Chantier dangereux
Le chantier tel que nous le connaissons a-t-il encore sa place dans le processus de mise en œuvre de l’architecture ? Confronté au productivisme de l’économie financiarisée, à la numérisation des échanges d’informations ou à la disparition progressive de la force de travail dans les processus de production industriels, on en conclurait facilement à l’irrémédiable obsolescence des valeurs liées au chantier. Il est vrai que l’aléatoire, l’approximation, l’assujettissement au climat, l’astreinte physique, le sale, le doute et le recommencement sont des choses auxquelles notre société, ivre de rentabilité à court terme, paraît vouloir échapper chaque jour davantage. Nombreux sont pourtant les architectes qui se font de ce moment du projet une mystique les exposant aux pires tourments : la conscience de leur incapacité à maîtriser davantage de savoir-faire de plus en plus complexes, la crainte d’une faillite engendrée par les responsabilités juridiques croissantes ou l’amère solitude de se retrouver le dernier concerné par des objectifs de qualité qui iraient au-delà des certifications ! Que dire également de la dangereuse disproportion entre le temps passé et le taux de sa rémunération ? Pour toutes ces raisons, beaucoup d’autres architectes, lassés de cet héroïsme, se sont d’ailleurs détourné des missions de chantier. Mais force nous est de constater que les réalisations qui retiennent notre intérêt ou notre admiration sont toujours le fruit d’une forte implication personnelle des maîtres d’œuvre sur le chantier. Cependant, si architectes et ingénieurs veulent préserver ce temps précieux de la genèse de l’architecture, ils devront en repenser la nature et l’organisation au sein de la démarche conceptrice du projet.
Au-delà de la recherche souvent narcissique du détail parfait, si le temps de construction peut devenir celui d’un engagement de tous les partenaires autour de questions aussi bien sociales, politiques que techniques, alors le chantier peut également être en cela un lieu de résistance à la tyrannie du consumérisme et de la productivité aveugle.
Emmanuel Caille