« In solidum » : jusqu’à quel point l’architecte doit-il être solidaire ?

Rédigé par Christine DESMOULINS
Publié le 29/06/2023

Michel Klein, directeur général adjoint de la MAF

Article paru dans d'A n°309

Michel Klein, directeur général adjoint de la MAF, revient sur des condamnations in solidum disproportionnées à l’encontre des architectes mieux assurés que certains de leurs partenaires dans l’acte de construire. La clause d’exclusion des condamnations in solidum permet d’y échapper. Reconnue par des arrêts en Cour de cassation, prendra-t-elle un jour valeur de loi ?

D’a : L’obligation in solidum remonte à 1892. Quelle est son origine ? 

Il s’agit d’une création jurisprudentielle par un arrêt de la Cour de cassation du 11 juillet 1892 qui la définit ainsi : « Quand il y a participation de plusieurs à un fait dommageable, la réparation doit être ordonnée pour le tout et contre chacun, s’il est impossible de déterminer la proportion dans laquelle chaque faute a concouru à produire le dommage subi par la partie lésée. » Comme l’obligation solidaire, elle concerne une pluralité de débiteurs dont chacun est tenu pour le tout envers le créancier à la différence qu’il n’y a aucun engagement solidaire prévu contractuellement. 


D’a : Quel est le sens de cette jurisprudence ? Quelle différence y a-t-il avec l’obligation solidaire ? 

L’obligation in solidum est née de la jurisprudence pour contourner l’exigence d’une stipulation expresse de solidarité imposée par l’article 1 202 du Code civil (voir encadré n° 1). Pour que les débiteurs d’une obligation soient solidaires entre eux, il faut en effet un accord de volonté express manifesté par une stipulation expresse de solidarité, c’est-à-dire une clause contractuelle qui prévoit la solidarité aux dettes dans le contrat. Pour qu’il y ait obligation in solidum, il faut que l’obligation de chacun des débiteurs soit la même (ils doivent avoir concouru à l’entier dommage) et que le créancier puisse réclamer l’exécution de l’obligation indifféremment à l’un ou l’autre des débiteurs. 


D’a : Quels sont les principaux effets d’une condamnation in solidum ? 

Le créancier peut poursuivre chacun des co-obligés à payer toute la créance. Si un seul membre de la maîtrise d’œuvre est solvable, l’insolvabilité des autres co-condamnés peut entraîner la prise en charge totale des indemnités par celui-ci, même si sa part de responsabilité est faible. Il devra alors se retourner contre les autres, ce qui n’est pas sans aléas notamment pour les réclamations en cours de chantier ou pour des dommages ou conséquences dommageables (immatériels consécutifs, par exemple) ne relevant pas de l’assurance décennale obligatoire. 


D’a : Pourquoi ce dispositif expose-t-il particulièrement les architectes ? 

Cette pratique judiciaire s’étant généralisée, l’architecte est souvent, plus que tout autre constructeur, la victime de ces condamnations. Les juges le voient comme « le chef d’orchestre » même si le métier a bien changé depuis le temps des cathédrales. Par voie de conséquence, la MAF, son assureur, est aussi impactée. L’architecte est pourtant entouré d’intervenants multiples. Le partage des responsabilités et le rôle des uns et des autres doivent donc être mieux évalués en regard de la répartition des missions. Quant à la notion de devoir de conseil, elle doit être retenue avec parcimonie. 


D’a : Qu’avez-vous fait pour remédier à cet état de fait ? 

Depuis une dizaine d’années, la MAF a pu faire reconnaître la validité de la clause introduite dans les contrats d’architecte prévoyant que les condamnations in solidum étaient exclues (voir encadré n° 2). Cette clause ne vise pas à réduire les conséquences d’une faute de l’architecte. Elle a en revanche pour objet de faire peser sur ce dernier uniquement les conséquences de ses propres fautes et non plus celles des autres intervenants : cette clause n’est donc pas une clause limitative de responsabilité mais bien un engagement du maître d’ouvrage de faire supporter à l’architecte sa seule responsabilité. 

Les décisions de justice peuvent s’appuyer à la fois sur cette clause et sur les limites de la mission de l’architecte. Comprenant mieux la réalité du monde de la construction, les juges rappellent désormais que la direction de l’exécution du contrat de travaux (DET) n’implique pas une présence permanente de l’architecte. L’in solidum reste cependant une épée de Damoclès. Si souvent la responsabilité de l’architecte est retenue de façon très minime (5 ou 10 %), les effets d’une condamnation in solidum lui vaudront en effet une prise en charge à 100 % si seuls lui et son assureur sont solvables. Ces condamnations sont souvent basées sur un pseudo-devoir de conseil aux formulations assez souvent irrationnelles du type : « Vous auriez pu donner un conseil évitant telle ou telle chose… » 

Il est totalement anormal que par le biais d’une condamnation in solidum un architecte tenu légalement à une obligation de moyen soit amené à assumer, au travers de sa solvabilité financière, les fautes d’entrepreneurs non assurés et insolvables soumis, eux, à une obligation de résultat. Par ce mécanisme, l’architecte supporte des obligations exorbitantes car il n’est pas le réalisateur de l’ouvrage et n’est en aucun cas redevable d’une obligation de résultat. 

Un maître d’ouvrage ne doit pas non plus compter sur la condamnation in solidum pour sécuriser son projet de construction. La clause d’exclusion de solidarité est donc une façon d’intéresser davantage la maîtrise d’ouvrage à son programme d’assurance et au choix d’entrepreneurs présentant des garanties suffisantes pour assumer l’opération. 
 

D’a : Comment la jurisprudence appréhende-t-elle cette clause ? 

Cette clause qui ne créait pas de déséquilibre entre les parties n’est pas considérée comme abusive au regard du code de la consommation. Un travail de longue haleine de la MAF a conduit à un arrêt de la Cour de cassation datant du 19 mars 2013 qui retient la validité de cette clause. La Cour de cassation ayant relevé « que les premiers juges étaient tenus de respecter les dispositions contractuelles des parties », elle a statué que la clause d’exclusion de solidarité était valable. L’architecte n’a donc été condamné qu’à payer les condamnations en fonction de sa part de responsabilité, indépendamment de la solvabilité des autres intervenants responsables et condamnés. 


D’a : Mais depuis 2013, la jurisprudence a encore évolué… 

Depuis 2013, les juridictions appliquaient la clause sans réserve. Un arrêt du 14 février 2019 rendu par la troisième chambre de la Cour de cassation a même fait l’objet d’une publication au Bulletin permettant de qualifier cette jurisprudence de constante. C’est par un arrêt du 25 mai 2023 que la troisième chambre de la Cour de cassation est venue nous apporter un éclairage complémentaire en validant l’application de la clause d’exclusion de la condamnation in solidum dans une affaire opposant un architecte à une société hôtelière. 

Plusieurs moyens étaient soulevés par la société hôtelière. Le principal était que l’exclusion de l’obligation in solidum de l’architecte, en cas de dommage auquel il a contribué par son manquement contractuel, crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat, notamment lorsqu’il a été chargé d’une mission de maîtrise d’œuvre d’exécution. L’application d’une telle clause fait peser sur le maître d’ouvrage non professionnel le risque d’insolvabilité des coauteurs du dommage auquel l’architecte a contribué par ses manquements contractuels. Le plaignant considère que cette exclusion est abusive et doit être réputée non écrite ; notamment au regard l’article L. 132-1 du code de la consommation. La Cour de cassation répond que le contrat ayant un rapport direct avec l’activité professionnelle du maître de l’ouvrage, celui-ci ne peut être considéré comme un non-professionnel dans ses rapports avec le maître d’œuvre, ses compétences techniques dans le domaine de la construction important peu. De la sorte, les dispositions précitées ne sont pas applicables et la clause doit trouver application. 

Cet arrêt est très important. Il applique le principe selon lequel les stipulations contractuelles excluant les conséquences de la responsabilité solidaire ou in solidum d’un constructeur à raison des dommages imputables à d’autres intervenants sont valides. Le juge doit donc les appliquer notamment entre professionnels. 

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