Avasara academy, Pune in India. Case Design (Samuel Barclay Anne Geenen) architectes |
« FREESPACE représente la
générosité spirituelle et le sens de l’humain que l’architecture met au centre
de ses propres préoccupations, concentrant l’attention sur la qualité même de
l’espace. » Tels sont les premiers mots du Manifesto de Yvonne
Farrell et Shelley McNamara commissaires de la seizième Mostra internazionale
di Architettura de la Biennale de Venise. « Générosité spirituelle », « sens de l’humain »,
« qualité même de l’espace » : la recherche de ces qualités a donc guidé
les choix des deux commissaires d’une exposition qui cherche à promouvoir comme
un nouvel « humanisme architectural ». De ces choix, Yvonne
Farrell et Shelley McNamara s’en expliquent non seulement dans leur Manifesto,
mais encore à propos de chaque architecte ou artiste exposé, ce qui permet souvent
de préciser leurs intentions, c’est-à -dire de comprendre les idées ou
l’idéologie sous-jacente de l’exposition. |
Dès le Pavillon central, « a meeting with remarkable
buildings » est proposé, une collection de bâtiments de Rogelio Salmona, Alejandro
Della Sota, Jean Renaudie, Angelo Mangiarotti, Jean Prouvé, Auguste Perret,
Luis Barragan, etc., pour plusieurs d’entre eux des représentants de ce qui, Ã
une époque récente, aurait été appelé une « autre modernité ». Plus
loin, poursuivant ses investigations concernant l’architecture milanaise, Cino
Zucchi nous fait découvrir tous les aspects de l’ensemble réalisé par Luigi
Caccia Dominioni, Corso Italia à Milan. Plus loin encore, trois édifices sacrés
du Suédois Sigurd Lewerentz font l’objet d’une présentation détaillée. Enfin,
le soin est laissé à Carlo Scarpa, lui-même « autre moderne » s’il en
fut, d’exposer les projets pour Venise des maîtres Frank Lloyd Wright,
Le Corbusier, Isamu Noguchi et Louis I.Kahn : Robert McCarter reprend les éléments de
l’exposition « Quatro progetti per Venezia » que Scarpa réalisa
en 1972. Indubitablement, ces choix participent à la création d’une ambiance,
qui sera encore confirmée par la visite de la Corderie de l’Arsenal.
Cette ambiance est marquée, de façon générale, par le
retrait ou sinon même l’effacement de deux préoccupations. D’une part,
l’effacement de la préoccupation relative aux développements contemporains des
moyens numériques et à leurs influences ou leurs conséquence sur la production
architecturale : pas d’inquiétudes ni d’interrogations à ce sujet. D’autre
part, le retrait des préoccupations urbaines : quand on se déplace dans
l’ensemble de la Mostra, aux Giardini comme à l’Arsenal, nous pourrions souvent
croire que les grandes villes et leurs banlieues n’existent pas, avec ce
qu’elles entraînent de phénomènes sociaux inédits, ou qu’elles ne sont pas des
sujets d’interrogation pour cette Mostra. Enfin, si la seizième Mostra di
Architettura se préoccupe de façon privilégiée de questions sociétales,
anthropologiques pourrait-on même dire, on peut cependant remarquer que sont
très rares les évocations d’un phénomène qui touche l’ensemble du monde, et pas
seulement l’Europe occidentale et le bassin méditerranéen, à savoir les
phénomènes irrépressibles des migrations de populations.
Autant dire que la seizième Mostra s’intéresse au local, pas
au global.
La distinction de l’architecte historien Kenneth Frampton
comme Lion d’or de cette Biennale nous rappelle qu’il défendit l’idée du
« régionalisme critique » au début des années 1980. C’était au moment
où les développements internationaux de l’architecture moderne suscitaient la
critique, en même temps qu’émergeait une nouvelle génération d’architectes,
dont certains sont présents à la Biennale 2018, notamment Aurelio Galfetti,
Alvaro Siza et Mario Botta.
Frampton prenait alors appui sur les propos du philosophe
Paul Ricoeur qui, dès 1961, posait la question : « Comment
se moderniser, et retourner aux sources ? Comment réveiller une vieille
culture endormie et entrer dans la civilisation universelle. » Et Frampton
précisait alors : « Le
propos fondamental du Régionalisme Critique est d’amortir l’impact de la
civilisation universelle au moyen d’éléments empruntés indirectement aux particularités propres à chaque lieu. » A voir la Biennale 2018, la
question ne serait-elle pas demeurée sensiblement la même ?
« FREESPACE invite à réexaminer nos modes de
penser, stimulant de nouvelles façons de voir le monde et d’inventer des
solutions pour lesquelles l’architecture procure le bien-être et la dignité de
chacun de cette fragile planète », disent
Yvonne Farrell et Shelley McNamara dans leur
Manifesto.
« Nouvelles façons de voir le monde » : le regard sera donc notamment porté
aux territoires dans lesquels les projets s’inscrivent, à leurs
caractéristiques et aux ressources qu’ils fournissent. L’exemple même d’une
telle approche pourrait être donné par l’école présentée par Case Design, architectes
de Mumbai, à l’entrée de la Corderie : l’Avasara Academy est une
réalisation qui tire parti des données environnementales aussi bien que
sociales ; elle trouve les accents brutalistes d’une construction possible
avec les moyens locaux, sans sophistications excessives.
Nous
aurions donc affaire à une philosophie du proche.
En
effet, les points de vue sont effectivement proches ; ils ne surplombent
pas les réalités ; ils ne se rapportent pas à des grands principes; si
dogme il y a, il est soft et les
demandes sont cool. L’attention se
porte donc aux pratiques sociales et à leur diversité ; elle se porte aux matériaux
et à leurs usages, mais des matériaux souvent « ordinaires » ;
elle se porte encore aux modes de réutilisation qui évoquent des problématiques
de bricolage, comme les privilégient les Barcelonais Eva Flores et Ricardo
Prats, par exemple. En comparaison, la proposition de Sanaa paraît à côté du
sujet, comme celle de Toyo Ito, qui assure ici un service minimum. Ces deux dernières
propositions font partie des quelques dispositifs spatiaux et perceptifs, qui
semblent vouloir inventer des expériences nouvelles, mais le sont-elles
vraiment ?
La
philosophie du proche met nécessairement en avant les dimensions tactiles des
réalités appréhendées, réalités que nous aimerions encore plus approcher, ce
qui s’accorde bien sûr au local plutôt qu’au global. Ceci a des conséquences
indirectes. La première est que le Star
System, avec ses productions iconiques et visuellement spectaculaires, est très
peu présent ; s’il l’est, c’est sous une forme assagie ; cette
discrétion était déjà amorcée dans les deux Biennales d’architecture
précédentes, celles de 2014 et de 2016. Avec ce retrait par rapport aux
affirmations spectaculaires, la seconde conséquence est l’attitude implicite et
partagée du « without rhetoric » ;
de ce point de vue, peut-être les Portugais ont-ils qualifié un climat général
en intitulant leur exposition au Palazzo Giustinian Lolin « Public without
Rhetoric » ? Climat général assez serein et presque modeste, où les
architectes, s’ils conservent (jalousement) leur individualité, cherchent Ã
s’accorder plutôt qu’à se confronter et s’opposer : on peut prévoir que
cette seizième Mostra di Architettura suscitera peu de débats ou de polémiques.
Les
architectes auraient-ils retrouvé une confiance commune dans le métier ?
Espérons que cette confiance n’en oublie pas les bouleversements qui nous
entourent.
Comme lors de la plupart des
Biennales précédentes, les pavillons nationaux des Giardini reflètent ou s’éloignent
des intentions des commissaires de la Mostra. Si le Japon avec « Architettura
Etnografia » est au cœur des préoccupations sociétales, comme la Chine qui
visite sa campagne, et l’Italie ses montagnes, d’autres pays proposent une installation
spatiale, chargée de contenu comme l’Allemagne, au contenu ludique comme la
Suisse, libre de tout contenu comme la Grande-Bretagne, ou au contenu
alternatif comme la France : « Construire des édifices ou des
lieux ? ». D’autres semblent vouloir toujours croire
(nostalgiquement ?) en une espèce d’utopie bouleversante de nos modes de
vie sédentaire. Le plus bel exemple en serait donné dans le Pavillon du
Danemark, où certains rêvent d’une hyper mobilité : « Imagines de
pouvoir voyager de l’Italie à la Chine en trois heures. Ou bien traverser
l’Atlantique en une heure. De quelle façon cela influencerait-il notre mode de
vie si, en très peu de temps, nous pouvions voyager et aller où nous
voudrions ? » Mais de qui parle-t-on ?
Cet article de Jacques Lucan, uniquement disponible
sur www.darchitectures.com, a
été écrit en juin 2018 pour la revue L'Architetto, Rome.
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