dans l’Oise mais aussi à celles de Fontvieille et des Estaillades dans le Midi pour parvenir à approvisionner leur chantier à défaut de trouver le complément dans le bassin parisien. Les 1 800 m3 de pierres nécessaires pour réaliser ce projet sont à rapprocher des 7800 m3 de capacité de production annuelle de la carrière de Noyant1. Cette comparaison donne une idée assez claire de l’enjeu de la disponibilité de la matière première aujourd’hui dans la mesure où les huit dernières carrières exploitées dans le Bassin parisien ont des capacités relativement similaires2. Mais le choix de la pierre n’est pas seulement un sujet de disponibilité et d’esthétique; toutes les origines ne se valent pas du point de vue constructif. Entre les pierres tendres, fermes, dures, gélives ou non gélives, les résistances mécaniques et les conditions de mise en œuvre ne sont pas les mêmes. La qualité de la pierre dit sa position dans l’édifice.
Ces exigences compliquent encore l’équation de l’approvisionnement. Il faut souligner que le temps d’extraction et de transformation du matériau est nettement plus long que le temps de pose. Il convient donc, très en amont du démarrage des travaux, de s’assurer de la disponibilité des blocs. À un temps de chantier réputé plus court s’ajoute cependant un temps de transformation important car, comme aime à le rappeler Gilles Perraudin, une pierre de taille est un « élément de béton naturel préfabriqué ». De plus, les emprises de chantier en milieu urbain sont souvent réduites et imposent un approvisionnement à flux tendus car tous les blocs nécessaires à la construction ne peuvent pas être stockés sur place. Le tryptique extraction-transformation-pose doit alors être réglé avec précision car les vitesses d’exécution de ces trois tâches ne sont pas les mêmes.
Mixité des matériaux
Un second enjeu de la construction en pierre massive réside dans la maîtrise de la mixité des matériaux. À Versailles comme à Saint-Dizier, les éléments de pierre ne constituent que les façades. Les 59 logements d’Eliet&Lehmann sont réalisés avec une ossature en béton, tandis que la toiture et la plateforme du marché couvert de Studiolada sont constituées de charpentes métalliques. En outre, dans les deux cas, les murs maçonnés sont renforcés de chaînages en béton armé, à la verticale comme à l’horizontale. Ils reposent sur des soubassements eux aussi en béton afin de protéger la pierre des rejaillissements de la pluie et des remontées de capillarité.
Bien que l’obligation de réaliser des chaînages verticaux soit contestée par de nombreux acteurs, il n’en demeure pas moins que la réglementation en vigueur s’applique, à défaut d’alternatives reconnues. Elle implique donc un autre niveau d’interface, au sein même des parois, et nécessite des tailles et carottages des pierres en bonne coordination avec l’étude d’exécution du béton armé. La réalisation simultanée de ces ouvrages mixtes, dont les vitesses d’exécution peuvent être différentes, demande aussi une certaine habileté de coordination des tâches. Il faut donc relativiser une situation en trompe-l’œil : les immeubles de logements publiés dans ce numéro doivent être présentés comme des immeubles dont la façade est en pierre plutôt que comme des immeubles en pierre. La part du béton armé y reste très majoritaire si l’on songe aux volumes que représentent les fondations, les planchers, les refends et les circulations verticales. Pas de quoi y voir une ré volution dans nos manières de construire mais plutôt une variation sur l’enveloppe. Le sujet porte donc essentiellement sur l’interface entre des façades en pierre porteuse et le reste de la construction qui demeure conventionnelle.
Agir avec des règles incertaines
Les règles qui régissent actuellement la construction en pierre massive sont celles énoncées dans le DTU 20.1 « Ouvrages en maçonnerie de petits éléments ». Elles concernent directement les constructions en parpaings ou en briques alvéolaires mais sont peu adaptées à la construction en blocs de pierre. Jean-Marc Weill, ingénieur de la structure du marché couvert de Saint-Dizier, précise par exemple avoir travaillé en étroite collaboration avec l’entreprise SNBR et le bureau de contrôle afin de trouver les bons consensus au travers des différentes interprétations possibles de la règle. La modélisation même du comportement structurel fut un sujet d’étude et de recherche de consensus. Les ingénieurs ont d’abord redécouvert l’épure de Méry, du nom de l’ingénieur français qui inventa au XIXe siècle une méthode de statique graphique pour dimensionner des arcs en pierre. Puis cette première approximation fut affinée avec les outils de calcul modernes pour intégrer les efforts du vent et les effets de variations thermiques et pour fournir des justifications normalisées.
La construction en pierre ne dispose pas encore d’outils de modélisation et d’un cadre normatif tout à fait adaptés aux spécificités du matériau et nécessite de faire quelques analogies et extrapolations pour anticiper son comportement. À Saint-Dizier, l’aide du CTMNC3 – qui s’est chargé de sonder les qualités mécaniques des pierres mises en œuvre afin de s’assurer qu’elles ne comportaient pas de fissures ou de vices cachés – fut aussi un élément de garantie supplémentaire, compte tenu des efforts importants que subissaient les voussoirs des grands arcs. Nul doute que l’accumulation des expériences finisse par donner aux acteurs de la construction des informations suffisamment étayées pour constituer un corpus de connaissances actualisées et pour réécrire de nouvelles règles spécifiques à la pierre, mais les chantiers actuels ont encore valeur d’expérimentation.
Se réapproprier une culture constructive
L’émergence au XXe siècle du béton armé et de ses règles de calcul numérique a privé les architectes de leur culture constructive au bénéfice du corps des ingénieurs civils. La continuité des aciers comme la plasticité du béton ont dissocié conception architecturale et mode constructif. Un voile de béton se résume désormais à deux traits épais et continus dans le dessin de l’architecte. Ce qu’il y a à l’intérieur de ces deux traits, la manière dont les franchissements ou continuités perpendiculaires se construisent n’est plus informée par le dessin architectural. En revanche, une construction en pierre, parce qu’elle est faite d’éléments indépendants les uns des autres, exige de réintégrer le mode constructif dans le dessin. Avec la pierre (comme avec le bois), il ne s’agit plus tant de construire un dessin que de dessiner une construction.
Le mode constructif fait alors partie de l’expression architecturale, par son calepinage qui règle les hauteurs de lits sur les hauteurs d’étages, qui rythme les ouvertures, les voussoirs des arcs ou les linteaux. Ces éléments architectoniques impriment leurs marques au dessin. Par exemple, la forme en S des voussoirs des grands arcs de Saint-Dizier est une décision technique qui augmente la surface de contact des joints compte tenu de la résistance à la compression de la pierre utilisée, mais elle devient aussi un motif architectural. De même, le calepinage des murs est le fruit d’itérations entre la taille des blocs qu’on peut tirer de la carrière en conservant une certaine crédibilité économique et les méthodes et outils de pose des maçons, en cohérence avec les intentions de projet. La période d’incertitude réglementaire favorise cette réappropriation constructive au travers des discussions entre les acteurs. Peut-être est-ce heureux, car nous sommes sans doute plus créatifs lorsque nous nous savons en danger que lorsque nous nous croyons en sécurité derrière des règles établies.
Les métiers de la pierre sur les chantiers
Exit donc les banches et leurs mannequins de bois, négatifs des ouvertures dans le voile de béton. Place aux maçons qui assemblent et ajustent des blocs en les liant, soit au plâtre comme à Versailles, selon la tradition parisienne, soit au mortier de chaux mélangé à la poussière de découpe des pierres comme à Saint-Dizier, parfois à la colle bien que cette méthode soit critiquée parce qu’elle crée des lits étanches à la vapeur d’eau alors que la pierre calcaire lui est perméable. Place aussi aux charpentiers, qui à Saint-Dizier ont réalisé les cintres en bois nécessaires à la mise en œuvre des arcs. Place enfin aux Compagnons du devoir et à leur maîtrise de la stéréotomie. Nous pourrions dire que là où les technologies du béton étaient des technologies industrielles qui simplifiaient les savoir-faire du chantier grâce à un gros investissement dans l’outil, le retour des matériaux traditionnels comme le bois ou la pierre réhaussent le niveau de qualification des compagnons sur le chantier, dont la bonne exécution repose davantage sur leurs savoir-faire. Si le renouveau de la construction en pierre interroge la disponibilité de la ressource naturelle, il questionne aussi les ressources humaines à une époque où les jeunes générations boudent les métiers du bâtiment.
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